À San Francisco, le mouvement d’occupation a d’abord pris place en face de la Federal Reserve, au 101 Market Street. Puis, du fait du nombre croissant d’occupant·es, la majorité du campement s’est transférée quelques dizaines de mètres plus loin, devant le Ferry Building de l’Embarcadero, à Justin Herman Plaza.
La mobilisation d’Occupy Wall Street a fait émerger l’expression US Fall, en référence a l’Arab Spring. Pourtant, il n’est pas question de faire de Zuccotti Park à Wall Street, ni de son équivalent symbolique à San Francisco, une « place Tahrir ». De même, si certain·es occupant·es font parfois référence aux émeutes londonienne, il n’est jamais question d’user de violence. La place Tahrir et les émeutes britanniques ne sont pas l’exemple d’un mouvement à construire, mais d’un système qui commence à craquer, à la fois en sa périphérie et en son centre.
Car, si le doute vous habitait, je vous rassure, les États-Unis ne sont pas en train de vivre une deuxième révolution.
Donc, même si le terme n’est pas le même, c’est bien un mouvement d’indigné·es qui se déroule ici. Bien que la référence au système financier dans l’occupation de l’un de ses lieux les plus symboliques, aux inégalités de richesses et de droits (le slogan « We are the 99 % » rend bien compte d’une opposition aux 1 % qui profitent d’un système inégalitaire), c’est principalement l’idée « Pas de politique » qui est mise en avant par les occupant·es.
Les lieux occupés par le mouvement sont devenus, en quelques semaines, des espaces radicalement différent du downtown dans lequel ils sont localisés. Le quartier d’affaire, son dress code qui impose le costard et les touristes de l’Embarcadero cohabitent maintenant avec des occupant·es d’un genre franchement différent. Le bloc et la place sont décorés de panneaux, de banderoles, de cartons peints sur lesquels s’affichent des slogans consensuels et rassembleurs. Les sacs sont posés dans des coins, les ordinateurs sont sortis, des petits groupes discutent en cercle.
Mais, en plus d’être un trottoir mobilisé, le 101 Market St et la Justin Herman Plaza sont des trottoirs habités : une table cantine a été installée, les sacs de couchages sont sortis empilés, les règles de la vie collectives sont affichées, un vélo a été arrangé pour servir de source d’électricité pour les ordinateurs et chacun·e y pédale a tour de rôle pour générer l’énergie nécessaire aux formes de communications et de connexion du mouvement. Parmi celles-ci, personne ne s’étonnera qu’Occupy SF ait un site web particulièrement actif et un compte Twitter qui sert à se tenir informé en temps quasi-réel des mises à jour du camp.
« Pas de politique », mais alors quoi ?
Lors de mes discussions avec les occupant·es, ma question introductive a été à chaque fois « Pourquoi es-tu ici ? ». Et, à ma grande surprise, la question de la contestation n’est jamais la première réponse. James s’envole dans un discours mystique sur le yoga et me raconte une histoire qui a tout de l’allégorie platonicienne de la caverne, me décrivant longuement la matrice d’illusion qui sépare le monde en deux catégories : les gens qui dorment croyant marcher et les gens qui s’éveillent et qui marchent par eux-mêmes, tel que le fait ce mouvement.
Richard, qui pédale pour générer de l’électricité lorsque nous discutons, me répond très simplement « Why do I come ? Because I like it here. I can bike, I can talk with people about some interesting things, it feel different than out there. » (« Pourquoi je viens ? Parce que j’aime bien ici. Je peux pédaler, discuter avec des gens de sujets intéressants, c’est différent de ce qu’il y a par là-bas. ») « out there », c’est le territoire qui commence a la fin du bloc occupé : c’est la Federal Bank, c’est downtown San Francisco, c’est les États-Unis, c’est le système.
Ces discussions avançant, la question du politique devient plus explicite, mais une politique qui refuse de l’être. Paul rejoint l’échange que j’ai avec Richard, et insiste sur un point : « This is not about politics, it’s about moral, ethics. This world is going insane, and we are asking it to be more moral ». (« Ce n’est pas une question de politique, c’est une question de morale, d’éthique. Ce monde devient malsain, et nous exigeons qu’il se moralise. »).
Jane, un panneau au bras, tout en faisant des signes V avec ses doigts à chaque voiture qui manifeste sa solidarité en klaxonnant, me dit qu’elle pense que ce mouvement commence maintenant à cause de la récession : les classes moyennes perdent leurs emplois, s’endettent pour des problèmes fondamentaux, de logement ou de santé. La stabilité des conditions d’existence n’est plus assurée, l’imprévu peut devenir catastrophe, et la réponse de l’État est une réduction des aides sociales servant a répondre a cette insécurité, et un soutien accru aux « responsables », Wall Street en tête.
