Tiré d’Orient XXI.
Le décès de Jina (Mahsa) Amini, jeune femme kurde de 22 ans, le 16 septembre 2022 dans les locaux de la police des mœurs à Téhéran a déclenché dans tout l’Iran des mouvements de protestation. Après avoir exprimé le refus des contraintes que font peser les mollahs sur la société iranienne et, singulièrement, sur les femmes, ces mouvements se sont transformés en une remise en cause du régime. Nous avons demandé à Asso Hassan Zadeh, ancien vice-secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), figure toujours active de ce parti, de nous exposer son point de vue sur la situation et, singulièrement sur le positionnement des Kurdes dans ce conflit, entre le pouvoir des ayatollahs et les peuples d’Iran.
Jean Michel Morel. — Comment appréciez-vous l’éventuelle suppression de la police des mœurs ? Est-ce une tentative pour le régime de fractionner le mouvement entre ceux qui pourraient se contenter de cette mesure et ceux pour qui l’objectif est la fin du pouvoir islamique ?
Asso Hassan Zadeh — La suppression de la police des mœurs n’a jamais été en tant que telle une demande des manifestants. Il est vrai que la mort de Jina (Mahsa) Amini sous les coups de la « police de moralité » à Téhéran et, plus généralement, la situation des femmes ont constitué l’élément déclencheur du mouvement. Mais ni au début ni surtout maintenant, l’enjeu principal n’a été uniquement les restrictions imposées aux femmes. Si l’on considère l’ampleur du mouvement, la diversité de sa base sociale et la virulence des slogans et des demandes exprimées, il s’agit là du combat de la population tout entière pour l’ensemble de ses droits humains et de ses libertés fondamentales. Ce qui après quasiment 44 ans de despotisme d’un régime répressif et corrompu ne peut passer que par la fin de celui-ci.
Pour autant, l’annonce d’une telle mesure est en soi une petite victoire pour le mouvement, car c’est la première fois que le pouvoir se dit prêt à reculer sur un point qui, symboliquement et idéologiquement, lui est cher. Mais cela ne changera rien à la détermination des peuples d’Iran, d’autant que des déclarations contradictoires ont été entendues de la part de responsables du régime quant à la portée réelle de cette même mesure. Les gens ne croient plus à ce genre de tactique, surtout que, dans le même temps, la répression s’intensifie.
J. M. M.— L’appel à une grève générale — qui s’est conclue mercredi 7 décembre 2022 par la Journée nationale des étudiants — témoigne-t-elle d’un changement important dans le rapport de force entre le régime et le mouvement de protestation ? Est-on en train de passer d’une révolte aux prémices d’une révolution ?
A. H. Z. — Oui, tout à fait. Cette grève qui a eu lieu dans plus de cinquante villes en est la parfaite illustration. Il y a encore une dizaine de jours et malgré l’unité qui s’est déjà formée, un appel à la grève générale en Iran en solidarité avec le Kurdistan n’a pas reçu l’écho que nous espérions. Mais cette-fois ci, la grève générale a été un succès. Pour la première fois, on a vu des manifestants s’emparer de la place de la Liberté (Maydan-e-Azadi) à Téhéran, lieu hautement symbolique des changements révolutionnaires. Les Iraniens continuent d’exprimer leur volonté de toutes les manières possibles. Il peut y avoir des hauts et des bas, le mouvement peut encore souffrir de certaines limites, en particulier le manque d’une plate-forme politique alternative qui, à l’intérieur de l’Iran comme dans l’opposition à l’étranger, pourrait rassembler l’ensemble des forces favorables au changement. Mais une chose est sûre : le mouvement continuera. Cela étant, le pouvoir théocratique n’a pas encore sorti tous les serpents de sa manche et il a toujours les moyens d’une répression encore plus sévère.
J. M. M.— Dans ce contexte, quel poids ont les prises de position critiques de certains clercs du régime comme Ali Larijani, l’ancien président du parlement, le réformiste Assadollah Bayat-Zanjani ou l’ayatollah Javad Alavi-Boroujerdi rejoint plus récemment par des enfants de la nomenclature comme Fahezi Hashemi, la fille de Rafsandjani, ou Fariden Moradkhani, la nièce d’Ali Khamenei ?
