« On n’a jamais réfuté ce qui est vra{}i », Socrate dans Platon. Gorgias (473b).
Ménon s’ouvre directement sur un triple questionnement : « Peux-tu me dire, Socrate, si la vertu s’enseigne ? Ou si elle ne s’enseigne pas s’acquiert par l’exercice ? Et si elle ne s’acquiert point par l’exercice ni ne s’apprend, advint-elle aux hommes par nature ou d’une autre façon ? » (70a)[1]. On aura compris que cet ouvrage est consacré en entier à la définition de la vertu, c’est-à-dire ce à quoi elle correspond précisément, si elle s’enseigne ou si elle est innée (c’est-à-dire présente chez le foetus). La vertu dont il est question dans le présent livre est celle qui est observable chez certains hommes d’État ou (et) stratèges militaires. Il s’agit donc plus spécifiquement de l’excellence humaine en politique et non de la vertu dans tous les domaines. Dans ce dialogue, qui nous met en présence de quatre personnages (Ménon, Socrate, Anytos et un jeune esclave de Ménon), nous découvrons étonnamment un Socrate qui connaît un certain nombre de choses et qui n’est pas impitoyable face aux sophistes. Platon présente sa théorie de la réminiscence (apprendre c’est se remémorer à travers le célèbre exemple de la duplication du carré) et c’est dans ce livre qu’est exposé le fameux paradoxe de Ménon (comment chercher ce qu’on ne connaît pas). Il est aussi question des opinions vraies en lien avec les faveurs divines. Grosso modo, le dialogue se divise en cinq grandes parties : premièrement, qu’est-ce que la vertu ? Peut-elle s’enseigner ? Ou la recherche infructueuse d’une définition (70a-80d) ; deuxièmement, l’argument éristique[2] de Ménon et la réponse de Socrate au sujet de la réminiscence (80d-86c) ; troisièmement, la vertu est-elle connaissance ? (86c-89e) ; quatrièmement, existe-t-il des maîtres de la vertu et comment est-il possible de l’acquérir ? (89e-96d) ; et cinquièmement, la vertu est une opinion vraie et de là s’ajoute quelques arguments sur la différence entre l’opinion vraie et la connaissance (96d-100c).
1. Qu’est-ce que la vertu ? Peut-elle s’enseigner ? Ou la recherche infructueuse d’une définition (70a-80d)
Incapable de définir ce à quoi correspond la vertu et précisant qu’il n’a jamais croisé quelqu’un qui fut en mesure de le faire, Socrate affirme qu’il est inapte à dire si elle peut s’enseigner. Il demande à Ménon, qui a déjà entendu les leçons du maître Gorgias, comment ce dernier définissait la vertu. Ménon énumère trois définitions qui sont sans valeur aux yeux de Socrate : tout d’abord, la vertu d’un homme politique correspond à la bonne gestion des affaires de la Cité et celle d’une femme à bien gouverner sa maison ; mais il y a également une vertu spécifique à chaque âge et à chaque condition. Socrate se rebiffe et précise sa recherche du caractère commun à chacune de ces vertus spécifiques (71e-73c). Alors, Ménon avance ensuite une deuxième définition : la capacité de commander. À nouveau, Socrate voit dans cette tentative un aspect particulier de la vertu qui ne concerne pas tout le monde, tel que les enfants et les esclaves qui eux aussi, quand ils sont placés sous le commandement de l’autorité parentale ou du maître, peuvent être vertueux. Pour Socrate, la capacité de gouverner pour être conforme à la vertu doit être exercée avec justice (73c-75b), et être juste revient, comme exposé dans le Gorgias, à mener sa vie de manière à ne point perdre de vue l’atteinte du bien. Finalement, une troisième et dernière définition est avancée par Ménon : aimer les belles choses et être puissant. Comment approuver une telle définition ? Socrate enchaîne de manière à démonter qu’à partir du moment où tout le monde aime les belles choses, il devient alors impossible de distinguer les êtres vertueux des autres. Pour ce qui est du pouvoir, il le serait dans la mesure où il est juste, mais la justice n’est qu’une partie de la vertu (77b-80d). À ce stade-ci du dialogue, nous nous retrouvons toujours devant une définition incomplète de la vertu. Ménon accuse donc Socrate de se comporter comme une « raie torpille » (80a) et de l’avoir ensorcelé : « Des milliers de fois pourtant, j’ai fait bon nombre de discours au sujet de la vertu, même devant beaucoup de gens, et je m’en suis parfaitement bien tiré, du moins c’est l’impression que j’avais. Or voilà que maintenant je suis absolument incapable de dire ce qu’est la vertu » (80a), reconnaît-il. La question se pose toujours : quelle est la juste définition de la vertu ? Ce qui fait ce qu’elle est ?
