Édition du 17 décembre 2024

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Débats

Noam Chomsky : Internationalisme ou extinction

L’internationale progressiste a été lancée par un groupe d’intellectuels et de politicien-ne-s progressistes. Noam Chomsky, Naomi Klein, Yanis Varoufakis, Fernando Haddad et le Premier ministre islandais, entre autres, appellent à la défense de la démocratie, de la solidarité, de l’égalité et de la durabilité. L’internationale progressiste soutient les initiatives qui visent à promouvoir l’union, la coordination et la mobilisation de militant-e-s, d’associations, de syndicats, de mouvements sociaux et de partis en défense de la démocratie, de la solidarité, de l’égalité et de la durabilité. Nous publions ici un extrait du discours de Noam Chomsky, membre du Conseil de l’IP, lors du sommet inaugural de l’Internationale Progressiste tenu en septembre dernier.

Extrait du discours de Noam Chomsky

En janvier dernier, avant que l’on ne comprenne l’ampleur de la pandémie, l’horloge de la fin du monde a été réglée. L’humanité se remettra tôt ou tard de la pandémie, à un prix terriblement élevé. C’est un coût inutile. Nous le constatons clairement en observant l’expérience des pays qui ont pris des mesures décisives lorsque la Chine a fourni au monde, le 10 janvier dernier, les informations pertinentes sur le virus. Les principaux d’entre eux étaient l’Asie de l’Est et du Sud-Est et l’Océanie, d’autres étant à la traîne et à l’origine de véritables catastrophes, notamment les États-Unis, suivis par le Brésil de Bolsonaro et l’Inde de Modi.

Malgré la malfaisance ou l’indifférence de certain·e·s dirigeant·e·s politiques, nous finirons par nous remettre à peu près de la pandémie. Cependant, nous ne nous remettrons pas de la fonte des calottes polaires, ni de la multiplication des feux arctiques qui libèrent d’énormes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, ni des autres étapes de notre marche vers la catastrophe.

Lorsque les plus éminent·e·s climatologues nous enjoignent à « paniquer maintenant », iels ne sont pas alarmistes. Il n’y a pas de temps à perdre. Peu en font assez, et pire encore, le monde est maudit par des dirigeant·e·s qui non seulement refusent de prendre des mesures suffisantes, mais accélèrent délibérément la course au désastre. La machiavélisme de la Maison Blanche est de loin en tête de cette monstrueuse criminalité.

Il ne s’agit pas seulement des gouvernements. Il en va de même pour les industries des combustibles fossiles, les grandes banques qui les financent, et d’autres industries qui profitent d’actions qui mettent la « survie de l’humanité » en grand danger, selon les termes d’une fuite d’un mémo interne de la plus grande banque américaine.

L’humanité ne survivra pas longtemps à cette malignité institutionnelle. Les moyens de gérer la crise sont disponibles. Mais pas pour longtemps. L’une des principales tâches de l’Internationale Progressiste est de faire en sorte que nous paniquions tous dès maintenant et d’agir en conséquence.

Les crises auxquelles nous sommes confronté·e·s en ce moment unique de l’histoire de l’humanité sont bien sûr internationales. La catastrophe environnementale, la guerre nucléaire et la pandémie n’ont pas de frontières. Et de manière moins transparente, il en va de même pour le troisième des démons qui traquent la Terre et poussent la seconde aiguille de l’horloge de la fin du monde vers minuit : la détérioration de la démocratie. Le caractère international de ce fléau devient évident lorsque l’on examine ses origines.

Les circonstances varient, mais il existe des racines communes. Une grande partie de la malignité remonte à l’assaut néolibéral contre la population mondiale lancé en force il y a 40 ans.

Le caractère fondamental de l’attaque a été inscrit dans les déclarations liminaires de ses figures de proue. Dans son discours inaugural, Ronald Reagan a déclaré que le gouvernement est le problème, et non la solution. Cela signifie que les décisions devaient être retirées aux gouvernements, qui sont au moins partiellement sous contrôle public, pour être confiées au pouvoir privé, qui n’a aucun compte à rendre au public, et dont la seule responsabilité est l’auto-enrichissement, comme l’a proclamé l’économiste en chef Milton Friedman. L’autre était Margaret Thatcher, qui nous a enseigné qu’il n’y a pas de société, mais seulement un marché dans lequel les populations sont mises à contribution pour survivre du mieux qu’elles peuvent, sans organisations qui leur permettent de se défendre contre ses ravages.

Sans aucun doute, Thatcher paraphrasait Marx, qui condamnait les dirigeant·e·s autocratiques de son époque pour avoir transformé la population en « sacs de pommes de terre », sans défense contre la concentration du pouvoir.

