La division du dialogue
Dans le prologue (363a-364a), il est question des compétences d’Hippias et de l’objet de la discussion. Pour ce qui est des six sous-parties, elles se divisent sous le principe suivant : le simple et le trompeur. D’ailleurs, sur ces sujets, qui est le meilleur entre Achille et Ulysse (364b-365d) ? Selon un certain point de vue, ce sont les savants qui détiennent les compétences et qui ont, par conséquent, la capacité de dire la vérité ou de tromper (365d-366c). Les compétences et les connaissances sont mises à l’épreuve ici, ce qui a pour effet de confirmer la conclusion précédente (366c-369a). Ce serait Achille et non Ulysse qui d’après l’Iliade semble être plutôt le trompeur (369a-371e), car le trompeur est toujours le savant ; c’est le bon dans un domaine qui est en position de faire le mal volontairement (372a-375a). Si ce constat s’avère vrai, l’âme, qui est belle, semblerait donc en mesure de faire aussi le mal. Cette association est réfutée autant par Hippias que Socrate (375a-376b), alors que ce dernier avoue, encore une fois, que son ignorance le contraint à errer en changeant toujours d’avis (376c). Est-ce dire qu’il se compare à un sophiste, apte à passer d’une position à une autre, ce qui l’éloignerait alors de la sagesse, en se fiant au Gorgias ?
Les interrogations soulevées dans ce dialogue
La conférence du sophiste[2] Hippias d’Élis[3] portait sur la poésie en général et sur Homère en particulier, tandis que le dialogue se déroule immédiatement après. Eudicos est curieux de savoir si Socrate approuve ou réfute « quelques-unes des choses (qu’Hippias) a dites » (363a). Ainsi, ce dernier aimerait connaître la distinction que le sophiste établit entre les deux héros d’Homère que sont Achille et Ulysse ? Hippias affirme qu’Achille est meilleur en raison du fait qu’il est franc et sans détour, tandis qu’Ulysse est méchant (« le plus double », c’est-à-dire rusé et menteur[4]), donc moins bon à ses yeux. Il mentionne aussi Nestor, jugé comme étant le plus savant (364c).
Socrate constate que, selon les critères mis de l’avant par Hippias, « l’homme sincère » (le véridique) et « l’homme trompeur » (le menteur) sont deux êtres différents (365c). Est-ce bien le cas, s’enquiert-il ? « Absolument », répond Hippias (365c). Mais qui est réellement en position de mentir ? Celui qui connaît (le savant) ou celui qui ne sait pas (l’ignorant) (365e) ?
La discussion tourne ensuite autour de l’interrogation suivante : de quoi résulte la tromperie (la « fausseté » ou le mensonge) (366b) ? D’un acte intentionnel ou d’un choix raisonné ? Est-ce que tromper ou mentir, c’est faire le mal ? Car celui qui fait le mal pourrait paradoxalement, en certaines circonstances, être le bon. Bon et meilleur (« le plus capable » (367e)) sont examinés par Socrate à travers leur caractère équivoque. Hippias est dépassé par l’enjeu de la discussion, il voit dans les propos de Socrate « (qu’) une grande confusion » (373b).
Ce que Socrate parvient à démontrer
Dans ce texte, Socrate parvient à démontrer la supériorité du menteur volontaire sur l’injustice involontaire et conclut que cette supériorité revient à l’homme de bien : « L’âme la plus capable et la plus savante nous est donc apparue comme la meilleure et la plus capable de travailler dans les deux directions, celle des bonnes choses comme celle des honteuses, en toute œuvre » (375e-376a) et, en ce sens, « [c]elui qui se conduit et travaille de manière honteuse et injuste, […] celui-là, s’il existe, ne peut être que l’homme qui est bon » (376b).
Ainsi, celui qui ment volontairement est supérieur à celui qui ment involontairement. Il en est de même, selon Socrate, pour l’homme volontairement injuste. Celui-ci est supérieur à l’homme involontairement injuste, dans la mesure où un acte commis volontairement est supérieur à un acte commis involontairement. Mentir implique et suppose une capacité et un savoir absents dans le deuxième cas.
Chez Platon, il arrive que le monde se divise en deux. Ici, il y a d’un côté le menteur et l’injuste volontaires et de l’autre le menteur et l’injuste involontaires. Seuls les possesseurs d’un savoir (le menteur et l’injuste volontaires) ont la capacité de dire vrai ou faux en tout temps, d’agir bien ou mal à volonté. Or, celui qui sait et qui possède cette aptitude de dire vrai ou faux ne peut être que l’homme de bien. Force est donc de conclure que s’il existe un homme pour mentir et mal agir volontairement, cette personne ne peut être qu’un homme de bien.
Aussi donc, l’homme de bien a la capacité de mentir et d’être injuste ad infinitum. Il reste à souhaiter que même s’il dispose de cette capacité il n’oserait pas s’engager dans la voie du mensonge et de l’injustice ; bref, qu’il se comportera selon les caractéristiques éthiques de l’homme de bien.
