3 septembre 2020 | tiré du mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/030920/pourquoi-le-regime-russe-empoisonne-alexei-navalny?page_article=1
Angela Merkel, sa ministre de la défense, son ministre des affaires étrangères, son porte-parole, des communiqués et des déclarations publiques… Le gouvernement allemand n’a pas ménagé ses efforts, mercredi 2 septembre, pour exiger de la Russie des « explications et une enquête transparente et approfondie » sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny. Après des analyses effectuées dans un laboratoire militaire, il n’y a désormais « plus aucun doute » sur le fait que l’opposant russe a été empoisonné par un agent innervant « de la famille du Novitchok ». Cette arme militaire chimique, issue des programmes d’armement secrets soviétiques, est de surcroît interdite par les traités internationaux.
Soigné depuis le 22 août à l’hôpital Charité de Berlin, Alexeï Navalny, 44 ans, demeure en soins intensifs et sous respirateur, a précisé mercredi la direction de l’établissement dans un communiqué. « Son état de santé reste grave. […] Les conséquences à long terme de ce grave empoisonnement ne peuvent toujours pas être exclues. »
« Alexeï Navalny a bien été victime d’un crime. On a voulu le réduire au silence. Cela soulève de très graves questions auxquelles seule la Russie peut et doit répondre », a insisté la chancelière allemande.
Mais Angela Merkel, relayée par plusieurs dirigeants européens et américains, n’aura sans doute pas plus de succès que Theresa May en 2018. La première ministre britannique avait, elle aussi, exigé enquête et explications après l’empoisonnement au Novitchok de Sergueï Skripal et de sa fille. « Du grand n’importe quoi », lui avait rétorqué Vladimir Poutine, qualifiant au passage d’« ordure » l’ancien espion russe passé à l’ouest. L’enquête menée à Londres avait permis d’identifier deux membres du renseignement militaire russe, la GRU, comme étant les auteurs du crime.
Tout en se disant « prêt à collaborer », le Kremlin, par la voix du porte-parole du président, Dmitri Peskov, a rappelé mercredi que « avant que l’homme malade [le régime russe refuse de prononcer le nom de Navalny – ndlr] ne soit transféré à Berlin, tous les tests réalisés dans notre pays n’ont pas détecté de substance empoisonnante ».
Alexeï Navalny devrait donc s’ajouter à la très longue liste des crimes restés sans commanditaires identifiés mais conçus et ordonnés au sein des cercles du pouvoir. Une bonne dizaine d’empoisonnements ont frappé parlementaires, hommes d’affaires, journalistes et opposants ces vingt dernières années. À cela s’ajoutent au moins deux dizaines d’assassinats par armes à feu. Les plus spectaculaires ont été celui d’Anna Politkovskaïa en 2006 et de Boris Nemtsov en 2015.
« En 2020, empoisonner Navalny avec du Novitchok revient exactement à laisser un autographe sur les lieux », a tweeté Leonid Volkov, un proche de Navalny, en terminant son message par une photo de la signature de Vladimir Poutine. D’autres amis ou collaborateurs de l’opposant soulignent qu’un tel poison hautement militarisé « ne se trouve pas en pharmacie », que les laboratoires secrets de l’armée russe sont bien gardés et qu’une telle arme ne peut être utilisée que par des spécialistes sérieusement formés.
Le régime russe fait donc une nouvelle fois connaître sa toute-puissance et son impunité en recourant au crime. C’est qu’Alexeï Navalny avait pris, ces dernières années, une place particulière dans le paysage politique russe. Il n’était certes pas en mesure de faire tomber Vladimir Poutine et avait été interdit de candidature lors de l’élection présidentielle de 2018. Mais il est la dernière figure de l’opposition dont la voix était entendue (sur Internet et les réseaux sociaux puisqu’il est interdit dans la quasi-totalité des médias) dans l’ensemble du pays.
« Bien qu’il soit officiellement exclu du système politique, Navalny est de longue date un élément important de la politique russe. Ses enquêtes minutieuses sur la corruption de personnalités influent sur la configuration interne du pouvoir. Il dicte parfois l’ordre du jour et, à bien des égards, ses équipes et ses exhortations déterminent le cours du mouvement de protestation russe moderne », écrit l’analyste Tatiana Stanovaya, qui dirige le site R.Politik.
