La fin d’un cycle
Le bipartisme du Parti populaire (PP) et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) qui a très largement dominé la vie politique espagnole depuis la Transition (1975-1982) est caduc. Les deux partis traditionnels sont maintenant fortement concurrencés par Podemos et Ciudadanos (1).
Cette rupture du bipartisme s’explique par :
1) Les conséquences sociales désastreuses des plans d’austérité. Le taux de chômage est de 22,5% pour l’année 2015 et culmine à presque 50% chez les moins de 25 ans ;
2) Le haut niveau de corruption qui génère un fort rejet de la veille classe politique (PP et PSOE) ;
3) L’émergence de mouvements sociaux qui conteste les bases idéologique du système, le « 15M » ou mouvement des Indignés représentant le paroxysme de cette irruption social, suivie par la création d’une traduction politique de ces aspirations – Podemos.
En toile de fond, et qui ne recoupe pas nécessairement la question sociale, apparait la rupture du pacte territorial, avec d’un côté l’affirmation de plus en plus forte de la volonté d’indépendance de la Catalogne et de l’autre l’intransigeance total du pouvoir central. Le 9 novembre, le Parlement catalan fraichement élu a voté une résolution en forme de déclaration d’indépendance.
Podemos ou la fermeture de la fenêtre d’opportunité
Face au discrédit du gouvernement de Mariano Rajoy (PP) Podemos est apparu, dans la foulée de la surprise crée par le résultat des élections européennes (2), comme étant en possibilité de renverser le système établi.
Porté par cette dynamique, Podemos s’est officiellement crée comme parti politique les 18 et 19 octobre 2014 lors de l’Assemblée citoyenne de Vista Alegre, son congrès de fondation. Vista Alegre a été marqué par :
1) Une rupture nette avec les idéaux démocratiques (démocratie horizontale, participation transversale, etc.) qui ont fait la force du 15M et de Podemos à ses débuts. A l’opposée, la direction a pris la main sur le parti en instaurant un fonctionnement vertical et centralisé autour de la figure du secrétaire général, Pablo Iglesias et en marginalisant les courants critiques ;
2) La confirmation de la stratégie d’ »asaltar los cielos », prendre le ciel d’assaut, autrement dit gagner les prochaines élections. Cette stratégie repose sur la recherche – présente depuis les débuts de la formation – de « la centralidad del tablero », occuper la centralité de l’échiquier. Le discours central est celui de la caste contre le peuple (en haut/en bas) dans le but de rompre avec le positionnement classique gauche/droite. Cette option stratégique devant profiter d’une fenêtre d’opportunité ouverte par la rupture entre le peuple et les structures politiques traditionnelles.
Cette prise en main du parti par la direction a amené à une dévitalisation des cercles, les structures de base de Podemos. Beaucoup de personnes portées par la dynamique initiale ont déserté les réunions. À l’inverse, dans la foulée de l’élection des organes internes étatiques, l’élection des organes internes locaux (3) a conduit à un processus de cooptation des dirigeants locaux, renforcé par la perspective d’une victoire électorale. Cette structuration hiérarchique s’oppose au fonctionnement plus horizontal des cercles.
Le pari politique d’occuper la centralité de l’échiquier – avec comme concept clé l’utilisation des signifiants vides de Ernest Laclau – a été fortement remis en cause par l’irruption de Ciudadanos. Cette montée en puissance a replacé Podemos sur la gauche de l’échiquier, le privant d’une de ces principales cartes.
Ces deux facteurs, combinés à l’échec de Syriza en Grèce, l’érosion électorale moins rapide que prévue du PP et du PSOE, la perte du caractère novateur de Podemos et l’offensive médiatique des élites ont entrainé une descente lente et prolongée du parti dans les sondages (4). À cela, il faut rajouter le recentrage – ou le glissement vers le centre, au sens politique du terme – du discours de Podemos, même s’il peut y avoir parfois quelques virages à gauche. La recherche à tout prix du segment d’électorat majoritaire a conduit à la modération des prises de positions (5) et à la recherche de la respectabilité/responsabilité (6). Ce choix stratégique est discutable étant donné que l’espace de la modération/responsabilité est occupé par les autres forces politiques, au premier rang desquelles Ciudadanos. Ciudadanos qui apparait également pour le grand public comme une force du changement, bénéficiant de la relève générationnelle.
Les élections municipales et autonomiques (l’équivalent des régionales) du 24 mai 2015 ont marqué un sursaut. Aux élections autonomiques, Podemos a décidé de faire cavalier seul. Les résultats ont été bons mais en deçà des espérances. Par contre, au niveau municipal, les résultats ont été au-dessus des expectatives avec comme cerises sur le gâteau les victoires madrilènes et barcelonaises (7). Il faut signaler que pour les municipales, Podemos a décidé de faire des alliances avec d’autres forces de la gauche associative et politique espagnole, quitte à se mettre en retrait : Manuela Carmena et Ada Colau, les mairesses de Madrid et Barcelone ne sont pas membres de la formation émergente. Il y a eu un véritable processus de débordement des structures politiques à l’initiative de ces candidatures. Ce débordement démocratique et cette appropriation de la campagne par la base ont mené, sans conteste, aux victoires que l’on connait.
À la suite de ces deux scrutins, des négociations ont commencé entre Izquierda Unida (IU) (8), Podemos et d’autres forces de gauche, en vue de présenter une candidature commune pour les législatives de la fin de l’année. Tournant le dos au modus vivendi qui avaient fait le succès des municipales, la direction de Podemos a cherché a imposé ses choix sans laissé de marge de manœuvre aux autres formations et en particulier à IU. Podemos a même demandé au jeune et charismatique Alberto Garzon, le leader de IU, de s’incorporer aux listes de Podemos en abandonnant son parti.
