Les propos d’Elisabeth Badinter ont suscité de vives réactions ces derniers jours. Que ce soit dans la presse, parmi les personnalités politiques, ou au sein de l’Observatoire de la laïcité, ils ont mis en évidence le caractère ultra-sensible de la notion de laïcité en général, et la menace particulière que l’Islam ferait peser sur elle.
De l’extrême droite à la gauche radicale, sur l’ensemble de l’échiquier politique, cette question est saisie comme le principal problème public. Un consensus qui nous semble opérer comme un cache-misère, éludant la question sociale. Alors que la gauche enchaine les défaites électorales et semble incapable d’incarner une alternative crédible au dogme néo-libéral, la propagation dans ses rangs d’un impératif de défense d’une laïcité prétendument en danger, constitue probablement l’un des principaux obstacles à sa reconstruction.
Plus d’un an après les attentats contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo et l’épicerie cacher du 17° arrondissement de Paris, l’antienne de la laïcité face au retour des religions se rejoue sans cesse dans les médias comme chez les responsables politiques. Quelques jours seulement après les attentats de janvier 2015, Manuel Valls, dans un discours devant l’Assemblée nationale, affirme que “la réponse (...) de notre société doit être forte, sans hésitations : la République et ses valeurs. (...) Les valeurs ce sont en premier lieu la laïcité qui est gage d’unité et de tolérance. (...) La laïcité ! La laïcité ! La laïcité, parce que c’est le cœur de la République”. Exit donc les conséquences des interventions militaires françaises au Moyen-Orient, c’est une guerre de valeurs qui oppose l’intégrisme religieux à la laïcité et quiconque voudrait pointer d’autres dimensions excuserait le comportement des meurtriers.
Deux positions antagonistes qui diviseraient les “Charlie”, parés de la vertu laïque, intrinsèquement rattachée aux autres valeurs républicaines, et les autres, soupçonnés d’emprunter la pente glissante menant au Jihad. La même interprétation manichéenne des attentats du 13 novembre à Paris a prévalu, au point qu’elle apparait désormais comme la grille de lecture privilégiée, fondée sur un postulat : à l’instar du terrorisme, la visibilité religieuse constituerait une entrave aux principes républicains. Les prises de position caricaturales et parfois indignes dans le débat public se multiplient : en témoignent notamment les sifflets de Mohammed Sifaoui adressés à Latifa Ibn Ziaten, la mère d’une des victimes de Mohammed Merah, dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale, du fait qu’elle portait un voile.
Terrorisme, prières de rues, port du voile (reliés par exemple ici)… tout cela relèverait d’un même phénomène à combattre sous le drapeau de la laïcité. Si les attentats perpétrés durant l’année 2015 ont sans aucun doute accéléré cette polarisation, la thématique de la laïcité en danger face au retour du religieux (en particulier de l’Islam) doit être replacée dans un processus plus long qui a conduit à ce qu’une vision particulière de la laïcité particulièrement restrictive devienne largement partagée, à droite comme à gauche.
Retour sur la construction du problème de laïcité : une conception restrictive qui tend à s’imposer
Depuis une dizaine d’années, la très forte médiatisation de faits divers ciblant des pratiques attribuées à l’islamisme radical s’est conjuguée avec une succession de prises de position politiques trouvant, pour partie, un écho dans la législation. La question du port du voile islamique est, par exemple, présente dans les débats dès les années 1980, mais c’est la loi de 2004 (dite “loi Chatel”) qui marque un véritable tournant. En effet, alors que le Conseil d’État a jugé en 1989 que le port de signes religieux à l’école ne pouvait être interdit s’il ne s’accompagnait pas de prosélytisme, la loi Chatel entérine son interdiction dans les lieux d’enseignement primaire et secondaire. Cela marque un changement dans l’acception d’une laïcité qui prévalait jusqu’alors et qui se fondait sur deux impératifs : neutralité des agents de l’État et lutte contre le prosélytisme - celui-ci étant directement relié à la liberté de conscience.
