Sean Purdy, professeur d’histoire à l’Université de Sao Paulo
Le triomphalisme de gauche régnait sur les réseaux sociaux et nombreux, nombreuses sont ceux et celles qui sont allé.e.s aux urnes dimanche le 2 octobre avec la certitude absolue que le cauchemar de 4 ans du bolsonarismo néofasciste toucherait bientôt à sa fin.
Nous avons eu un réveil brutal vers 20 heures dimanche, lorsque les résultats définitifs sont tombés. Lula a obtenu 48,43% et Bolsonaro 43,20%, ce qui devait forcer un second tour des élections présidentielles le 30 octobre. En deux mois de sondages hebdomadaires pendant la campagne, Bolsonaro n’avait jamais recueilli plus de 37% du vote, tandis que le vote pour Lula s’était stabilisé dans les derniers jours avant les élections autour de 50 %.
On s’attendait à ce que Lula gagne facilement dans les trois plus grands États. Mais il n’en a remporté qu’un. Les sondages étaient donc quelque peu décalés, mais pas énormément. Là où les sondages se sont énormément trompés, ce sont les projections pour les gouverneur.e.s, pour le Congrès fédéral et pour les assemblées des États. Le Parti libéral (PL) de Bolsonaro et de nombreux petits partis alliés ont réalisé des gains significatifs. Les candidat.e.s au poste de gouverneur.e aligné.e.s sur Bolsonaro ont été élu.es ou réélu.e.s dans sept États, alors qu’il est soutenu par huit autres candidats lors des élections du second tour.
Les allié.e.s de Lula ont gagné dans quatre États dans sa base inébranlable du nord-est du pays et comptent sur le soutien de six autres candidat.e.s au second tour. Mais Bolsonaro pourrait bien gagner le soutien de plus de la moitié des 27 gouverneur.e.s du pays d’ici la fin des élections.
La plus grande surprise a eu lieu dans l’État, São Paulo, le plus grands État du pays. Les sondages avaient toujours montré Fernando Haddad du PT avec une avance substantielle sur le candidat trié sur le volet par Bolsonaro, l’ancien ministre de l’Infrastructure, Tarcísio de Freitas, originaire de Rio, qui a été parachuté dans l’État de Sao Paulo pour étendre l’influence de Bolsonaro. Pourtant Freitas s’est retrouvé avec 42,32% et Haddad avec 35,70%.
À Rio de Janeiro, le deuxième État en grandeur, le candidat de Bolsonaro, Claudio Castro, embourbé dans des scandales de corruption massifs, l’a emporté haut la main contre le candidat de gauche, Marcelo Freixo, avec 60 % des voix. Dans Minas Gerais, le seul grand État où Lula a remporté la majorité des voix, le partisan de Bolsonaro, Romeu Zema, a été réélu avec 56 % des voix.
Les bolsonaristes ont balayé la chambre basse du Congrès, le PL remportant 99 sièges. Avec les partis alliés, les bolsonaristes contrôleront jusqu’aux deux tiers comme au Sénat, où le PL a remporté 13 des 27 sièges en jeu.
Rien n’illustre mieux l’assaut de l’extrême droite que le fait que quatre ex-ministres controversés du gouvernement de Bolsonaro ont remporté de manière décisive leurs courses au Congrès.
L’ancien ministre de la Santé, Eduardo Pazuello, responsable de la mauvaise et criminelle gestion de la pandémie au Brésil, qui compte le deuxième plus grand nombre de décès au monde dûs au Covid, a été le député fédéral ayant obtenu le plus grand nombre de votes à Rio de Janeiro. Ricardo Salles, l’ancien Ministre de l’Environnement, qui a vidé les réglementations environnementales et s’est rapproché d’entreprises minières et forestières illégales pour faciliter la déforestation de plus d’un million d’hectares de terres en Amazonie l’année dernière, a obtenu le troisième plus grand nombre de votes à São Paulo, avec plus de 640 000 votes.
Défiant une fois de plus les sondages, l’ex-ministre de la Science et de la Technologie, l’astronaute Marcos Pontes, qui a détruit son ministère avec des coupes drastiques, a terminé premier de la course au Sénat à São Paulo. Et l’évangéliste dérangé et ex-ministre de la famille et des droits de la personne Damares Alves, qui a toléré des violations grossières des droits de la personne et qui a refusé l’avortement aux filles violées et enceintes, a remporté la course au Sénat dans le District Fédéral.
Il y a eu de petites victoires pour la gauche. Le Parti du socialisme et de la liberté (PSOL), qui s’est séparé du PT en 2003, a augmenté de huit à douze le nombre de ses député.e.s fédéraux et fédérales, dont deux femmes autochtones et une femme trans noire. Guilherme Boulos du PSOL et leader du Mouvement des travailleurs et travailleuses sans-toit a remporté plus d’un million de voix pour le poste de député fédéral à São Paulo. Même le PT a augmenté ses effectifs au Congrès et a obtenu de bons résultats à l’Assemblée législative de São Paulo avec le PSOL.
