Édition du 17 décembre 2024

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Québec

Projet de loi 59 : reculer pour avancer ?

Cet automne, le gouvernement Legault proposera l’adoption du projet de loi 59 visant à moderniser le régime de santé et de sécurité du travail du Québec. Malheureusement, de graves reculs accompagnent cette réforme dont on attendait davantage.

L’auteur est conseiller syndical à la recherche et à la main-d’œuvre à la Centrale des syndicats démocratiques (CSD).

Tiré de la section Actualités du nouveau site web de la revue Relations no 814.

Vivement critiqué, le projet de loi 59 mobilise depuis l’hiver dernier le mouvement syndical, qui manifestait à nouveau le 26 août devant l’Assemblée nationale du Québec. Par ce projet de loi, le ministre de l’Emploi, du Travail et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, prétend entre autres réaliser de grandes avancées en matière de prévention. Le projet de loi 59 propose notamment d’élargir les mécanismes de prévention – tels que le programme de prévention que l’employeur doit mettre en place et faire appliquer, le comité paritaire de santé et de sécurité, etc. – à la quasi totalité des milieux de travail. Force est d’admettre que cet élargissement est devenu nécessaire, devant l’augmentation considérable du nombre d’accidents de travail constatée ces dernières années1. Mais on cherche à le faire en affaiblissant substantiellement les outils en place et en renforçant l’autorité de l’employeur.

Rappelons avant tout que la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), adoptée en 1979, et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), adoptée en 1985, sont les deux clés de voûte du régime. La première vise la prévention en offrant un ensemble de droits et de mécanismes pour éliminer à la source les dangers présents dans les milieux de travail. La seconde assure qu’un travailleur ou une travailleuse victime d’une lésion professionnelle puisse recevoir une indemnisation et des services de réadaptation, sans égard à la responsabilité de quiconque (principe du « no fault »).

Concrètement, toutes les personnes salariées sont actuellement protégées par des droits individuels reconnus dans la LSST, comme le droit de refus face à un danger ou le retrait préventif pour la travailleuse enceinte ou celle qui allaite. Mais seulement 25 % de la main-d’œuvre québécoise est couverte par au moins un mécanisme de prévention (un programme de santé spécifique à un établissement, par exemple), et seulement 7 % bénéficie de tous les mécanismes existants[1]. Dans pareil contexte, la promesse-phare du projet de loi 59 consistant à étendre les mécanismes de prévention à la quasi totalité des milieux de travail n’a donc rien de bien novateur ou généreux ; elle vise simplement un rattrapage urgent, alors que le Québec fait piètre figure en la matière par rapport aux autres provinces.

La prévention deviendra t-elle une affaire de boss ?

La réforme proposée prévoit entre autres que l’employeur ait moins de comptes à rendre en matière de prévention, et ce, même si c’est là le principal moyen de s’assurer qu’il respecte ses responsabilités en la matière. Il deviendra aussi possible pour lui d’imposer unilatéralement des mécanismes de prévention couvrant plusieurs établissements, sans le consentement des personnes salariées concernées.

Les mécanismes qui écopent le plus sont ceux qui prévoient la participation des travailleurs et des travailleuses. La LSST est pourtant fondée sur le paritarisme, soit la participation égale des travailleurs et des employeurs à la prévention. Or, le projet de loi 59 vient reconfigurer cet équilibre, au net avantage de l’employeur qui voit son autorité renforcée.

Actuellement, la fréquence des rencontres, la composition du comité de santé et de sécurité d’un établissement ainsi que le nombre d’heures libérées du représentant à la prévention sont déterminées par règlement en fonction de la taille de l’établissement. Le projet de loi 59 propose d’abolir ces règlements et laisse à l’employeur la « liberté » de négocier avec le personnel le fonctionnement du comité et du travail de son représentant. Une telle proposition est inconcevable, l’objectif même de la LSST étant de mettre la prévention à l’abri des tensions liées aux rapports collectifs de travail. Cela ne peut conduire qu’à des dynamiques déplorables où la sécurité sera mise dans la balance de la négociation avec d’autres avantages ou gains salariaux. Et cela n’aidera en rien les milieux de travail non syndiqués – où les vues de l’employeur s’imposent de facto – qui ont besoin de pouvoir s’inspirer d’un modèle participatif exemplaire pour faire avancer leurs droits.

Judiciarisation et économies de bouts de chandelle

À l’instar du régime de prévention, le régime d’indemnisation en santé et sécurité au travail du Québec requiert aussi un sérieux coup de barre. Le projet de loi 59 propose pourtant tout le contraire.