Cela dit, même si Socrate semble hésiter dans sa conclusion, il sous-entend que la personne la plus apte à agir de manière à faire le bien doit connaître autant ce qui engendre le mal et, par conséquent, suppose tout autant qu’en certaines occasions mieux vaut mentir que dire la vérité. Dans le Gorgias, ce même Socrate dira qu’il est préférable de vivre une vie ordonnée que de se soumettre aux caprices désordonnés des passions, signifiant l’usage de la raison pour atteindre la maîtrise de soi tendant vers la sagesse. En ce sens, faire le bien exige cette sorte de maîtrise par laquelle le juste peut être réalisé. Mais ici, le bien gagne en valeur dans une dualité avec le mal, au point même d’envisager la tromperie comme une nécessité du bien en certaines circonstances. Cette tromperie expose alors une maîtrise de soi par laquelle s’exprime toute la complexité humaine à partir de laquelle doit être évaluée la relativité du juste et de l’injuste. On ne peut faire autrement que de déborder de l’époque de Platon et se questionner sur la véritable vertu permettant de statuer et de juger sur le Juste. Si Arthur Schopenhauer (2009[1818]) soutient le principe selon lequel tous et toutes ne naissent pas vertueuses ou vertueux, au point même d’insinuer l’impossibilité à enseigner à quelqu’un qui ne l’est pas à le devenir, Hannah Arendt (2009[1965-1966], p. 129), pour sa part, expose le paradoxe de trois affirmations de Socrate dans le Gorgias, à savoir : « 1) il vaut mieux subir une injustice qu’en commettre une ; 2) il vaut mieux pour le coupable être puni que ne pas l’être ; 3) le tyran qui peut en toute impunité faire tout ce qu’il veut est un homme malheureux ».
En se concentrant surtout sur la première affirmation, Arendt la justifie sur la base d’une prise de conscience entre le Je et le Soi, c’est-à-dire en prenant pour acquis que si je commets un acte punissable, je dois vivre avec, car je ne peux m’échapper à moi-même, ce qui diffère lorsqu’un acte similaire est posé par quelqu’un d’autre, puisque je peux m’en éloigner. Cette précision s’applique ici, dans la mesure où l’homme de bien qui utilise la tromperie doit savoir jauger les conséquences et vivre avec. Tout est alors question de l’objet même de la tromperie. Puisque les discussions sur le juste et l’injuste reposent habituellement sur le vivre ensemble, associé à des règles et des lois possibles de modifier dans l’espace et le temps, ce qui est jugé convenable en un endroit et à un moment donnés peut ne plus l’être dans l’avenir et ailleurs. Sur ce point, Arendt (2009[1965-1966], p. 133) s’aperçoit d’une distance de Platon par rapport à Socrate : si le premier a développé une doctrine sur les Idées, « ou Formes, dans lequel des choses comme la Justice, le Bien, etc. » deviennent ainsi saisissables pour le philosophe, l’atteinte de la Vérité s’effectue uniquement par l’âme, puisque l’Archétype provient d’un ailleurs inaccessible au corps, à la raison et à l’argumentation, mais dont « l’oeil de l’esprit » peut contempler ces Formes, tandis que le second croit plutôt au discours, voire à l’argumentation visant à atteindre le raisonnement grâce auquel la Vérité peut être découverte — soit une similitude avec les sophistes. Mais Socrate précise que les énoncés obtenus par cet effort de raisonnement doivent suivre une voie logique et ne pas tomber dans la contradiction, ce qui signifie d’éviter de passer d’une position à une autre, comme le font souvent les sophistes dans leur rhétorique pour obtenir gain de cause. Dans ce cas, comment la tromperie peut-elle devenir un bien, puisqu’il s’agit de présenter comme vraie une position jugée fausse (de présenter donc une position qui diffère de celle à laquelle nous adhérons) ? Cela dépend de la cause défendue, de la raison pour laquelle elle s’est manifestée à travers son auteur ; autrement dit, viser le bien par la tromperie n’est pas une mauvaise chose, tout dépendant de la motivation et de la situation, c’est-à-dire pour le bien-être de soi et d’autrui. Mais s’agit-il là d’une interprétation suffisamment adéquate des arguments de Socrate ?