Il s’agit donc bien d’une contestation, d’un mouvement social, mais dont les acteurs et actrices sont d’un genre nouveau. Aucune organisation politique n’est présente ni représentée, et les occupant·es se l’explique par la « forme » spécifique de la mobilisation. L’occupation de la ville ne fait pas parti du répertoire de mobilisation, des « campaigns » des partis radicaux, des syndicats, des organisations, etc. Et il est vrai que le répertoire d’Occupy SF est très différent. Pas de mot d’ordre, pas de revendication, pas de pancarte imprimée mais des slogans au feutre sur des morceaux de cartons.
De plus, il est presque paradoxal de mettre face-à-face la radicalité des modes d’engagement (cela va faire trois semaines que près de quarante personnes dorment sur le trottoir, des centaines de personnes participent aux assemblées générales et la marche du 15 octobre a réuni plusieurs milliers de manifestant·es) et la faiblesse du discours politique. Le mouvement est « grass roots », composé d’individus aux motivations diverses qu’il ne s’agit pas d’homogénéiser. Mais, surtout, ils·elles n’ont pas vraiment d’ennemis autre que ce « système » qui n’est même jamais vraiment mentionné, il ne s’agit pas de « gagner ». J’ai presque l’impression que nous faisons face a une nouvelle forme de mouvement social, qui s’est affranchie de toute idée de « lutte ».
Quelque chose de rafraîchissant...
En participante-observatrice, j’essaie de ne pas trop rapidement céder aux envies de critique cynique et de m’ouvrir aux choses qu’il peut y avoir à apprendre de ce mouvement. Car les nouvelles formes de mobilisations se justifient souvent par une forme de « diagnostic » porté sur les précédentes, même lorsque cela n’est pas ouvertement énoncé. Tout d’abord, Occupy SF est un mouvement ouvert. Ma situation sera peut-être éclairante pour illustrer ce point : je suis à San Francisco pour 6 mois pour mon travail de thèse. Pendant cette période, je ne dispose pas des réseaux et des formes de sociabilité classiques que sont le travail, la famille, les ami·es, l’université et encore moins les cercles militants.
Sans ancrage social solide, je pense qu’il m’aurai été difficile de joindre un mouvement social « classique » telle qu’une grève professionnelle, une université en lutte, un quartier mobilisé, etc. Cette difficulté ne se pose pas pour rejoindre le mouvement Occupy SF par le simple fait de son slogan majeur : « We are the 99 % ». Il suffit donc d’être quelqu’un·e pour faire légitimement partie du collectif. De plus, les formes d’occupation d’espace publique permettent un coût d’entrée faible pour y prendre part : il suffit de se rendre à une assemblée générale quotidienne, puis de choisir son degré d’investissement et sa forme de participation.
L’un des autres effets du slogan des « 99 % » et de l’occupation de l’espace publique est l’ouverture du mouvement aux sans-abris de San Francisco. Ils et elles sont les bienvenu·es dans le collectif occupant et, bien que passif·ves, font définitivement partie du camp. L’autre élément à noter est propre à la forme « anti-système » du mouvement et, dans une certaine mesure, à son militantisme inexpérimenté. La polarisation du dedans et du dehors du mouvement, par des références de type « in here » – « out there », pousse à des formes d’expérimentation assez radicales d’organisation, de démocratie directe, de prises de décision, etc.
Pas question de voter et de représenter, le consensus est l’objet des assemblées. La forme d’utopie qui est réalisée sur ce bout de trottoir engage le collectif qui la soutient et permet son amélioration. Ainsi, par exemple, gênée par les formes de dominations blanche et masculine que j’ai vu prendre forme quotidiennement dans l’assemblée pendant plusieurs jours, j’ai poussé à une réflexion et un travail sur la question des identités dominées, que j’ai argumenté par le fait qu’« in there » devait travailler à se distinguer d’« out there » sur ces thématiques.
Ces questions sont traditionnellement sensibles car elles s’attaquent souvent aux membres « forts » d’un mouvement et invitent au travail délicat de la réflexivité critique sur les formes de domination qui existent dans les collectifs en lutte. Pourtant, une fois les premières excitations calmées, la majorité des réactions à ma proposition a été ouverte. Les individus admettaient à la fois l’existence du problème et étaient curieux·ses des pratiques féministes qui permettraient d’« améliorer le collectif ».
L’inclination à construire un mouvement aux règles différentes du monde social, associée à l’absence de formation politique de ses membres, permet à mon sens de développer des formes d’ouvertures à la critique et à l’expérimentation militante plus qu’à la reproduction d’une « formation » politique, et qui se rapproche sûrement de ce qui se fait dans les mobilisations très jeunes, telles que les grèves lycéennes. Ainsi, du moins dans le cas d’Occupy SF, le mouvement a une forme de naïveté sympathique et non dogmatique.
Pour résumer, Occupy SF est donc un mouvement qui permet aux individus qui n’ont pas de formations militantes d’investir la contestation, et permet en cela de faire apparaître des individus qui ne se seraient peut être pas engagé·es dans des mouvements sociaux traditionnels. Puis, de par cette absence de formation, c’est un mouvement naïf et enthousiaste, dans lequel les expérimentations de mobilisation et d’organisation sont possibles.
