Les élections
Le 4 octobre 2015 ont eu lieu des élections nationales au Portugal. La victoire obtenue par la coalition de droite, qui a gouverné au Portugal durant les quatre années précédentes en imposant des mesures d’austérité particulièrement brutales, a été présenté par de nombreux journalistes dominants comme légitimant ces politiques. Pourtant, le score total de la droite a chuté et celui de la gauche radicale a augmenté, le Bloc de gauche obtenant le meilleur résultat de son histoire. Cette issue inattendue pose de nouvelles questions pour la gauche, en particulier concernant sa capacité à se battre sérieusement pour le pouvoir d’État, et exige une analyse nouvelle des recompositions de la politique portugaise.
Le triomphe de la coalition de droite « En avant le Portugal » (Portugal a Frente) n’avait pas été anticipé jusqu’aux dernières semaines précédant les élections, lorsqu’elle est finalement parvenue à dépasser l’opposition de centre-gauche représentée par le Parti socialiste dans les sondages. Cette coalition est composée du Parti social-démocrate (PSD) et du Parti populaire (PP) qui constituent, malgré leurs noms, les deux principaux partis de droite au Portugal. Bien que Portugal a Frente ne soit pas parvenue à obtenir la majorité absolue et que le vote total pour la droite ait chuté à 36,9%, la plupart des gens comprennent mal comment un gouvernement impopulaire ayant imposé des politiques impopulaires pourrait se maintenir au pouvoir.
À moins de joindre notre voix à celle du Ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, célébrant le triomphe des politiques d’austérité, il importe de proposer une analyse robuste des raisons pour lesquelles Portugal a Frente est arrivé à emporter les élections malgré – et non en raison de – son programme économique.
Le premier facteur tient dans le « programme étendu d’achat d’actifs », introduit par la Banque centrale européenne juste avant les élections. Le programme réduit les taux d’intérêt, de manière à permettre au Portugal de respecter les critères imposés par la troïka sans avoir à demander un deuxième « sauvetage financier » (dont on connaît les contreparties en termes de coupes dans les services publics et les régressions pour les salarié·e·s). Le fait que la Grèce n’ait jamais obtenu une aide de ce genre fait apparaître brutalement la nature politique de cette manœuvre : les institutions européennes cherchent seulement à éviter la montée d’une contestation venant de la gauche.
D’autres facteurs peuvent être mentionnés, tels que la baisse perçue du chômage (« perçue » car les rapports sont fondés sur des modes de comptage douteux) ; un retour aux (alors que la dette publique est passée de 80% à 120% du PIB) ; la stratégie habile de la coalition de droite, refusant la confrontation ; et l’incapacité du mouvement anti-austérité à concurrencer efficacement les récits dominants affirmant la nécessité de sacrifices partagés et une redistribution des bénéfices produits par les programmes d’austérité.
Enfin, le Parti socialiste a totalement échoué dans sa tentative de se présenter comme un fort parti d’opposition, en contribuant au sentiment qu’il n’y avait aucune alternative. Non seulement leur programme économique était flou et très proche de celui de la droite, mais leur campagne électorale s’est avérée faible, pavée d’erreurs et de contradictions. Bref, la direction du PS s’est révélée incapable de capitaliser sur le mécontentement généralisé.
La gauche radicale progresse
Le côté positif des élections pourrait se situer à la gauche de la social-démocratie. Le Bloc de gauche et le Parti communiste portugais ont obtenu respectivement 10,2% et 8,2% des voix. Pour le Bloc de gauche, qui a réuni plus d’un demi-million de voix, il s’agissait du meilleur résultat électoral de son histoire. Bien que les champions de l’austérité aient conservé le contrôle du parlement, presque 20% de la nouvelle assemblée sera occupée par des députés qui se sont explicitement opposé, non seulement à l’austérité, mais en fait au capitalisme. Alors que le résultat du PCP n’est guère surprenant, cette situation est inédite dans le champ politique portugais moderne : il apparaît ainsi de manière claire à quel point la crise a polarisé l’électorat.