A. H. Z. — Du point de vue des Iraniens épris de liberté et de changement, ces déclarations ne changeront rien. Tout au long du règne de ce régime, on a déjà vu et entendu des déclarations ou des manœuvres de ce type de la part de responsables (tous camps confondus). Ce qui a fait croire à d’aucuns, notamment dans les chancelleries occidentales, que le régime pourrait entendre la voix du peuple et se réformer. Rien de tel ne s’est jamais produit. Néanmoins de telles déclarations illustrent que les divergences internes au régime s’accentuent et qu’à terme, elles pourraient conduire à des défections plus importantes. C’est évidemment une bonne chose, car cela permettrait de raccourcir d’autant le chemin qui mène au changement et d’en réduire le coût en vies humaines.
J. M. M.— Le Kurdistan iranien (avec le Sistan et Baloutchistan) a fait l’objet d’une répression particulièrement violente de la part des Gardiens de la révolution islamique. Cette région, dont le développement a été délaissé par le pouvoir, s’est soulevée à plusieurs reprises, exigeant son autonomie. Pouvez-vous définir les grands principes et les contours de celle-ci ? L’opportunité est-elle venue de remettre en avant cette revendication ?
A. H. Z. — Depuis la création du PDKI, au sortir de la première guerre mondiale, et la fondation par lui de la République à Mahabad, les principaux partis politiques kurdes, tout en considérant le Kurdistan iranien comme partie intégrante d’une seule et même nation kurde avec le droit de disposer d’elle-même, ont souhaité parvenir à une solution politique dans le cadre d’un Iran démocratique. Que la formule soit l’autonomie (comme ils le demandaient par le passé) ou le fédéralisme (comme ils le demandent aujourd’hui), l’essence de leurs revendications politiques reste identique : les Kurdes d’Iran, tout en participant à la gestion démocratique de l’ensemble du pays doivent pouvoir se gouverner eux-mêmes, en respectant les droits des minorités vivant sur leur territoire historique.
Le mouvement actuel est parti du Kurdistan. Les Kurdes d’Iran sont l’avant-garde du mouvement, inspirant par leurs objectifs (démocratie, égalité hommes-femmes, laïcité) et leur niveau d’organisation l’ensemble des Iraniens (même si la vision de la majorité de l’opposition iranienne quant à l’avenir de l’Iran est encore très loin de la nôtre). Mais l’heure n’est ni aux divisions ni aux polémiques. Notre priorité est de sauvegarder et d’approfondir l’unité sans précédent de l’ensemble des Iraniens. Mais l’unité ne signifie pas la suppression de la diversité. Nous ne voulons plus d’une énième tentative de construction d’une identité « nationale » iranienne au détriment de l’identité distincte des différentes composantes de la société (où aucun groupe ethnique n’est majoritaire). Le pluralisme démocratique doit passer par la reconnaissance du pluralisme ethnico-culturel. Donc, effectivement, tout en s’inscrivant dans le mouvement général pour le changement, les Kurdes veulent utiliser cette occasion pour réaffirmer leur demande identitaire. Lors des manifestations et des funérailles de ses martyres, la population kurde ne réitère pas seulement son rejet du régime, mais met aussi en avant ses particularités et sa quête historique de liberté. Son cri pour la démocratie en Iran est d’abord un cri d’émancipation du peuple kurde. Et souvent, ce cri se formule de manière encore plus radicale que le discours politique des partis politiques kurdes puisqu’il est question d’en terminer avec l’occupation et le colonialisme.
J. M. M.— Comment des partis kurdes comme le PDKI et le Komala (récemment unifiés) dont les cadres et bon nombre de militants sont réfugiés au Kurdistan irakien peuvent-ils contribuer à la lutte contre les mollahs ? Malgré leur interdiction, ont-ils des adhérents en Iran ?