En revanche, interdire purement et simplement les signes religieux témoigne d’un glissement, dans la mesure où la neutralité religieuse n’est plus seulement imposée aux services de l’État, mais à ses usagers et donc, par extension, à la société dans son ensemble (comme on peut le lire ici). Citons également la loi du 11 octobre 2010 à propos de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public qui s’est d’abord présentée comme un outil visant à interdire le port de la burqa pour les femmes musulmanes. Ce vernis républicain apposé à la volonté de régir l’expression du culte musulman (concernant en outre une infime partie de croyants)met en lumière l’opposition construite entre laïcité et visibilité de l’Islam, la seconde mettant supposément en péril la première. C’est bien cette évolution du principe de laïcité qui structure actuellement le débat. Elle s’opère par un processus qui, progressivement, vient étendre la dimension coercitive de la laïcité.
Mais l’on pouvait alors penser que ces lois, et l’esprit qui les a présidé, étaient la conséquence de la droite au pouvoir. Il n’en est rien. En témoigne la première proposition de loi des sénateurs socialistes, devenus majoritaires en 2012, portant sur l’extension de la neutralité religieuse au service public de la petite enfance, même assuré par des structures privées. La proposition intervient au coeur de l’affaire “Baby Loup”, très médiatisée, découlant du licenciement pour faute grave d’une éducatrice de jeunes enfants de la crèche du même nom, au motif de son refus de retirer son voile (nous y reviendrons).
Si la proposition de loi n’a finalement pas abouti, elle est régulièrement remise à l’étude au Parlement, par des partis se réclamant de la gauche, le Parti Radical de Gauche en première ligne (nouvelle proposition déposée en mars 2015). Le combat mené dans l’arène juridique et parlementaire constitue en réalité le symptôme d’un changement plus vaste dans le débat public, et en particulier au sein de la gauche.
D’une laïcité protectrice des pratiques religieuses à l’imposition d’une neutralité dans l’espace social
Les déclarations d’Elisabeth Badinter mentionnées ci-dessus, en plus d’être en elles-mêmes parfaitement révélatrices du glissement opéré par des “intellectuels” emblématiques de la gauche (lire ici), ont été à l’origine d’une polémique conduisant à la remise en cause de l’existence de l’Observatoire de la laïcité, créé en 2013 sous la présidence de Jean-Louis Bianco, et chargé de veiller au respect et à la promotion du principe de laïcité. Alors que la création de cet organisme symbolisait déjà le caractère supposément problématique de celle-ci, les récents évènements apparaissent encore plus significatifs des errements actuels de la gauche sur la question. À l’instar de l’affaire “Baby-loup”, il se produit à travers cette nouvelle polémique une inversion des représentations de l’agresseur et de la victime (1). Autrement dit, il ne s’agit plus de défendre la liberté de pratiquer une religion, mais de réduire au silence l’expression de ces pratiques dans la société.
Alors que la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) avait d’abord jugé discriminatoire le licenciement de l’éducatrice de jeunes enfants, l’affaire Baby Loup avait gagné le débat public - mobilisant déjà Mme Badinter au secours du “vivre ensemble en péril” - et après deux passages devant la Cour de Cassation, la crèche avait obtenu gain de cause. De 2010 à 2014, l’appréciation des juges passait ainsi d’une liberté garantie pour les salariés de manifester leurs convictions religieuses, à la validation du licenciement au vu des spécificités de l’activité de la crèche. Aujourd’hui, l’Observatoire de la laïcité et son président sont taxés de complaisance à l’égard de pratiques présumées anti-républicaines, suite aux propos tenus par E. Badinter.
En effet, après la réaction du rapporteur général de l’Observatoire, Nicolas Cadène, regrettant que ces derniers alimentent davantage le flou qui obscurcit la notion de laïcité, de vives critiques se font entendre à gauche. Patrick Kessel, président du Comité laïcité républicaine (CLR), la sénatrice Françoise Laborde (PRG) et le député Jean Glavany (PS), tous trois membres de l’Observatoire, rédigent dans la foulée un communiqué teinté de mépris intitulé “Un petit monsieur qui s’attaque à une grande dame”, qualifiant sa réaction de “dérisoire, risible et inacceptable”. Ils décident par ailleurs de suspendre leur participation aux travaux de l’Observatoire, tant que son président Jean-Louis Bianco ne présente pas ses excuses, ou n’est pas désavoué.