Au cours des quatre dernières années, sinon davantage, c’est l’austérité qui a constitué – dans la politique portugaise – la question centrale. Le Bloc de gauche y a répondu en focalisant son activité et son programme sur les questions du chômage, de la précarité et du démantèlement du secteur public sous toutes ses formes : coupes dans les budgets, fermetures d’écoles et d’hôpitaux, et la déstabilisation du système de sécurité sociale.
Il faut ajouter à cela un point crucial, à savoir la question des migrations. Dans la période récente, le Portugal a connu le plus grand flux migratoire de son histoire : davantage de citoyens ont émigré que dans les années 1960 pour fuir la dictature. Sur une population d’environ 10 millions, plus de 500 000 personnes ont quitté le pays dans les 2 à 3 dernières années.
Le Bloc de gauchea aussi intégré la question de la dette au cœur de son activité politique dans les dernières années. Il n’est pas possible d’évoquer l’austérité sans aborder le problème de la dette, dans la mesure où la seconde a été le prétexte permettant d’imposer la première. L’austérité n’a d’ailleurs pas résolu le prétendu problème de la dette publique ; au contraire, elle n’a fait que l’aggraver. La dette publique n’est en effet qu’un prétexte pour imposer aussi rapidement que possible un programme néolibéral violent de destruction de l’État social, de réduction du pouvoir syndical et de marchandisation des biens publics. Il s’agit bien d’une offensive brutale contre les droits sociaux des travailleurs, et contre la démocratie.
Construire une réponse politique à l’illégitimité de la dette constitue ainsi une question cruciale pour la gauche portugaise, non pas sous la forme d’une déclaration de principe mais en tant qu’exigence politique centrale : sans une restructuration de la dette et une renégociation des taux d’intérêt, un rétablissement de l’économie portugaise est proprement impossible.
L’avenir du Portugal dans l’Union européenne (UE) et la zone euro a constitué une autre question décisive au cours de la campagne. Avant l’élection récente, la position du Bloc de gauche sur la question de l’UE et de l’euro était insuffisamment développée. Elle ressemblait par bien des traits à la position de Syriza, mais la faillite complète du parti grec, incapable de rompre avec l’élite européenne et ses institutions a amené le Bloc de gauche à redéfinir sa position.
Durant la campagne, des forces hostiles ont essayé de faire passer le Bloc de gauche pour irresponsable, prétendant que l’expérience de Syriza avait prouvé qu’un parti large de gauche, organisée autour d’une ligne explicitement anti-austérité, ne pouvait pas gouverner dans un État membre de l’UE. Cette ligne d’attaque s’est avérée moins efficace que beaucoup le craignaient, et le parti a été capable de déplacer ce récit et de persuader des électeurs que les dirigeants européens, et non le parti qui tentait de leur résister, était responsable du désastre grec. Il ne s’agissait pas d’un simple stratagème électoral, mais d’une chance pour le Bloco de renforcer sa critique de l’Union européenne et de l’euro. Pour la première fois, le Bloc de gauche a déclaré publiquement sa volonté de quitter la zone euro si une telle décision s’avérait nécessaire pour en finir avec l’austérité et reconquérir une souveraineté. « Plus de sacrifices pour l’euro » est devenu un important cri de ralliement de la campagne.
Après avoir exprimé des réserves quant à l’avenir du Portugal au sein de l’UE et de la zone euro, le Bloc de gauche a obtenu les meilleurs résultats de son histoire.
L’accord avec le Parti socialiste
La coopération entre le Bloc de gauche et le PS est arrivée par surprise sous la forme d’un coup tactique, à la fin d’un débat télévisé.
Jusqu’à maintenant, le Bloc de gauche avait été clair concernant son opposition au PS. Lors du dernier congrès national du parti, tenu en 2014, une forte majorité avait rejeté toute forme de coalition avec les « socialistes », malgré l’apparition d’autres divisions. On considérait alors que le PS défendait une « austérité douce » qui ne pouvait constituer une alternative réelle aux politiques de la Troïka. C’était bien le précédent gouvernement, dominé par le PS, qui avait signé le premier accord avec la Troïka et qui avait dit à la population qu’un tel accord était inévitable.
