Tiré du blogue de l’auteur.
Quel marxisme pour aujourd’hui et demain ?
Le regretté Lucien Sève (il est mort l’année dernière), avait décidément de la suite dans les idées. Depuis près de 20 ans il n’a cessé de réfléchir au marxisme tel qu’on doit le comprendre et tel qu’il est soit ignoré, soit méconnu ou incompris, et le projet communiste avec. La dernière partie de son « opus » en quatre tomes, Penser avec Marx aujourd’hui, vient de paraître, à titre posthume du coup, à La Dispute, achevant donc une réflexion dont il nous avait livré d’autres textes bien avant et qui, il faut le savoir tout de suite, ne relève en rien de la « marxologie » mais d’un éclaircissement de la pensée de Marx contre ses déformations spectaculaires illustrées par le stalinisme et son « marxisme » officiel qui en était, à bien des égards, un véritable contre-sens., intériorisé par le mouvement communiste international. Mais tout autant, son souci est de mettre en avant, d’une manière rigoureuse et contre la doxa idéologique dominante et insupportable, la possibilité réelle du communisme dans les conditions de notre époque, lequel communisme constitue bien la visée politique du marxisme mais sans en affecter du tout l’objectivité de ses analyses du capitalisme d’hier et d’aujourd’hui. Il le fait avec sa maîtrise habituelle, sa grande intelligence et son ouverture au « débat conflictuel mais fraternel », comme il dit. Cela rend d’autant plus incompréhensible ou indigne le silence qui est fait depuis longtemps sur ses travaux, y compris chez ceux qui devraient en parler et les discuter (comme Badiou ou Balibar)… pour se mettre à son niveau ! C’est pourquoi j’entends une nouvelle fois lever ce silence, sans, bien entendu, répercuter tout ce qu’il dit.
Ce que je viens de dire éclaire la double démarche du livre. D’abord il s’agit pour lui d’examiner divers auteurs qui soit se réclament de Marx ou du communisme, d’une manière ou d’une autre, soit entendent le « dépasser". C’est la première partie du livre consacrée honnêtement à l’étude des apports de Badiou, de Garo, de Balibar, de Löwy, de Dardot et Laval ou de Friot, entre autres. Il n’est pas question d’en résumer ici les analyses critiques qu’il en fait, même s’il leur reconnaît des qualités. Sauf que deux thèmes forts, à mon sens, guident ces études et qui rejoignent mes convictions, auxquelles d’ailleurs il rend hommage en en parlant pleinement (après sa critique de Badiou). : 1 Le communisme n’a pas grand-chose à voir avec ce qui s’est fait en son nom dans le champ soviétique : ni s’agissant de ses conditions matérielles préalables et indispensables à sa construction à savoir un capitalisme développé, qui n’existait pas en Russie ; ni s’agissant de sa forme politique, à savoir la démocratie et la réduction, à défaut de sa disparition, de l’Etat qui fut omniprésent et totalitaire en URSS. 2 Par contre, il est non seulement objectivement réalisable ou possible mais souhaitable dans nos conditions contemporaines en Occident, mais à condition qu’on lui ajoute une dimension anthropologique de désaliénation de l’homme dans toutes ses dimensions et, fondamentalement, dans sa dimension de vie individuelle, ce qui rejoint une préoccupation qui a été la mienne et que j’ai exprimée fortement dans des livres qu’il n’a pas eu le temps de lire, mais dont il avait eu le temps, malgré tout, de débattre les idées avec moi dans d’autres ouvrages : le capitalisme non seulement exploite économiquement les hommes, mais abîme leurs vies comme la nature dont ils dépendent. Sont en cause, en particulier, la domination de l’argent et du consumérisme sur nos besoins artificiellement créés par ce mode de production, avec cette idée pertinente empruntée à Löwy que « le critère pour distinguer un besoin authentique d’un besoin artificiel, c’est sa persistance après la disparition de la publicité ». C’est dire aussi qu’il est favorable à un « éco- socialisme » dès lors que celui-ci est clairement anti-capitaliste, ce qui n’est pas toujours le cas, les écologistes préférant s’en remettre parfois au seul changement de nos modes de consommation individuels. Or il faut rappeler que « green is red ! », « is » signifiant ici « doit être ».