A. H. Z. — Afin de briser l’unité des Iraniens et de détourner l’attention de l’opinion publique, dans les dernières semaines, les Gardiens de la révolution islamique ont lancé plusieurs séries d’attaques avec des missiles et des drones sur des bases des partis politiques kurdes iraniens au Kurdistan irakien. Les pasdaran (1) envisagent même de faire des incursions militaires au Kurdistan irakien. Pourtant, les partis kurdes iraniens n’ont pas envoyé de peshmergas (2) à l’intérieur de l’Iran, ni fourni d’armes aux manifestants. Le fait que ceux-ci se fassent tuer sans pouvoir se défendre démontre bien que ces accusations ne sont pas fondées. La priorité des partis kurdes iraniens est de permettre au mouvement de protestation de la population kurde de continuer tout en étant coordonné avec celle de tout l’Iran. Les attaques contre les bases des partis kurdes iraniens au Kurdistan irakien confirment leur ancrage et leur capacité de mobilisation au sein de la population. Bien qu’interdits en Iran, ces partis ont des centaines de milliers de membres et de sympathisants à l’intérieur du pays. À chaque fois que le Centre de coopération des partis politiques du Kurdistan d’Iran (3) a demandé à la population d’observer une grève générale ; l’appel a été massivement suivi par la population.
J. M. M.— Il semblerait que de jeunes Kurdes iraniens prennent le chemin du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) pour rejoindre les maquis du PDKI. Ce parti les encourage-t-il bien que des camps comme ceux de Jejnikan et Zarguiz ainsi que la ville de Koysinjaq (Koya, en kurde) aient fait l’objet d’intenses et meurtriers bombardements par l’aviation iranienne ? De plus, ne craignez-vous pas un retournement de situation de la part des autorités du GRK — ou du moins de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dont les liens avec l’Iran sont avérés — qui mettrait en grande difficulté les partis kurdes qui y sont exilés ?
A. H. Z. — Le droit, voire le devoir élémentaire d’un mouvement d’opposition est de sensibiliser la population — notamment les jeunes générations — à sa cause et de les mobiliser par des moyens légitimes autour de son projet politique. Pour les jeunes Kurdes iraniens, traverser la frontière pour rejoindre les partis politiques kurdes iraniens basés au Kurdistan d’Irak est un phénomène spontané qui n’est pas nouveau. Il est vrai le régime iranien a redoublé d’efforts auprès des autorités irakiennes, à Bagdad comme à Erbil et à Souleymanieh pour limiter encore plus la marge de manœuvre des partis kurdes iraniens. Pourtant, depuis deux décennies et demie, l’opposition kurde iranienne s’est abstenue de conduire, depuis le territoire kurde irakien, une quelconque activité militaire contre le régime iranien et elle a toujours veillé à ne pas fournir de prétexte à celui-ci pour compromettre la souveraineté irakienne et la stabilité du GRK. Au fond, ce que redoute le régime iranien, ce n’est pas en premier lieu le potentiel armé de l’opposition kurde, mais tout simplement sa parole politique. Or, avec les moyens de communication d’aujourd’hui, ils ne parviendront jamais à la faire taire.
J. M. M.— On a évoqué un renforcement de la présence militaire iranienne le long de la frontière irano-kurde irakienne.
A. H. Z. — Le régime iranien est effectivement susceptible de déclencher une opération militaire au Kurdistan irakien à l’encontre des partis kurdes. Si cela se produisait, logiquement les peshmergas du GRK devraient défendre leur territoire contre toute agression extérieure. Mais ce que les autorités kurdes irakiennes pourraient et devraient d’abord faire, c’est utiliser des moyens politiques et diplomatiques afin d’empêcher le régime iranien de commettre l’irréparable. Quant aux partis kurdes iraniens, je ne suis pas en position de prédire ni de révéler leur réaction en cas d’attaque terrestre contre leurs bases au Kurdistan irakien. Tout ce que je peux dire, c’est que la position de principe du PDKI qui consiste à ne pas reprendre la lutte armée et d’aider le mouvement populaire à l’intérieur de l’Iran reste toujours valable.