En juillet 2015, la dernière réunion de l’instance dirigeante du Bloc de gaucheavant les élections d’octobre avait tiré ces conclusions du processus grec : « Premièrement, il y a une grande coalition entre les conservateurs et les socialistes, dominée par le gouvernement allemand qui dirige l’Union européenne et impose la dictature des marchés et la politique d’austérité, le chômage, la pauvreté et l’inégalité. Deuxièmement, cette Union ne permettra pas qu’existe un quelconque gouvernement défendant une politique alternative et, face à un gouvernement de gauche, elle n’hésitera pas à le détruire par tous les moyens ». Et lorsque les deux principaux courants internes ont signé un pacte de répartition de tous les candidats dont ils pensaient qu’ils pouvaient être élus, ils ont de nouveau affirmé qu’ils ne passeraient aucune forme d’accord post-électoral avec le PS.
De son côté, le PS était également loin de penser qu’un accord avec la gauche pouvait déboucher de ces élections. En fait, le Parti socialiste imaginait que les élections générales seraient un chemin glorieux vers le pouvoir en raison du rejet populaire à l’égard des mesures d’austérité imposées par le gouvernement de droite.
Dans l’échange final d’un débat, Catarina Martins, porte-parole du Bloc de gauche, prit António Costa (PS) par surprise en le mettant au défi de discuter de la perspective d’un gouvernement de gauche après les élections, s’il abandonnait les politiques les plus libérales de son programme. Ce défi resta sans réponse et le même PS qui avait commencé par écarter les propositions du Bloc de gauche en les taxant d’irréalisme et en affirmant avec la droite qu’elles mèneraient le pays au « cauchemar Syriza », finit par adopter un silence tactique.
Les trois points que le Bloc de gauche formula publiquement, face au PS, pour conditionner son soutien à une coalition gouvernementale, étaient les suivants : 1) la fin du gel des retraites, 2) le refus d’une nouvelle réduction de la taxe sociale unique (TSU) patronale et de la TSU salariale [qui aurait conduit à une nouvelle réduction des retraites], 3) la fin de la libéralisation du marché du travail. Accepter ces trois points supposait de la part du PS des changements fondamentaux dans son programme économique. Il s’agissait d’une tactique brillante : cela forçait le PS à se définir politiquement et à clarifier ses positionnements. Mais ce coup tactique se fondait sur trois prémisses qui se sont révélées incorrectes : 1) le PS allait gagner les élections, 2) le Bloc de gauche obtiendrait un faible résultat, 3) le PS refuserait de négocier avec la gauche.
Les élections n’ont permis à aucun des principaux partis du nouveau parlement de conquérir une majorité absolue, les contraignant à des négociations en vue de former une coalition. Le résultat exceptionnel du Bloc de gauche, et le rôle actif qu’il avait assumé en proposant au PS les termes généraux d’un accord, l’ont poussé au centre de ces négociations. La direction du PS a très bien compris qu’elle ne pouvait entrer en négociations avec des partis à sa droite.
Le Portugal n’a pas connu dans son histoire de « grandes coalitions » [entre le centre-gauche et la droite, comme en Allemagne], et si le PS avait intégré un gouvernement de droite en tant que force d’appoint, cela n’aurait pas manqué d’approfondir la crise politique, en éliminant le maigre espace qui continuait de le séparer du centre-droite. Pour ces différentes raisons, le Parti socialiste a refusé l’accord proposé par la droite, et a appelé la gauche à soutenir un gouvernement PS minoritaire. Le Bloc de gauche et le PCP ont été contraints de prendre position. Ce processus a déclenché une crise politique intense, qui a duré presque deux mois. L’ancien président de la République, Aníbal Cavaco Silva, une incarnation de la droite portugaise, est intervenu pour essayer d’imposer un gouvernement de droite, mais ses efforts se sont révélés vains. De son côté, le Bloc de gauche ne pouvait se permettre de reculer après avoir lui-même ouvert la porte à un tel accord. Après une longue période de discussion, un accord a été signé entre le PS et le Bloc de gauche, et entre le PS et le PCP, qui a inclus une série de mesures qui constituent la base du budget de l’Etat pour 2016. Le 26 novembre 2015, un gouvernement PS est entré en fonction avec le soutien de la gauche.