D’où la deuxième partie ou dimension du livre, plus directement politique, à savoir la question de la stratégie qu’il faut mettre en œuvre pour « dépasser » le capitalisme et les malheurs humains qui lui sont afférents, et où il rejoint les idées de son fils, Jean Sève, exprimées dans un livre écrit en commun, Capitalexit ou catastrophe. D’abord il y a l’affirmation, parfaitement soutenable, que le capitalisme est un système contradictoire : à la fois il accumule les contradictions sociales qui exigent qu’on l’abolisse et il nous en fournit les moyens technico-scientifiques, donc matériels et productifs, pour le faire. Il faut donc, en conséquence, qu’on en fasse une analyse critique sociale et anthropologique, qui consiste à ne pas envisager leur simple développement endogène ou « neutre » pour aller au communisme, mais qu’on en mesure les effets aussi négatifs, en particulier sur le plan écologique, comme je l’ai indiqué, question désormais majeure. Ensuite, comment y parvenir. ? En s’appuyant sur les éléments de « socialisme (ou de « communisme » ?) qui existent déjà dans une société comme la nôtre en particulier (entreprises nationalisées, associations, organisations à la base, syndicats, etc.), qui peuvent anticiper réellement un « possible communisme futur » selon L. et J. Sève. Reste cependant la question de l’organisation politique à même de procéder à cette transition : un parti classique et d’avant-garde, quoique pleinement démocratique mais dirigeant verticalement, en un sens, le processus et assurant une éducation pédagogique des consciences ? Ou une structure sinon totalement horizontale, en tout cas imprégnée d’horizontalité, se contentant d’animer le mouvement populaire ? J’avoue que cette question doit être mise en débat, avec un maximum d’esprit de responsabilité, surtout quand on songe à la manière dont, en face, la bourgeoisie, elle, est terriblement organisée et ne se prive pas de diffuser, plus : d’imposer ses idées !
Cela étant dit, l’autre grand mérite de ce livre (dont je n’ai pu développer les analyses concrètes, d’une grande richesse) est de nous rappeler intellectuellement et moralement (je tiens à ce vocable, que Sève ne récuse pas) ce qui suit : la situation actuelle dans le monde et en France aussi, donc, avec la déferlante libérale qui a suivi la chute du Mur de Berlin, est telle qu’il va falloir tôt ou tard y mettre fin, sauf à s‘exposer à une catastrophe de type civilisationnel, mais aussi écologique menaçant notre survie, tout simplement, si je puis dire. Plus que jamais, il nous faut donc revenir à l’exigence d’une émancipation des êtres humains qui leur permette de se réapproprier leur avoirs, leur savoirs et leurs pouvoirs. C’est la critique de l’aliénation qu’il faut donc remettre en avant contre une vision seulement économique du malheur qui frappe l’humanité et de la solution à lui apporter : Sève, par la précision conceptuelle et linguistique de ses analyses[1], nous le démontre comme il démontre, contre une idéologie dominante d’une rare hypocrisie politique ou d’une rare médiocrité intellectuelle, que le « marxisme » de Marx bien compris et enrichi, voire complété, est là pour nous y aider.
Yvon Quiniou
Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, "Le communisme" ?, Seconde partie, La Dispute.
[1] C’est ainsi qu’il indique bien que le capitalisme ne se contente pas, par ses crises en particulier, de limiter le développement économique des forces productives ou de le menacer, comme s’il était « neutre » et qu’il suffirait donc au communisme de le relancer tel quel. Il lui apporte des entraves de fond en altérant le pouvoir productif des hommes et c’est pourquoi il faudra aussi leur donner une nouvelle orientation qualitative, quitte à renoncer à certains formes de croissance. Et il nous montre bien que, contrairement à une légende tenace, Marx n’était pas un productiviste, textes à l’appui.
Un message, un commentaire ?