Quelques jours plus tard, une pétition, initiée par une élue PRG et par le journaliste Mohamed Sifaoui (qui s’était déjà distingué quelques semaines plus tôt en s’en prenant à Latifa Ibn Ziaten, la mère d’une victime de Mohamed Merah, car elle portait un voile), exige la démission pure et simple du président Jean-Louis Bianco. Le Premier ministre lui-même a également apporté son concours en disqualifiant l’action de l’Observatoire et en soutenant fermement la position défendue par Elisabeth Badinter. On comprend au final que nier l’islamophobie serait aujourd’hui devenu un gage de ferveur laïque.
Il devient d’ailleurs compliqué d’émettre la moindre critique à l’égard de tels propos, quand bien même il en va de la raison d’être de l’Observatoire qui, au même titre que pour toute religion, veille à garantir la libre pratique de l’Islam. Bien évidemment, derrière cette polémique se joue plus fondamentalement la lutte pour la conception légitime de la laïcité : preuve en est que certains opposants à l’Observatoire profitent de sa remise en cause pour faire valoir la nécessité de légiférer à nouveau et d’étendre l’interdiction du port de signes religieux à l’Université (l’Observatoire ayant rendu un avis contraire à la fin de l’année 2015).
Rappelons-le, Elisabeth Badinter se présente notamment comme une philosophe du féminisme. À cet égard, certaines de ses prises de position sont paradoxales. Alors qu’elle se prononce en faveur de la gestation pour autrui et contre l’interdiction de la prostitution, estimant les femmes libres de faire leurs propres choix, il semble en aller tout autrement pour le port du voile. Il y aurait d’un coté des femmes asservies par la religion et de l’autre, des femmes capables de s’extraire de la logique du capitalisme et des pressions économiques. Une position qui trahit, selon nous, la fuite en avant d’une partie significative de la gauche qui, devant son incapacité à mener la lutte sociale, s’en remet à une cause identitaire dans laquelle le religieux fait nécessairement figure de force conservatrice.
Et la lutte sociale ? Vers un nouveau reniement des classes populaires
Le choix du critère religieux
À rebours des discours prétextant un combat anti-communautariste, il nous semble que cette mise en problème de la laïcité renforce le déplacement des luttes politiques vers des questions identitaires.
Dans un registre légèrement différent, l’initiative lyonnaise baptisée le Poing Commun, rassemblant des jeunes militant.e.s dans divers partis et associations de gauche, a fait de la laïcité le point cardinal des trois principes fondamentaux de la République, liberté, égalité, fraternité, et donc de leur combat (voir ici). Citons par exemple le message “Merci Marianne” brandi pendant la fête des Lumières, un pied-de-nez au “Merci Marie” qui s’illumine chaque année à cette période, au sommet de la colline de Fourvière.
Une façon de protester contre ce qu’ils considèrent comme une “ostensible annonce anti-laïque qui limite la réappropriation par la population de cette fête” désormais incontournable. Il est vrai que depuis quelques années, elle attire plusieurs millions de visiteurs du monde entier et est devenue un véritable outil de marketing territorial capable de faire rayonner l’agglomération lyonnaise à l’international. En résumé, que cette célébration ait été progressivement captée par de grands groupes privés pour en faire un produit destiné à vendre l’agglomération (on s’en délecte ici), passe encore, mais qu’on fasse mention de sa dimension historico-religieuse, et là le Poing commun sévit...
Si l’association ne peut être accusée de pointer davantage les manquements à la laïcité d’un culte sur un autre, elle incarne la volonté d’unir toutes les composantes de la gauche (du Parti de Gauche et du PRG, en passant par des membres du PS) autour de cette valeur, considérée comme le premier problème à résoudre. Elle participe de ce fait, bien qu’à une échelle plus modeste, à alimenter la vision dominante d’une laïcité toujours plus en danger face au retour du religieux.