Le leurre de l’austérité douce
Séparément, le Bloc de gauche et le PCP ont négocié avec le PS des accords parlementaires dans lesquels ils s’engagent à voter le budget et d’autres lois, mais demeurent en dehors du gouvernement et conservent une autonomie leur permettant de proposer d’autres politiques. Cela a permis aux deux partis de répondre à l’aspiration populaire immédiate d’un arrêt des mesures d’austérité les plus brutales tout en affirmant qu’il ne s’agit pas de leur gouvernement et que celui-ci ne résoudrait pas les problèmes fondamentaux du pays.
L’accord entre le PS et la gauche a permis de revenir sur certaines des mesures d’austérité mises en œuvre antérieurement, en particulier sur les baisses de salaires des fonctionnaires et la privatisation des transports publics. D’autres mesures ont été introduites : une légère augmentation du salaire minimum et des allocations familiales pour les ménages les plus pauvres. Le PS a été contraint d’accepter des compromis concernant ses positions plus libérales – notamment sa volonté de réduire la contribution patronale au financement de l’État social – mais des questions importantes, la dette publique en particulier, ont été laissées sans réponse.
Cet accord a été favorisé par le sentiment massif de rejet de l’austérité, et sa popularité est entretenue par le retrait de certaines mesures concrètes mises en œuvre ces dernières années. À l’évidence, cette situation ne saurait durer très longtemps. Tout d’abord parce que le PCP et le Bloc de gauche ne peuvent maintenir l’idée qu’ils ne sont responsables que des mesures positives, telles que les récupérations en matière de salaires et de retraites, et non des mesures impopulaires telles que l’augmentation des taxes sur les voitures et l’essence. Ensuite, et surtout, l’austérité est appelée à s’approfondir à mesure que la Commission européenne et le FMI intensifient leur pression.
Le premier signal d’alarme est venu immédiatement au moment de la négociation du budget avec la Commission européenne : le Traité budgétaire européen a constitué le prétexte pour fragiliser le budget et limiter l’étendue de la politique du PS, qui vise une croissance économique tirée par la consommation intérieure. Le résultat est un document hybride qui diffère du point de départ du PS et de l’accord auquel il était parvenu avec les partis de gauche. En outre, le FMI et la Commission européenne ont contraint le PS à s’engager sur un autre paquet de « mesures additionnelles » si – comme chacun s’y attend – le niveau de déficit visé par les instances européennes n’est pas atteint. Ce programme caché est inconnu du public mais il impliquera très probablement de nouvelles mesures d’austérité.
Ainsi, pas à pas, le programme gouvernemental est menacé et ce n’est guère une surprise pour les deux partis de gauche qui soutiennent le gouvernement. Ils avaient tous les deux souligné que le scénario macroéconomique « socialiste » était irréaliste et que les politiques menées par le PS ne créeraient pas ce miracle économique nécessaire pour respecter la « règle d’or » du déficit contraint exigé par le Traité budgétaire européen. « L’austérité douce, dans une période de ’’longue stagnation’’, ne peut pas constituer une alternative » : ce lieu commun de gauche, répété pendant des années, se révèle une fois encore pertinent.
Même les mesures acceptées ne composaient pas un programme de gouvernement sur lequel la gauche pouvait réellement compter. Ils ne constituaient qu’un « minimum minimal » fondé sur l’impératif d’un « arrêt immédiat du processus d’appauvrissement » (l’expression utilisée sans cesse par la direction du Bloc de gauche, qui a fini par devenir la devise de l’accord).