Des règles à l’encontre d’un monde dérégulé
Sans tradition militante, les formes de procéduralisation des processus du mouvement sont alors un paradoxe a comprendre. Je me l’explique à nouveau par ce caractère « anti-système », qui voudrait
que la fermeté et le respect des règles que le collectif se donne permettent de s’opposer radicalement à ce qui dérégule, ce 1 % contre quoi ce collectif lutte. Le système de règles du mouvement est cette existence constituante qui lui donne une valeur propre, et qui le différencie en pratique d’« out there ».
Cette composante « anti-système » doit également être articulée à l’absence de revendication, de « direct demands » du collectif. Sans objets concrets, sans ennemi·es, sans positions politiques unificatrices pour cimenter le groupe, peut-on encore parler de lutte ? Vu d’« in there », les règles de l’assemblée générale et l’organisation du collectif ont la fonction de ce qui différencie du système, mais aussi ce qui est à défendre, ce qui rapproche ces individus, ce qui donne du sens a cette mobilisation « faible ».
Chaque assemblée générale commence donc par un rappel des règles du consensus, de l’accord et du désaccord. Le seul impératif que semble s’être donné le mouvement est de tendre le plus possible vers le consensus – et d’éviter au plus possible le désaccord. Trois formes d’expression pour la prise de décision nous sont présentées : le pouce levé vers le ciel permet d’approuver une motion, le pouce à l’horizontale exprime que l’on ne consent pas, mais que l’on ne s’y oppose pas non plus, et le pouce baissé permet d’exprimer une vive opposition à la décision proposée.
Cette forme d’opposition nous est présentée comme extrêmement radicale et devant être utilisée le plus rarement possible, signifiant pour l’individu qu’il·elle serait prêt·e à quitter le mouvement si cette motion était adoptée. La question de l’accord, du consensus, d’une fraternité heureuse au sein de l’occupation est centrale : « We are brothers and sisters » et nous voulons que le mouvement « sustain forever ».
Une fois les règles rappelées, les points de l’ordre du jour décidés à l’AG de la veille sont donnés et de nouveaux points sont proposés par la foule rassemblée. Ensuite, chaque comité (« direct action », « outreach » (« sensibilisation »), « legal », « camp logistic », etc.) fait le bilan de ses récents travaux et présente à l’AG des propositions issues de leurs réunions quotidiennes. Ces propositions font d’abord l’objet d’une discussion générale dans laquelle l’assemblée exprime ses « concerns », à travers lesquels on modifie la proposition discutée. Une fois les « concerns » exprimés et la proposition implémentée, elle est soumise au consensus du groupe pour être acceptée ou refusée.
Les limites du consensus et le joker de l’individu
Il reste malgré tout quelque chose à dire de la construction du consensus au sein du mouvement, et cette idée s’approchera sûrement de la plus bête tautologie : le consensus n’est facile a atteindre que sur des sujet « consensuels ». Ainsi, lorsque je discute de la création de comité non-mixte dans le but de faire dérailler les inégalités de genres telles qu’elles s’installent dans le mouvement, on me déconseille grandement de passer par l’AG pour faire advenir ce point-là. Et, en effet, je le vois bien, cela ne « passera » jamais. De même, lorsqu’il s’est agi d’écrire une lettre au City Council pour avoir son soutien officiel quant à la tenue de l’occupation, la discussion a été tellement divergente que la décision a été prise de ne pas soumettre le brouillon au consentement du groupe.
Même dans le cas d’une décision portant sur le parcours de manifestation, l’option du consentement collectif est contourné car la proposition est trop discutée. Ainsi, on comprend l’immobilisme de ces assemblées quant à la production de « contenus » politiques, de revendications, de « direct demands ». Si le consensus ne marche que pour les décisions portant sur le quotidien ou la logique de préservation du mouvement, il paraît alors très difficile d’arriver a faire émerger un contenu politique substantiel par ce biais-là. Mais, en même temps, qui peut s’étonner que les « 99 % » n’arrivent pas à se mettre d’accord ?
Que se passe-t-il lorsque le consensus n’est pas atteint ? De façon très intéressante, les « pousseur·ses » de décisions ont alors une deuxième carte en main : celle de l’action individuelle. Autrement formulé : lorsque l’on ne peut pas mobiliser l’AG à sa cause, on peut malgré tout convaincre les individus de nous rejoindre. Cela n’engagera alors que « nous », l’honneur de la volonté générale est sauf de ne pas s’être confronté a un échec et l’action peut malgré tout être menée.
Tout cela me rappelle de façon assez surprenante les questions soulevées par le contrat social de Rousseau, à travers sa définition de la « volonté générale » qui ne doit pas être la simple collection des volontés particulières. Ce qui était le problème de Rousseau n’est pas celui d’Occupy SF, car la coexistence de l’individualisme et du collectif consensuel s’accorde de façon efficace.
Jonglant entre le consensus et les initiatives individuelles, le mouvement échappe à la prise de position engageante et continue à tenir le « programme faible » des 99 %. Il peut ainsi arriver à satisfaire ses membres et donc à assurer ce qui est peut être sa seule fin politique : « sustain ».