L’urgence d’un rassemblement, au-delà des oppositions sur les questions économiques et sociales, a une nouvelle fois été justifiée dans une tribune publiée dans Marianne (voir ici), signée par des responsables politiques du Parti de Gauche, en invoquant les attentats de novembre dernier. Un lien pour le moins hasardeux avec le principe de laïcité. Point névralgique de leur analyse, elle constituerait la principale cible des terroristes, et par là même la priorité à défendre. Partant de la thèse d’une attaque contre les valeurs républicaines, elle-même revendiquée par Daesh et accréditée par l’État français, c’est plus certainement le religieux et sa visibilité qui sont mis en cause. Là encore, le raccourci opéré occulte l’ensemble des autres facteurs expliquant le phénomène, tel que la politique étrangère ou encore le parcours social des individus, pour le réduire à un problème religieux. C’est bien la relégation de la dimension sociale qui découle de cette lecture qui constitue à notre sens l’erreur majeure de la gauche.
On retrouve pour partie, les mêmes clivages qui divisaient la gauche française il y a maintenant plus d’un siècle. La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État marquait la victoire d’une conception libérale de la laïcité, portée par Jean Jaurès et Aristide Briand face aux tenants d’une conception maximaliste portée par Émile Combe. Déjà, Jaurès voyait dans la persistance des revendications visant à étendre le principe de laïcité dans l’espace public (la proposition d’interdiction du port de la soutane sur la voie publique par exemple) un obstacle au projet socialiste : “Il est temps que ce grand, mais obsédant problème des rapports de l’Église et de l’État soit enfin résolu pour que la démocratie puisse se donner tout entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige” (2).
On ne peut s’empêcher dès lors le parallèle avec la résurgence actuelle du débat. Face à la problématique montante du port du voile en 2003, le journaliste Alain Gresh nous rappelait ainsi cet épisode de notre histoire : “Au début du XXe siècle, la République devait ouvrir de colossaux chantiers, de l’instauration de l’impôt sur le revenu aux retraites ouvrières ; Jaurès avait compris que, pour surmonter ces défis, il fallait apaiser les querelles religieuses. Un siècle plus tard, la France est confrontée à d’immenses angoisses nées d’un néolibéralisme qui sape les fondements du pacte républicain. Sont-ce quelques dizaines de filles portant un foulard dans les établissements scolaires qui menacent ce pacte ? Ou les inégalités, les discriminations, les ghettos, le chômage, toutes ces friches exclues des « réformes » ? Face à ces diversions, il est bon de rappeler que Jaurès avait raison : la République française doit être laïque et sociale. Elle restera laïque parce qu’elle aura su rester sociale…”. Une hiérarchisation des luttes qui replace le système républicain, non pas comme une fin en soi, mais comme le moyen de permettre le progrès social, selon un projet profondément égalitariste.
Comment interpréter dès lors la résurgence de la laïcité comme problème politique majeur ? La séparation de l’Église et de l’État était un passage obligé du combat républicain dans la mesure où l’Église représentait alors un pouvoir politique influent auprès des plus hautes sphères de l’État. Depuis des siècles, elle constituait l’un des deux ordres privilégiés de l’Ancien régime, opposé à l’émancipation politique du reste de la population. Cette position a-t-elle quelque chose à voir avec l’Islam en France aujourd’hui, au point de mettre en danger le principe de laïcité ? À croire que les représentants de la gauche ont tourné le dos à toute lecture du monde social en termes de rapports de domination. Ce sont là pourtant les principaux apports des sciences sociales. Se sont-ils tous rangés du côté de Philippe Val et de ses saillies antisociologiques, pour ainsi mettre sur un même niveau la lutte contre une institution cléricale omniprésente dans les instances du pouvoir, et celle qui consiste à réprimer les manifestations d’appartenance à l’Islam ?