Mais un surcroît de sensibilité sociale ne signifie pas la fin des politiques d’austérité et des coupes dans l’investissement public. Cela n’implique pas non plus la capacité de fournir à l’État-providence les ressources lui permettant de fonctionner, ni un réel effort en matière de redistribution des richesses. En d’autres termes, même l’accord, signé avec la préoccupation de jouer selon les règles de l’Union européenne, a démontré négativement qu’il n’y avait en ce moment aucune place pour des politiques sociale-démocrates ou keynésiennes dans les économies dépendantes du sud de l’Europe sans désobéir à la Troïka.
En outre, ce gouvernement se révèle incapable d’affronter les problèmes de moyen terme de l’économie portugaise, tels que la dette publique, la crise du système bancaire national, la monnaie commune européenne, et d’autres obstacles à une politique économique viable et à l’investissement public. À défaut d’une « stratégie de développement » ou d’idées permettant d’entrevoir une autre forme de coopération européenne, il est possible de revenir sur les mesures d’austérité les plus destructrices à court-terme mais il sera impossible de mettre réellement fin au processus d’appauvrissement. Jour après jour, le pays devient plus pauvre.
Que faire ?
On ne saurait prévoir les rythmes et l’intensité de la pression politique internationale, ni même l’évolution de court terme de la crise économique. Mais une chose est certaine : la pression va continuer à s’exercer. L’idéologie ambiguë du social-libéralisme et sa soumission évidente à la classe dominante ne permettent de placer aucun espoir dans la capacité du PS à résister à ces pressions.
Rien dans l’histoire récente du PS ne suggère qu’il est préparé à tenir bon en défense des intérêts des travailleurs. Il n’a jamais constitué un véritable parti ouvrier, et ses élu·e·s ont soutenu les coupes budgétaires et la dérégulation en cours du marché du travail. De plus, le parti avait signé en 2011 le premier mémorandum avec la Troïka, signe clair de leur positionnement de long-terme sur la question de la dette. Il serait donc naïf de penser qu’un accord est capable de modifier complètement les engagements de la direction du PS.
Le gouvernement portugais sait qu’il ne peut s’écarter du chemin fixé par la bureaucratie européenne, dominée par les intérêts de la bourgeoisie allemande et par la dictature du capital financier international. C’est ainsi à la gauche anticapitaliste de préparer cet affrontement.
En ce moment, nous vivons une période de décompression faisant suite à une austérité extrême. Le gouvernement, et l’accord sur lequel il est fondé, sont populaires et le pacte signé est à moitié appliqué donc, au-delà de l’opinion de chacun sur le processus ayant mené à cet accord, il serait contre-productif et inexplicable de défendre la chute du gouvernement. En outre, la gauche progresse, en particulier le Bloc de gauche : ses principaux dirigeants sont populaires et des milliers de nouveaux militants intègrent l’organisation.
Néanmoins, l’attitude opposée constituerait un désastre politique encore plus grand : soutenir pleinement et inconditionnellement le gouvernement, au nom de bénéfices de court terme ; se montrer incapable de gérer de manière critique l’important capital d’espoir qui existe actuellement ; promettre une fin heureuse pour cette histoire ; être prisonnier de la logique gouvernementale. Une telle approche rendrait inévitablement la gauche radicale vulnérable au charme de l’austérité douce, la contraignant à défendre de nouvelles mesures d’austérité par peur de perdre le soutien du peuple et d’être accusé de l’échec du gouvernement
Très dépendante de ses prestations et de son image dans les médias bourgeois, la direction du Bloc de gauche semble incapable d’échapper au « fantôme de 2011 » : lorsque la Troïka s’est installée au Portugal, la protestation du PCP et du Bloc de gauche et leurs propositions pour faire face à la dette souveraine, ont été marginalisées. La gauche a dû affronter une campagne médiatique très puissante et, lors des élections, le Bloc de gauche a perdu la moitié de ses voix. Selon une croyance répandue, si le gouvernement était confronté à un manque de soutien à de nouvelles mesures d’austérité du côté de sa gauche, le PS et les médias accuseraient le PCP et le Bloc de gauche d’être des utopistes radicaux et de rendre le pouvoir à la droite. Et nombre de militant·e·s ont peur, même s’ils ne l’expriment pas explicitement, que le Bloc de gauche se montre incapable de contrecarrer une telle campagne.