Les élections catalanes du 27 septembre, dernier scrutin avant les législatives, ont précipité la fin de négociations. La liste « Catalunya Sí que es Pot » (Catalogne oui c’est possible, en français), portée par une alliance – par le haut, sans appropriation par les bases – entre Podemos, IU et les ICV (9) n’a obtenu que 8,94% des voix. À la suite de ce résultat médiocre, la direction de Podemos a décidé de mettre fin de manière unilatérale au projet de candidature commune avec IU.
Podemos se présente donc seul aux élections législatives, arborant fièrement sa « marque » comme le défend la direction. Cependant au niveau autonomique des accords ont été passé, notamment en Galice avec IU et Anova (un parti indépendantiste), dans la Communauté Valencienne avec Compromís mais sans IU et en Catalogne, sous la houlette de Ada Colau et de sa plate-forme Barcelona en Comú, avec IU et ICV (10).
Le dernier sprint et derrière la ligne d’arrivée
Après une descente continue dans les sondages et avec comme effet miroir l’ascension de Ciudadanos (11), Podemos a retrouvé un (timide) second souffle depuis la mi-octobre. Globalement, la situation est encore assez ouverte : les sondages donnent PSOE, PP et Ciudadanos dans un mouchoir de poche (entre 23% et 20%) et la volatilité de l’électorat est élevée. IU qui a capté une partie de l’espace et des propositions les plus radicales de Podemos se situe autour de 6%.
Il est aujourd’hui très peu probable que Podemos soit en position de former un gouvernement en coalition et encore moins seul. Le système électoral espagnol, système proportionnel, régit par la méthode d’Hondt, par province, privilégie le vote rural. Or c’est dans le monde rural que l’emprise des partis traditionnels est la plus forte. Une majorité en voix ne se traduit donc pas nécessairement par une majorité en siège.
Avec cet échec prévisible, le discours de la direction de Podemos – pour résumé, « Pablo Iglesias sera le prochain président » – risque, au lendemain des élections, de se retrouver orphelin d’un but à atteindre. Si cela apparait peu dans les médias, la lutte est forte au sommet entre Iñigo Errejón, numéro 2, idéologue du parti, partisan d’une ligne populiste et Pablo Iglesias, leader médiatique et plus favorable à un ancrage à gauche. Les deux dirigeants ont en interne leurs propres structures et essayent de placer leurs personnes de confiance aux postes clés.
Depuis la mise en minorité du courant critique (19% lors du congrès de fondation de Vista Alegre), l’impact de ce dernier sur les choix de la direction a été limité, essentiellement parce que la direction a fait en sorte de cadenassé le parti afin de neutraliser les voix discordantes. Structuré principalement autour d’Anticapitalistas (12) et de ses deux figures les plus visibles, Teresa Rodríguez, députée andalouse et Miguel Urbán, député européen, ce courant pourrait bien profiter de l’échec de la stratégie arrêtée à Vista Alegre pour réclamer une réorientation. Réorientation à la fois programmatique (revenir à des revendications de rupture avec le système), stratégique (ouverture vers les autres secteurs de la gauche, en premier lieu IU) et fonctionnelle (démocratiser le parti et répartir le pouvoir en interne). Des jalons de cette réorientation pourront être une nouvelle Assemblée citoyenne de Podemos et la conférence européenne organisée à Madrid fin janvier ou début février 2016 dans la suite de celle du Plan B organisée à Paris mi-novembre.
Indépendamment de quel parti arrivera en tête lors des élections législatives du 20 décembre, il est fort probable que celui-ci ne bénéficie pas d’une majorité suffisante pour gouverner seul (13). La période qui va s’ouvrir après le 20D risque donc d’être instable, notamment en fonction du jeu d’alliance et de déboucher sur des développements politiques incertains. La tâche sera de capitaliser sur le résultat obtenu par Podemos qui, même s’il risque fort d’être en deçà des espérances initiales, confirmera l’apparition d’une des principales forces anti-austérité en Europe. Et de profiter de cette nouvelle séquence pour redéfinir une orientation stratégique à même de répondre aux enjeux espagnols et européens.
Notes
1 Citoyens en français, sorte de « Podemos de droite », née en Catalogne et poussé sur le devant de la scène étatique par les élites financières.
2 5 députés européens, 7,98% des voix fin mai 2014 pour un parti né en janvier de la même année.
3 Conseil citoyen de ville ou de communauté autonome.
4 De 28,2% en janvier 2015 à 14,1% en octobre.
5 Abandon de certaines revendications radicales sur la dette ou sur l’OTAN par exemple.
6 Podemos va présenter un ancien général de l’Armée de l’Air sur ses listes.
7 D’autres villes importantes comme Cadix, Saragosse ou La Corogne ont également été remporté par les forces du Cambio.
8 Gauche unie en français, parti politique structuré autour du Parti communiste espagnol.
9 Iniciativa per Catalunya Verds, Initiative pour la Catalogne Verts en français.
10 À noter que la CUP (Candidature d’Unité Populaire en français, liste anticapitaliste et indépendantiste) qui a obtenu 8,21% à l’élection autonome de Catalogne appelle à l’abstention pour les élections générales.
11 De 8,1% en janvier 2015 à 22,5% en octobre.
12 Anticapitalistes en français, membre de la quatrième internationale. Anticapitalistas a notamment soutenu Unité Populaire pour les législatives grecques de septembre dernier alors que la majorité de Podemos a soutenu Syriza.
13 Historiquement le PP ou le PSOE ont cherché a gouverné, quand il n’avait pas de majorité absolue, avec le soutien de parti indépendantiste catalan (CiU) ou basque (PNV).
Source : Ensemble