L’islamophobie comme reproduction des rapports de domination
À bien des égards, l’effervescence du débat public sur la laïcité et de l’activité législative visant l’interdiction des vêtements affiliés à l’islam, fait figure de véritable “outil d’encadrement des comportements des musulmans dans l’espace public” (3). Cette analyse met en lumière le renforcement des procédés de contrôle et de normalisation sur une catégorie de la population déjà largement dominée. Une entreprise éminemment politique dans laquelle la gauche, malheureusement, s’engage avec vigueur.
A contrario, prendre en considération la question de la domination, c’est comprendre, autrement que par une volonté d’hégémonie, la revendication accrue de l’appartenance à l’Islam. Plusieurs travaux ont montré que cette revendication constitue une ressource symbolique utilisée par des individus pour faire face aux pouvoirs publics -souvent réticents à l’égard de l’Islam- et avec lesquels ils entrent en conflit (4). À travers cet exemple, on voit que l’on ne peut déconnecter l’affirmation religieuse de son contexte politique et social, ici celui d’une exclusion croissante des classes populaires, parmi lesquelles les musulman.e.s sont surreprésenté.e.s.. Surtout, on peut mesurer les effets désastreux des lois et discours cherchant à défendre une vision étriquée de la laïcité sur ceux qui se revendiquent de l’Islam, renforçant ce processus d’exclusion et sapant in fine les fondements du vivre-ensemble.
L’ignorance ou l’aveuglement face aux effets de domination se retrouve dans la véritable répugnance de nombre de personnalités de gauche à utiliser ou même reconnaître la notion d’islamophobie : les propos d’E. Badinter en sont une illustration parmi beaucoup d’autres. Considérée comme un fait social complexe, cette forme de racisme est analysée par Marwan Mohamed et Abdallali Hajjat, “comme altérisation, essentialisation, infériorisation, rejet de l’autre en fonction de son lien réel ou présumé à la religion musulmane” (5). C’est précisément ce phénomène qui est aujourd’hui en pleine expansion, au gré d’une banalisation de cet a priori négatif à l’égard des musulmans dans toutes les couches de la société, conséquence d’un travail politique permanent des élites françaises.
Si l’on peut distinguer différentes phases de la construction du problème musulman, une première étape post-guerre d’Algérie intervient pendant les grèves ouvrières dans le secteur automobile au début des années 80. Alors que les ouvriers immigrés s’impliquent fortement dans le mouvement syndical, “la question musulmane fait irruption dans le débat public [et] le conflit religieux se substitue à la lutte des classes” (6). En effet, les références et le vocabulaire religieux utilisés par les leaders syndicalistes maghrébins à des fins mobilisatrices - à coup de “nous gagnerons la grève avec l’aide de Dieu !” - sont rapidement instrumentalisés par le patronat. Au lendemain d’une actualité marquée par la révolution iranienne, celui-ci ne manque pas de se faire relayer par le politique et les médias pour orchestrer une focalisation des débats sur l’islam et le risque de voir émerger des groupes intégristes.
Marwan Mohammed s’est d’ailleurs confronté au responsable du Parti de Gauche, Éric Coquerel autour de cette notion d’islamophobie (le débat est rapporté ici). Si ce dernier reconnait volontiers une montée des discriminations spécifiques envers la religion musulmane, ses lieux de cultes et ses pratiquants, il se refuse à utiliser le terme, au motif qu’il empêcherait toute critique de l’islam. Il reprend ainsi la thèse d’une filiation avec le régime des mollahs iraniens, véhiculée notamment par les journalistes Caroline Fourest et Fiammetta Venner. Pourtant, comme certains chercheurs l’ont montré, il n’existe d’une part aucun réel équivalent au terme en arabe ou en persan. D’autre part, son usage apparait, dès le début du XX° siècle, aux marges de l’administration coloniale française pour dénoncer son hostilité à la religion musulmane.
Le déni d’islamophobie dont font preuve, certes à des degrés différents, de nombreuses personnalités de gauche, contraste avec le battage médiatique autour de la laïcité. Tous deux se conjuguent pour reproduire les rapports de domination. La conception dévoyée de la laïcité contribue au contraire à justifier une “panique morale” et à renforcer “l’autorité discrétionnaire de certains sur d’autres” (7), à l’origine même du développement d’actes islamophobes.