Le Bloc de gauche est le parti qui a le plus à perdre dans la situation actuelle, non seulement parce qu’il a une responsabilité directe dans la formulation des points principaux de l’accord, mais aussi parce que le parti ne dispose pas d’un électorat large et stable ni d’une capacité de mobilisation politique constante. Le PS peut toujours abandonner l’accord sous n’importe quel prétexte, et le PCP a une base électorale solide, mais quelles que soient les conséquences, le Bloc de gauche restera exposé, d’un côté, à des mesures de rétorsion venant des institutions et, de l’autre, à un report d’une partie de ses électeurs vers d’autres partis. Si le PS décide de continuer à appliquer un programme d’austérité, le Bloc de gauche se retrouvera en position difficile car, s’il rompt l’accord, il est probable qu’il sera tenu pour responsable de la chute d’un gouvernement progressiste.
Il n’y a pas d’échappatoire. Notre seule option est d’essayer de définir des lignes rouges claires et compréhensibles. Cela impliquerait de retirer notre soutien au gouvernement, soit dans un scénario de crise ouverte liée à une tentative du gouvernement d’imposer un paquet de mesures brutales d’austérité soutenu par l’Union européenne, soit dans un scénario plus graduel dans lequel l’austérité s’approfondirait par petites touches successives. Des lignes rouges qui ne soient pas limitées au texte de l’accord car l’ « austérité intelligente » peut être insidieuse. La gauche anticapitaliste doit se montrer plus critique. Trop souvent, la direction du Bloc de gauche a opté pour un soutien non-critique, est apparue davantage pro-gouvernement que le gouvernement lui-même en se vantant d’avoir obtenu d’énormes victoires.
Mais une posture qui s’en tiendrait à un discours critique ne suffit pas. Le vrai problème tient dans les alternatives politiques au-delà des négociations gouvernementales et des débats parlementaires : comment faire vivre une politique anticapitaliste aujourd’hui ? Comment réinventer une résistance massive et active à l’austérité ? Comment changer le rapport de forces social ?
Nous faisons face à de nombreuses difficultés en la matière. Les mouvements sociaux anti-austérité qui sont parvenus à organiser des manifestations de masse contre la Troïka ont disparu. Il n’y a pas d’initiatives substantielles d’auto-organisation populaire contre l’austérité, et le Bloc de gauche, même s’il vit une période de popularité, est vu comme un parti à l’intérieur du système : orienté vers les médias (et donc, comme nous l’avons dit plus haut, très dépendant des médias bourgeoise) et complètement institutionnalisé dans ses modes d’action. Une grande partie des ressources du parti et de ses cadres sont ainsi investis dans le travail parlementaire et il y a une dépendance forte et structurelle vis-à-vis des financements étatiques.
De plus, la direction du Bloc de gauche a été incapable de mettre en avant un agenda offensif ; elle développe une politique au jour le jour, réagissant à ce qui se passe, manifestant un manque profond de stratégie et pensant la politique de manière défensive. Cette tactique attentiste se manifeste dans l’appel à une mobilisation inexistante pour sauver l’accord de gouvernement, et non à travers l’investissement nécessaire de l’essentiel de nos forces dans la reconstruction d’un mouvement anti-austérité par en bas.
Le pas en avant dont nous avons besoin n’est pas une figure de style. Il suppose de changer radicalement nos pratiques et nos priorités. La gauche anticapitaliste doit travailler par en bas à réinventer la démocratie, à reconstruire le mouvement populaire, à favoriser l’épanouissement de collectifs auto-organisés, et à bâtir un front politique et social qui puisse s’affirmer comme une alternative réelle à l’austérité, douce ou brutale.
Traduit par Ugo Palheta
Date : 24/06/2016