C’est qu’en vingt années de règne Vladimir Poutine a décimé les oppositions. Les lois successives sur les associations, les constitutions de partis, les candidatures aux élections ont permis d’éliminer ou d’empêcher d’émerger tout mouvement politique qui n’aurait pas l’agrément du Kremlin. Les menaces, affaires judiciaires montées et assassinats ont fait le reste. La plupart des opposants encore vivants sont aujourd’hui en exil, à l’image du champion d’échecs Garry Kasparov ou de l’homme d’affaires Mikhaïl Khodorkovski.
Alexeï Navalny a choisi de rester à Moscou, avec son épouse et ses deux enfants. Les avalanches de procès, les peines de prison, les assignations à résidence, les amendes, les dossiers montés contre ses proches (l’affaire Yves Rocher a valu trois ans de prison à son frère) et ses collaborateurs, les menaces physiques ne l’ont pas dissuadé.
Bon orateur, charismatique, sur-actif, l’homme a été décrit comme ambitieux, autoritaire. Mais des années d’activisme ont modifié ses engagements. En 2003, le jeune avocat rejoint le parti Iabloko, une formation démocrate et libérale influente durant les années 1990 et quasiment disparue aujourd’hui. Il en est exclu en 2007, tant pour des batailles de pouvoir internes que pour des positions jugées nationalistes et violentes.
Navalny, un nationaliste grand-russe autoritaire ? Il a participé, dans les années 2000, à la Marche russe, un défilé agrégeant tous les mouvements ultras et nationalistes. Il s’en prend, lors de discours publics, aux immigrés, aux Caucasiens, soutient la guerre déclenchée par Moscou en Géorgie en 2008 et se présente comme le défenseur des intérêts du « peuple russe ».
Ces engagements le poursuivront durant des années. En 2011 et 2012, quand il s’impose comme la grande figure des mois de manifestations contre le trucage des élections, plusieurs personnalités de l’opposition libérale et démocrate prennent leurs distances. Cela ne dure qu’un temps. Navalny trouve le slogan qui, encore aujourd’hui, s’impose dans les manifestations. Le parti présidentiel Russie unie et Poutine ? C’est le parti des escrocs et des voleurs ». La formule est criée dans toutes les manifestations.
Un système démonté pièce par pièce
Car plutôt que de batailler sur un programme politique, Navalny engage deux combats de front : le premier contre la corruption ; le second pour des élections libres et non truquées. Au tout début des années 2000, le jeune juriste fut un éphémère conseiller d’un gouverneur : de ce poste, il découvrit les marchés truqués et les achats de décision.
Quelques années plus tard, l’avocat se fait remarquer en achetant des actions de plusieurs grands groupes russes. Il s’invite ainsi aux assemblées des actionnaires, obtient des accès aux bilans et comptes qu’il épluche. Et révèle sur un blog, puis un site appelé Rospil (abréviation signifiant « le pillage de la Russie ») l’ampleur de l’évasion fiscale, des détournements et des malversations financières.
En 2010, il documente l’un des plus grands scandales de l’industrie pétrolière : le détournement de plus de 2,5 milliards d’euros par les dirigeants de Transneft à l’occasion de la construction d’un pipeline reliant la Sibérie au Pacifique. C’est ensuite la banque publique VTB, puis la compagnie Aeroflot. Détournements, cascade de sociétés offshore, évasion fiscale, enrichissement phénoménal des dirigeants : chaque fois, le scénario est le même qui raconte le pillage des ressources et de la richesse nationale.
Le kompromat est certes une vieille tradition : des documents surgissent, parfois falsifiés, pour salir et écarter telle ou telle personnalité, ce fut une pratique courante sous la présidence de Boris Eltsine. Ce n’est pas ce que font Navalny et la petite équipe de spécialistes qui le rejoint : il s’agit de produire cette fois des enquêtes solidement documentées qui racontent la corruption massive au plus haut niveau et les coulisses mafieuses et criminelles du pouvoir.