2.0 L’argument « éristique » (80e) de Ménon et la réponse de Socrate au sujet de la réminiscence (80d-86c)
Comment, avance à nouveau Ménon, est-il possible de chercher une chose dont on ignore la nature réelle puisqu’on ignore ce qu’on doit chercher ? (80d-81a). C’est ici que Socrate arrive avec une composante fondamentale du bricolage théorique aux assises fragiles et idéalistes de Platon : la réminiscence (81a-82b). L’âme serait immortelle et elle aurait acquis antérieurement la connaissance de toutes choses[3] ; la connaissance sommeille provisoirement dans l’âme humaine et remonte à la surface comme un vieux souvenir enfoui. Découvrir une vérité n’est rien d’autre que de dévoiler une connaissance qui résulte du processus de la réminiscence. Nous le savons, les sophistes ont toujours nié la possibilité de la connaissance et du savoir scientifique. Pour eux, seul prime le point de vue relatif aux gens. Pour contrer cette perspective sophistique, Socrate va reprendre à son compte un élément des enseignements des orphiques et des pythagoriciens : l’immortalité de l’âme.
L’âme est réputée, en raison de son expérience acquise antérieurement, tout connaître, tout savoir même. Apprendre dès lors n’est rien d’autre que se ressouvenir. Ménon invite Socrate à prouver sur-le-champ le bien-fondé de son point de vue. C’est ici qu’intervient la célèbre démonstration du dédoublement du carré effectué par le jeune esclave de Ménon. Socrate dessine un carré en demandant à l’esclave comment est-il possible de doubler la surface ? L’échange est mené avec beaucoup de doigté et à son terme, l’esclave semble avoir trouvé par lui-même[4] la réponse au problème. La preuve est donc faite, selon Socrate, que le savoir n’est rien d’autre qu’une opinion vraie qui sommeille en toute personne et qu’une fois réveillée par l’interrogation, cette opinion se permute en connaissance scientifique. Cette démonstration soulève évidemment une réflexion sur l’origine de la vertu et la possibilité de la transmettre.
3.0 La vertu est-elle connaissance ? (86c-89e)
Socrate propose à Ménon de poursuivre sur la voie de la définition de la vertu. Mais ce dernier préfère essayer de trouver plutôt une réponse à la question de son enseignement ; un tel enseignement de la vertu est-il vraiment possible ? À la manière des géomètres, le philosophe élabore une hypothèse (86e) en vue de résoudre cette énigme, car si la vertu est une science, elle peut faire l’objet d’un enseignement, tandis que dans le cas contraire, elle ne saurait être enseignée. De plus, si la vertu s’enseigne, elle ne s’acquiert point par nature (89a-b) ; mais si elle s’enseigne, il doit par conséquent exister des maîtres pour l’enseigner. Il n’y a que la vertu pour élever une personne à la bonté et la rendre utile. Par contre, les choses utiles sont parfois nuisibles, selon l’usage qui en est fait ; usage qui peut être raisonnable ou non. Pour l’heure, on ne lui trouve ni maître ni disciple.
4.0 Existe-t-il des maîtres de la vertu et comment est-il possible de l’acquérir ? (89e-96d)
C’est alors qu’entre en scène l’homme politique expérimenté qu’est Anytos. Socrate lui demande à qui Ménon doit s’adresser pour suivre des leçons de la vertu ? Auprès de quel sophiste pour être plus précis ? Anytos a les sophistes en horreur, bien qu’il admette qu’il n’en connaisse aucun (89e-92e). Cette prise de position dogmatique à l’endroit des sophistes rebute Socrate. En effet, quelqu’un qui ose raisonner, même s’il s’éloigne de la vérité en certaines circonstances, mérite néanmoins une attention. Pourquoi ? Parce qu’il ne faut point rejeter absolument ce que d’autres disent, pour ainsi débattre et trouver la meilleure explication. Pour revenir sur les propos d’Anytos, celui-ci prétend alors que Ménon n’a qu’à s’adresser aux devanciers des personnes vertueuses pour recevoir leur enseignement. Socrate nomme ici Thémistocle, Aristide, Périclès et Thucydide, des stratèges ou (et) des hommes d’État vertueux qui n’ont pourtant pas su transmettre, dans certains cas, leur excellence en politique à leurs propres enfants (93a-96d). Ainsi, il ne suffit pas d’être perçu comme vertueux ou vertueuse pour savoir l’enseigner.
5.0 La vertu est une opinion vraie et différence entre l’opinion vraie et la connaissance (96d-100c)
Partant du principe qu’il existe des personnes vertueuses en Thessalie, ces personnes ont développé cette qualité d’action, soit grâce à un enseignement de la vertu obtenu auprès des sophistes, soit grâce à l’opinion vraie qui produit le même effet que la connaissance issue de la science. C’est donc l’opinion vraie, inspirée par les dieux, qui produit les grands hommes de la Cité. La vertu a donc pour source une faveur divine et, par conséquent, elle peut s’enseigner. Il en est de même quand la vertu est une connaissance, dans ce dernier cas elle doit pouvoir s’enseigner à l’ensemble des membres de la Cité. La participation à la vie politique de la cité se trouve chargée de pouvoir améliorer ou de rendre meilleurs les citoyens (98c-100c). Platon voit dans la justice une composante de la vertu qui rend possible l’articulation de l’excellence de l’âme à la possibilité d’une meilleure vie commune dans la cité.