Un des éléments les plus consternants se trouve dans la « mise à jour » de la liste des maladies professionnelles reconnues. Bien que la Commission des normes, de l’équité salariale et de la santé et sécurité au travail (CNESST) dispose du pouvoir règlementaire pour la faire évoluer, cette liste n’a en fait jamais été actualisée, la partie patronale présente au sein de son conseil d’administration ayant toujours bloqué toute tentative d’amélioration.

Le projet de loi 59 prévoit certes l’ajout de quelques nouvelles maladies à la liste, notamment le syndrome de stress post-traumatique, les cancers professionnels dont sont victimes les pompiers ou encore la maladie de Lyme. C’est bien, mais c’est trop peu, sachant que le Comité scientifique chargé de faire évoluer cette liste, que le projet de loi 59 instaure, ne pourra exercer qu’un pouvoir de recommandation auprès de la CNESST. Tout nouvel ajout risquera donc d’être bloqué, encore et toujours, par la partie patronale.

Le très haut niveau de judiciarisation du régime d’indemnisation actuel est un autre enjeu majeur. Pour résumer, étant donné que les cotisations payées par les employeurs financent les indemnisations et varient en fonction du bilan lésionnel (une telle disposition est censée encourager l’employeur à réaliser davantage de prévention), les employeurs ont tendance à contester à outrance les demandes d’indemnisation faites par les travailleurs et les travailleuses. Ils essaient ainsi de réduire l’impact de celles-ci sur leurs cotisations[2]. Il aurait pourtant été possible de résoudre ce problème en simplifiant le régime, notamment en abolissant la révision administrative et le Bureau d’évaluation médicale, afin que les contestations soient déférées au Tribunal administratif du travail. Cela permettrait de mettre fin au « tribunal médical » actuel, qui est d’une complexité extrême et où les employeurs peuvent contester l’avis professionnel du médecin traitant du travailleur ou de la travailleuse. Le projet de loi 59, malheureusement, laisse « la machine » intacte. Les personnes accidentées du travail auront donc toujours l’impression de devoir se battre contre une bureaucratie complexe et déconnectée de leur réalité pour accéder à des indemnisations auxquelles elles ont droit.

À cela s’ajoutent une série de reculs dont on s’explique mal la pertinence. Parmi les plus inquiétants, soulignons les restrictions à l’admissibilité des cas de surdité professionnelle (il faudra une atteinte symétrique aux deux oreilles pour être admissible, ce qui est absurde et dénué de tout fondement scientifique) et la limitation des dépenses admissibles pour les équipements de réadaptation, notamment les prothèses auditives. Notons aussi la perte, pour les travailleurs de 55 à 59 ans, du droit à l’indemnité de remplacement de revenus lorsqu’ils sont atteints de manière permanente par une maladie professionnelle les empêchant d’exercer leur emploi. S’ajoute à cela le fait que la CNESST pourra désormais imposer unilatéralement des mesures de réadaptation avant la consolidation d’une lésion, sauf si ces mesures ont un impact sur la santé du travailleur ou de la travailleuse, ce qui est préoccupant.

En plus d’accorder d’importants pouvoirs à la CNESST, tous ces changements feront en sorte que moins d’indemnisations seront versées aux travailleurs et aux travailleuses – une économie de 98,8 à 137,3 millions de dollars, selon nos calculs[3]. Cette somme est dérisoire quand on considère que près de 1,3 milliard de dollars en indemnisations sont versés chaque année, que la santé financière du fonds est excellente et que les cotisations des employeurs ont rarement été aussi basses. Ce seront les personnes accidentées du travail qui feront les frais de cette réforme, alors qu’elles devront faire face à un régime plus hostile, moins généreux et tout aussi complexe qu’avant.

Notes

[1] De 2011 à 2020, les accidents du travail ont augmenté d’environ 9,1 %, tous secteurs confondus (sources : calculs réalisés à partir des rapports annuels de la CNESST de 2015 à 2020).

[2] Une des raisons expliquant cette situation est que les gouvernements successifs ont toujours refusé de voir les mécanismes contraignants de la LSST empiéter sur leur manière de gérer les relations de travail avec les fonctionnaires, notamment en santé et en éducation.

[3] Voir Mathieu Charbonneau et Guillaume Hébert, « La judiciarisation du régime d’indemnisation des lésions professionnelles au Québec », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, 5 mars 2020.

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