Mais tout cela pâlit en comparaison de l’offensive de droite de Bolsonaro. Même avec le désastre absolu qu’était son gouvernement - inflation et chômage à deux chiffres, 30 millions de personnes souffrant de la faim, coupes drastiques dans l’État-providence brésilien embryonnaire et dans les droits des travailleurs, des travailleuses, et des retraité.e.s, la gestion inhumaine de la pandémie, les attaques constantes contre les personnes opprimées, et des menaces voilées d’un coup d’État – Bolsonaro et ses partisan.e.s ont maintenu leur appui. Comment l’expliquer ? Pourquoi les sondages se sont-ils tellement trompé ?
Une analyse plus complète n’émergera que dans les prochains mois. Mais deux facteurs ressortent : la profondeur de l’idéologie d’extrême droite, voire néofasciste, au sein de la population brésilienne ; et la concentration presque exclusive de la gauche sur les élections et ses mobilisations politiques plutôt passives du haut vers le bas.
Les sondages ont été incapables de mesurer la pénétration de l’idéologie de droite au sein d’une proportion considérable de Brésilien.ne.s, phénomène qui a été observé également dans d’autres contextes, tels l’élection de Trump en 2016 et d’Orban en Hongrie plus tôt cette année. Les sondeur.e.s et la gauche ont sous-estimé à quel point les solutions simples et autoritaires proposées par le bolsonarisme, aussi fausses soient-elles, ont profondément touché de nombreuses personnes, en particulier la classe moyenne inférieure masculine blanche. Mais pas elle exclusivement.
En colère contre les gains récents des travailleurs et des travailleuses, des femmes, des Noir.e.s et de la communauté LGBT, les bolsonaristes ont projeté de la haine envers les opprimé.e.s, qui parient sur leur amélioration économique et sociale grâce aux faveurs descendantes de l’élite.
Comme l’ont montré plusieurs ethnographes innovant.e.s de l’extrême droite, cela s’est traduit par un soutien inconditionnel à Bolsonaro par au moins un tiers de la population, qui a adopté avec enthousiasme son principal slogan de campagne - « Dieu, patrie, famille et liberté », slogan pris littéralement aux manuels du fascisme italien, du nazisme allemand et de l’intégralisme brésilien, un mouvement fasciste local des années 1930.
Un élément central de cette idéologie comprend une haine viscérale du PT et de la gauche, alimentée par de fausses nouvelles et des mensonges grossiers, une haine qui est activement cultivée depuis le coup d’état parlementaire contre la présidente du PT Dilma R. en 2016. Il est grand temps de revisiter les écrits d’Adorno de 1950 sur la psychologie des masses dans les mouvements fascistes.
Pourtant, l’incapacité des sondages et de la gauche à prédire la profondeur de la conscience bolsonariste est liée également au choix de la gauche - principalement du PT, mais aussi des partis alliés - à ne pas mobiliser leur partisan.e.s dans la rue et sur les lieux de travail avant et pendant les élections et à leur offrir une alternative progressiste cohérente.
Comme dans d’autres parties du monde dans le contexte de la crise capitaliste mondiale, la gauche et les partis centristes et de la droite traditionnelle ont été incapables d’apporter des solutions aux problèmes socio-économiques fondamentaux. La plate-forme présidentielle du PT est comblée de promesses édulcorées d’inverser les défaites infligées par Bolsonaro, mais tout en embrassant des principes-clés du néolibéralisme, tels la responsabilité budgétaire, la prosternation devant les banques et l’agro-industrie, et la tergiversation par rapport la nécessité d’un investissement social massif, dans cette société qui est l’une des plus inégales du monde.
La campagne électorale de gauche de cette année était fondée sur une conception du politique basée sur un marketing bureaucratique qui descend du haut vers le bas, avec peu de mobilisations combatives de rue. À tort elle s’est appuyée sur un optimisme illusoire, alimenté par les sondages, rejetant une conception de confrontation frontale et de combat contre l’idéologie et la politique d’extrême droite. Et elle a ignoré l’avertissement récent de la légende du rap brésilien, Mano Brown, selon lequel la gauche est perdue si elle ne construit pas sa base dans les quartiers populaires.
Il est tout à fait clair que dans les prochaines semaines avant le second tour des élections présidentielles et des gouverneurs le 30 octobre (et après, dans la confrontation avec un Congrès dirigé par Bolsonaro), la gauche devrait changer sa stratégie et sa tactique institutionnalistes en faveur d’une conception politique de la mobilisation, de l’occupation des rues, et de tous les espaces politiques possibles afin de construire un soutien expressif et visible contre le projet néofasciste de Bolsonaro.
C’est le seul moyen de sauver la démocratie au Brésil, de reconstruire l’économie et la société dans l’intérêt de la majorité, et d’honorer la mémoire des 700 000 Brésilien.ne.s qui ont péri dans la pandémie.
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