J. M. M.— Le mouvement commencé au cri de « Femme, Vie, Liberté » (Jin, Jiyan, Azadï en kurde) a rapidement débouché sur une remise en cause du régime, mais n’a pas de leader, pas de programme alternatif. Le PDKI envisage-t-il de proposer une plateforme programmatique qui participerait d’un processus de sortie politique du mouvement ?
A. H. Z. — Le temps où les peuples avaient besoin d’un leader charismatique pour mener à terme leur marche révolutionnaire est révolu. C’est d’ailleurs mieux ainsi quand on connaît l’usage qu’ont fait beaucoup de leaders charismatiques de notre région de leur capital politique prérévolutionnaire. En revanche, nous avons besoin d’un minimum de cadre politique et d’une feuille de route afin d’orienter toutes les forces du changement vers une issue commune. Mais les partis politiques kurdes d’Iran ne cautionneront pas un changement politique qui ne prendrait pas en compte l’existence, la vision et l’intérêt des nationalités opprimées, en particulier les Kurdes.
J. M. M.— Que pensez-vous de la réaction internationale envers la situation en Iran ?
A. H. Z. — L’ingérence du régime iranien dans les autres pays et ses manœuvres déstabilisatrices dans la région et ailleurs ont toujours été perçues par ce régime comme un moyen d’assurer sa propre survie. Durant des décennies, la communauté internationale, notamment l’Occident, a ramené son appréhension de l’Iran aux seules questions sécuritaires, notamment le dossier nucléaire, sans prendre en compte ce qui se passe à l’intérieur du pays et ce que veut la population iranienne. Aujourd’hui, on assiste à un élan de solidarité internationale jamais constaté auparavant. C’est la preuve que la République islamique pose problème à l’ensemble du monde et que les valeurs pour lesquelles Iraniennes et Iraniens se battent sont celles-là même qui comptent pour l’avenir de tous.
Cette solidarité internationale, jusqu’à maintenant, est le fait de la société civile ou des parlements. Les gouvernements étrangers, notamment en Europe et aux États-Unis, ont commencé à prendre des mesures concrètes contre le régime. Mais, tant sous l’angle des valeurs que de l’intérêt à long terme de ces pays, nous attendons bien plus de leurs gouvernements (notamment de celui de la France) pour isoler le régime et pour soutenir les peuples d’Iran. Au-delà des sanctions qui n’ont jamais fait tomber aucune dictature, il y a toute une panoplie de mesures à la disposition des États comme isoler complètement le régime des mollahs sur le plan diplomatique et commencer à traiter directement avec les vrais représentants des Iraniens, notamment les forces laïques et démocratiques, dont les partis kurdes. Pourquoi est-ce que pour l’Afghanistan des talibans ou la Syrie de Bachar Al-Assad la rupture des relations et l’acceptation des forces de l’opposition comme interlocuteurs ont été possibles, et que dans le cas de l’Iran cela ne le serait pas ? L’adoption de telles mesures n’est pas plus risquée que de permettre au statu quo de continuer.
Les partis kurdes iraniens
– Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) créé en 1945 – Komala, organisation révolutionnaire des ouvriers du Kurdistan d’Iran, fondé en 1969 Le PDKI et le Komala ont tous deux connu des scissions aux début et milieu des années 2000. Depuis quelques mois, les factions respectives de chacun de ces deux partis se sont réunifiées : Komala ; organisation kurde du Parti communiste d’Iran, créé en 1983 ; Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), fondé en 2004, proche du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) turc ; Parti de la Liberté du Kurdistan (PAK), créé en 2003 ; Khabat (Organisation de la lutte du peuple du Kurdistan), fondé en 1981, parti islamique modéré proche des Moudjahidines du peuple.
Notes
1- Abréviation pour Corps des Gardiens de la Révolution.
2- Littéralement « ceux qui affrontent la mort », les combattants des forces armées du Kurdistan irakien.
3- Structure de coordination et d’action commune de l’opposition kurde en Iran. Créé en 2017, il était composé à l’origine de cinq partis membres : les deux ailes du PDKI et du Komala ainsi que le Khabat. Celui-ci ayant quitté le Centre et avec les réunifications intervenues cette année, il ne compte plus que le PDKI et le Komala. Des discussions sont en cours pour l’élargir.
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