Voilà un point qui distance Platon de son maître Socrate ; à l’intérieur du Ménon, il dépasse le connais-toi toi-même pour extrapoler sur « la » raison ou « la » source première et responsable de la vertu. Comme mentionné, l’inspiration des dieux fournit la réponse axiomatique à une interrogation possible de résumer comme suit : si la vertu ne vient pas des hommes, d’où provient-elle ? Autrement dit, si elle n’est pas de notre monde, de quel autre monde proviendrait-elle ? Certes, Platon évolue dans une Grèce où les croyances collectives s’articulent autour d’une mythologie qui permet d’ailleurs d’apporter des justifications aux vicissitudes de l’existence, compte tenu des interventions divines directes sur terre. Par la force des choses, le monde divin englobe le monde terrestre et lui fait voir le bien et le mal, la vertu et le vice. Car, le bien et le mal d’hier se perpétuent aujourd’hui et se poursuivront demain ; il s’agit d’une vérité inexorable.
Pour conclure
Même si la vertu, dans sa portée universelle, n’est pas définie outre mesure, nous savons qu’elle n’est pas un don de la nature. Elle coïncide, en politique, avec l’opinion vraie et elle peut par conséquent être enseignée auprès des jeunes gens qui aspirent à devenir de meilleures personnes, « à la condition que la vertu soit la raison » (98d)[5]. Les dirigeants qui agissent vertueusement sont habités par une très mystérieuse faveur divine. Disons-le, ce dialogue de Platon est d’inspiration mystico-idéaliste. De plus, il n’hésite pas à se créer les conditions requises de démonstration pour arriver au résultat qu’il veut obtenir, et ce, à tout prix ; Platon doit recourir à des mystifications pour aboutir aux conclusions qui lui conviennent, car il fait face à ses propres limites de compréhension. La réminiscence et la faveur divine sont des choses indémontrables qui proviennent des prêtres et des prêtresses (81a) ainsi que de certains dieux, d’où le caractère mystico-idéaliste de sa démonstration. Il s’agit davantage d’une explication aux assises fragiles, un échafaudage qui puise allègrement dans l’irrationalité et l’inconscient. Dans Ménon, Socrate n’est pas l’ignare qu’il prétend être[6]. Il est porteur de certaines connaissances en géométrie, une connaissance purement et authentiquement abstraite. Il connaît la solution à la duplication du carré. Cette soudaine gnose, présente ou existante chez Socrate, nous semble en parfaite contradiction avec son ignorance autopostulée et constamment répétée dans plusieurs écrits de Platon. De là s’expose peut-être un Socrate double : celui authentique, ayant vécu durant l’Antiquité et étant un philosophe reconnu, puis celui de Platon, c’est-à-dire le personnage incarnant le Socrate connu et héros de ses écrits.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
18 septembre 2022
9h30
yvan_perrier@hotmail.com
Références
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Platon. 1967. Ménon. Traduction et notes par E. Chambry. Paris : GF Garnier-Flammarion, p. 313-375.
Platon. 1993. Ménon. Traduction et présentation par Monique Canto-Sperber. Paris : GF Flammarion, 350 p.
Platon. 2020. « Ménon ou Sur la Vertu ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1051-1089.
[1] Dans une autre version du Ménon, l’ouvrage s’ouvre sur un simple questionnement : « Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée ou si ne pouvant l’être, elle s’acquiert par la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni de la pratique ni de l’enseignement, mais vient aux hommes naturellement ou de quelque autre façon ? » (Platon, 1967, p. 325). Traduttore, traditore.
[2] Discussion vaine ou stérile. Ménon soutient dans cette partie qu’il sera impossible à Socrate de chercher ce dont il ne sait pas.
[3] « (L)’âme ayant tout appris […] » (81d).
[4] Par « lui-même » ou aidé par le Socrate de Platon ?
[5] Il s’agit d’un point de vue attaquable, tout dépendant de la manière de concevoir l’être humain : est-il foncièrement bon par nature ou plutôt mauvais ? Selon Arthur Schopenhauer (2009[1818]. Le monde comme volonté et représentation, I. Paris : Gallimard, 1 134 p.), la vertu est innée et ne peut être acquise ; ce qui semble être enseigné sont les conséquences du mal en termes de souffrances subies ou à faire subir, et ce dans le but d’engager une prise de conscience permettant un apprentissage destiné à les réduire, tout en croyant atteindre ainsi la vertu.
[6] À ce sujet Socrate affirme même ceci : « Mais que l’opinion droite et la connaissance soient différentes l’une de l’autre, cela je ne crois aucunement que ce soit une conjecture. Au contraire, s’il y a une autre chose que je prétendrais savoir, et il y a peu de choses dont je le dirais, ce serait bien l’unique chose que je mettrais au nombre de celles que je sais. » (98b).
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