Pour conclure
Dans le présent dialogue, Socrate réfute son interlocuteur Hippias avec l’intention de démontrer le caractère erroné des opinions du sophiste et de l’amener par la suite dans la voie d’une réflexion critique plus rigoureuse. Il semble qu’Achille, par sa franchise, vaille mieux qu’Ulysse, menteur et rusé. Mais, selon Socrate, le menteur qui parvient à faire prendre les choses pour ce qu’elles ne sont pas, se révèle plus avisé. Il en est ainsi en raison du fait que celui qui est dénué de savoir ou de compétences ne peut mentir, ou du moins, s’il le fait, c’est par ignorance. Seul celui qui possède un savoir réunit donc les conditions du mensonge. La distinction entre sincère et menteur n’est donc pas claire, puisque celui qui peut dire consciemment la vérité peut également mentir. Devant cette conclusion, Hippias s’insurge. Socrate pose les questions suivantes : qu’est-ce qui permet à quelqu’un de mentir et de tromper ? Celui qui ment et trompe ne doit-il pas son aptitude, sa puissance, à la connaissance de la vérité qu’il contrefait volontairement ? La réponse-hypothèse de Socrate est la suivante : n’est-ce pas « l’homme qui est bon », c’est-à-dire celui qui connaît le bien qui est le plus susceptible de faire le mal ? Plus profondément dans ce texte, il y a une réflexion critique autour du « savoir » et de la conséquence d’un savoir dépourvu de tout contenu éthique. Chez Platon, science (savoir) et vertu se confondent, ils sont indissociables. Conclusion : un savoir (un savoir-faire professionnel ou technique) sans éthique peut s’avérer complètement indifférent au bien et au mal. L’excellence, sur le plan éthique, ne saurait reposer uniquement sur le savoir. Le savoir, à lui seul, n’est pas la cause de l’excellence ou de la vertu. Ce qui rend une personne estimable ou vertueuse, c’est ce qui engendre la vertu elle-même.
Nous sommes ici en présence d’un dialogue aporétique, en ce sens qu’il n’y a, à la fin du texte, aucune définition satisfaisante ou claire de la tromperie pour les deux principaux interlocuteurs du dialogue (376b-c). Platon refuse de trancher d’une manière définitive. Curieusement il semble privilégier le modèle de l’errance et de la mouvance de Socrate par opposition au modèle fixe, donc dogmatique, du sophiste qui interprète d’une manière rigide et manichéenne les deux héros homériques.
Dans ce dialogue, Socrate invoque aussi son ignorance devant les pseudo-scientifiques que sont les sophistes, ces personnes qui en échange de leur enseignement fondé sur un savoir illusoire exigeaient une rémunération. Mais lequel de ces deux personnages s’inscrivait le mieux dans les voies menant à la connaissance ? Celui qui se dit ignorant, (sans renoncer à aller au bout de ses curieuses interrogations) et qui pratique la dialectique réfutative[5] (à la manière de Socrate) ou celui qui s’attribue un savoir prétentieux ? Poser la question c’est y répondre. Avant de terminer, notons que la réflexion de Platon sur la tromperie ou le mensonge semble transcender le temps, surtout à la lumière des réalités de notre monde actuel, alors que les distinctions entre la vérité et la fausseté revient hanter les questions morales et éthiques qui nous concernent de plus en plus. En effet, au moment où certains groupes ou personnes remettent en doute les médias et que des « vérités alternatives » nous sont proposées, un retour vers l’Hippias mineur et d’autres oeuvres de Platon nous permettrait sûrement de redécouvrir quelques arguments susceptibles de contribuer au débat.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
28 août 2022
yvan_perrier@hotmail.com
Références
Arendt, Hannah. 2009. « Question de philosophie morale [1965-1966] ». Dans Responsabilité et jugement. Paris : Payot & Rivages, p. 93-198.
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Platon. 1987. Gorgias. Paris : Garnier-Flammarion, 382 p.
Platon. 2005. Hippias mineur. Présentation et traduction par Jean-François Pradeau et Francesco Fronterotta. Paris : GF Flammarion, p. 143-206.
Platon. 2020. « Hippias mineur ou Sur la tromperie ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 553-569.
Schopenhauer, Arthur. 2009. Le monde comme volonté et représentation, I [1818]. Quatre livres, avec un appendice qui contient la Critique de la philosophie kantienne. Paris : Gallimard, 1 134 p.
[1] Eudicos introduit la discussion et la relance au moment où elle semble prendre fin (373a-c).
[2] Par sophiste, il faut comprendre celui qui s’y connaît plus que tout en matière de discours. Le sophiste dispose d’une habilité trompeuse comparée à celui qui aspire à être sophos (savant ou philosophe).
[3] Voici comment Socrate présente Hippias : « Tu es en tout cas le plus savant de tous les hommes dans la plupart des savoirs, comme je t’ai moi-même entendu t’en vanter une fois, en énumérant la quantité admirable de tes compétences sur la place publique » (368b). Plus loin dans le texte, Socrate affirme aussi ceci devant Hippias : « je ne mets pas en doute que tu sois plus savant que moi » (369d).
[4] Voir à ce sujet 364e et 365b.
[5] La dialectique réfutative correspond à « un mode d’argumentation très technique, procédant par questions et réponses brèves, qui vise à pousser celui qui répond d’une définition à se contredire par lui-même », selon Louis-André Dorion, dans Platon. 1997. Lachès. Paris : GF Flammarion, p. 12.
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