Écarté par la loi et les condamnations à répétition de la politique « classique » depuis 2013 et sa candidature à la mairie de Moscou, Alexeï Navalny passe à l’étape supérieure et crée le Fonds de lutte contre la corruption. Accompagné d’enquêteurs, de juristes, de financiers, de spécialistes de banques de données, d’activistes des réseaux sociaux, Navalny produit des enquêtes d’une qualité jamais vue en Russie et qui se révèlent d’une efficacité redoutable.
Interrogé par l’OCCRP, une association de médias européens contre la corruption, le journaliste russe Roman Anin le reconnaît volontiers : « Navalny a créé le média d’investigation probablement le plus efficace du pays. Le nombre d’histoires qu’ils publient, la façon créative dont ils trouvent les histoires et les livrent à leur public, est quelque chose dont nous devrions tirer des leçons », dit-il.
L’exemple le plus ravageur concerne Dmitri Medvedev, ancien président et premier ministre, doublure de toujours de Vladimir Poutine. En 2017, Navalny et les siens révèlent dans un long film documentaire son incroyable enrichissement par la constitution d’un immense empire immobilier via des hommes de paille, des fondations de charité et des paradis fiscaux. Le point de départ de l’enquête ? La facture d’une paire de baskets Nike, associée à une photo rendue publique sur les réseaux sociaux… La voici ci-dessous, sous-titrée en français :
Он вам не Димон © Алексей Навальный
Pédagogie, rythme, humour, documents : les vidéos du Fonds de lutte contre la corruption totalisent plus de 100 millions de vues sur YouTube (36 millions pour la seule vidéo sur Medvedev). Alexeï Navalny raconte, mais il fait aussi la pédagogie politique de ces scandales : c’est le pillage du pays, la justice mise aux ordres du pouvoir, les votes truqués, les entreprises bloquées par la corruption, les jeunes ne pouvant progresser ou construire leur vie sans passe-droits, les citoyens dépossédés, l’innovation empêchée, la pauvreté organisée. La chaîne YouTube de Navalny compte 4,4 millions d’abonnés.
Il n’y a pas seulement Medvedev. Il y a aussi Vladimir Poutine et ses innombrables palais et lieux de villégiature. Il y a Iouri Tchaïka, procureur général de Russie et la fortune amassée avec ses fils. Il y a Dmitri Peskov, éternel porte-parole, sa richesse et les frasques de son fils qui abreuve les réseaux sociaux de ses voitures de luxe, de ses chevaux, de ses fêtes et voyages sans pour autant avoir un quelconque travail (voir ci-dessous, vidéo sous-titrée en anglais)
Il y aussi le riche homme d’affaires surnommé « le cuisinier de Poutine », Evgueni Prigojine. Fortune faite dans la restauration scolaire et les fournitures à l’armée, l’homme s’est mis au service du Kremlin en créant l’Internet Research Agency, connue sous l’appellation « usine à trolls du Kremlin » puis une société militaire privée, Wagner, dont les mercenaires sont largement présents en Ukraine, en Syrie et en Afrique (lire ici cette note de la Fondation pour la recherche stratégique sur Wagner en Afrique).
Pièce par pièce est ainsi démonté le système Poutine. Depuis dix ans, cette accumulation de documents, d’enquêtes, de coups de projecteur sur un régime qui organise sa survie par le secret et l’opacité constitue un danger grandissant pour le Kremlin.
Alexeï Navalny n’était évidemment pas une menace électorale dans un système d’élections parfaitement sous le contrôle du pouvoir. Son choix depuis 2018 d’appeler à voter pour n’importe quel candidat en position de battre celui du pouvoir n’a eu, jusqu’à aujourd’hui, qu’un impact limité.
Mais il est le dernier opposant d’envergure qui donne aux citoyens russes, à la jeunesse et aux classes moyennes en particulier, de sérieux arguments pour se mobiliser, manifester, voire se révolter. Or c’est ce que redoute depuis toujours Vladimir Poutine : un embrasement, à l’image de ce qui s’est passé en Ukraine hier, en Biélorussie aujourd’hui, à Khabarovsk, région de l’Extrême-Orient russe, durant tout l’été. Il fallait donc qu’un commanditaire obscur décide de faire taire Alexeï Navalny.
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