Se refusant aujourd’hui à intégrer l’islamophobie en tant que problème public, et même comme une notion pertinente, les responsables politiques de la gauche ajoutent à l’erreur historique une erreur politique majeure. En effet, alors que le PS au pouvoir s’acharne dans une politique économique néolibérale, s’éloignant toujours plus de l’électorat populaire, voilà que même la gauche dite “alternative” semble fermer les yeux sur la stigmatisation d’une partie de ces citoyens déjà dominés. En d’autres termes, la laïcité, dans sa conception étriquée, creuse davantage encore le fossé entre la gauche et une partie des catégories populaires.
Concluons sur les travaux de Jean Baubérot qui, dans son livre Les sept laïcités françaises (8), nous montre à quel point ce terme recouvre des conceptions concurrentes, et que la “laïcité à la française”, en tant que vérité immuable, est par conséquent un leurre. La prise en compte de l’islamophobie comme problème politique n’est donc pas incompatible avec “la” laïcité, mais avec une acception particulière de celle-ci, défendue par une grande partie des élites actuelles à droite, mais aussi à gauche. La recomposition de cette dernière ne pourra se faire sans revenir à une conception plus conforme à l’esprit qui animait Aristide Briand et Jean Jaurès, au moment de voter la loi de 1905. Plus qu’un simple retour aux fondamentaux, c’est une condition nécessaire pour enfin apporter une réponse adaptée aux problèmes croissants d’exclusion dont sont victimes certaines catégories de la population.
Si en effet, comme l’a dit Manuell Valls, “la gauche peut mourir”, ce sera de ne pas avoir su renouer les liens qui doivent l’unir aux classes populaires, aujourd’hui disséminées entre résignation abstentionniste et tentation de l’extrême-droite. Une condition nécessaire donc, mais pas suffisante : encore faut-il changer radicalement de cap sur le plan économique, et remettre en mouvement les forces progressistes. Mais pour ce faire, et en ces temps de disette militante, le combat de la gauche doit pouvoir inclure toutes les personnes qui ont pour priorité la lutte contre les inégalités économiques et sociales ; la gauche doit enfin se souvenir qu’elle a, dans son histoire, pu compter dans ses rangs des forces émancipatrices sous la bannière de la religion.
“De même qu’il n’avaient nullement conscience de la tension croissante entre l’État et la société, les juifs furent les derniers à se rendre compte que les circonstances les avaient placés au centre du conflit. C’est pourquoi ils ne surent jamais donner son vrai sens à l’antisémitisme ou, plus exactement, ne sentirent jamais le moment où la discrimination sociale se transforma en argument politique. Depuis plus de cent ans, l’antisémitisme s’était lentement et progressivement infiltré dans presque tous les pays d’Europe, jusqu’au jour où il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité dans l’opinion” (9). Et c’est comme ça que Marine Le Pen, forte d’avoir rassemblé une société entière dressée contre l’islam, prit le pouvoir en France...
Notes
1- Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L’affaire Baby Loup ou La nouvelle laïcité, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, Lextenso éd., 2014.
2- http://blog.mondediplo.net/2012-04-04-Oui-a-Briand-et-a-Jaures-non-a-Gueant-et-a-Valls, consulté le 31/01/2016
3- Valérie Amiraux, « Visibilité, transparence et commérage : de quelques conditions de possibilité de l’islamophobie... et de la citoyenneté », Sociologie, 5 mars 2014, Vol. 5, no 1, pp. 81‑95.
4- Nathalie Kakpo, L’islam, un recours pour les jeunes, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2007.
5- Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris, La Découverte, 2013.
6- Ibid. p. 106
7- Valérie Amiraux. op. cit. p. 88.
8- Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises : le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2015.
9- Nous nous permettons d’emprunter l’épigraphe à Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat tiré de Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, traduit par Micheline Pouteau, Paris, Seuil, coll. « Les origines du totalitarisme », n˚ 1, 1998. p. 56.