Avec une admirable constance, les administrations Reagan et Thatcher ont immédiatement entrepris de détruire le mouvement ouvrier, principal obstacle à la dure domination de classe par les maîtres de l’économie. Ce faisant, dès ses débuts dans la Vienne de l’entre-deux-guerres, elles adoptaient les principes directeurs du néolibéralisme où le fondateur et patron du mouvement, Ludwig von Mises, pouvait à peine contrôler sa joie lorsque le gouvernement proto-fasciste détruisit violemment la vibrante social-démocratie autrichienne et les méprisables syndicats qui faisaient obstacle à une économie saine en défendant les droits des travailleur·euse·s.

Comme l’expliquait von Mises dans son ouvrage classique néolibéral de 1927 Liberalism (« Libéralisme »), cinq ans après que Mussolini a instauré son régime brutal, « on ne peut pas nier que le fascisme et les mouvements similaires visant à établir des dictatures sont pleins de bonnes intentions et que leur intervention a pour l’instant sauvé la civilisation européenne. Le mérite que le fascisme a ainsi engrangé pour lui-même vivra éternellement à travers l’histoire, quand bien même cela ne sera que temporaire », nous a-t-il assuré. Les Chemises noires rentreront chez elles après avoir fait un bon travail.

Les mêmes principes ont inspiré un soutien néolibéral enthousiaste à l’horrible dictature de Pinochet. Quelques années plus tard, ils ont été mis en œuvre sous une forme différente dans l’arène mondiale, sous la direction des États-Unis et du Royaume-Uni.

Les conséquences étaient prévisibles. L’une d’entre elles était une forte concentration de la richesse et la stagnation d’une grande partie de la population, se traduisant par un affaiblissement de la démocratie dans le domaine politique. L’impact aux États-Unis fait ressortir très clairement ce à quoi on peut s’attendre lorsque le pouvoir des entreprises est pratiquement incontesté. Après 40 ans, 0,1 pour cent de la population possède 20 pour cent des richesses, soit le double de ce qu’elle possédait lorsque Reagan a été élu. La rémunération des PDG a grimpé en flèche, entraînant avec elle la richesse des directions générales. Les salaires réels des travailleurs non cadres ont diminué. Une majorité de la population survit de salaire en salaire, sans quasiment aucune épargne. La taille des institutions financières, largement prédatrices, a explosé.

Il y a eu des krachs répétés, de plus en plus graves, dont les auteur·rice·s ont été renfloué·e·s par la·le gentil·le contribuable, alors que ce n’est qu’une la partie des subventions de l’État qu’iels reçoivent. Les « marchés libres » ont conduit à la monopolisation, avec une réduction de la concurrence et de l’innovation, car les fort·e·s ont avalé les faibles. La mondialisation néolibérale a désindustrialisé le pays dans le cadre des accords sur les droits des investisseur·euse·s, faussement appelés « pactes de libre-échange ». En adoptant la doctrine néolibérale selon laquelle « la fiscalité est un vol », Reagan a ouvert la porte aux paradis fiscaux et aux sociétés écrans, auparavant interdites et empêchées par un contrôle efficace. Cela a immédiatement conduit à une gigantesque industrie de l’évasion fiscale afin d’accélérer le vol massif de la population en général par les très riches et le secteur des entreprises. Ce n’est pas un petit changement. Son ampleur est estimée à des dizaines de billions de dollars.

Et cela continue ainsi alors que la doctrine néolibérale s’installe.

Alors que l’assaut commençait à peine à prendre forme, en 1978, le président des United Auto Workers (« Travailleur·euse·s Uni·e·s de l’Automobile »), Doug Fraser, a démissionné d’un comité patronal-syndical mis en place par l’administration Carter, exprimant son choc de voir que les chef·fe·s d’entreprise avaient « choisi de mener une guerre de classe unilatérale dans ce pays, une guerre contre les travailleur·euse·s, les chômeur·euse·s, les pauvres, les minorités, les très jeunes et les très vie·illes·ux, et même une grande partie de la classe moyenne de notre société », et avaient « déchiré et jeté le fragile pacte non écrit qui existait auparavant pendant une période de croissance et de progrès », pendant la période de collaboration des classes sous le capitalisme régimenté.

Sa reconnaissance de la façon dont le monde fonctionne a été quelque peu tardive, trop tardive en réalité pour repousser la guerre de classe cinglante lancée par les chef·fe·s d’entreprise qui ont rapidement eu les coudées franches des gouvernements dociles. Les conséquences sur une grande partie du monde ne sont guère surprenantes : colère généralisée, ressentiment, mépris des institutions politiques alors que les principales institutions économiques sont dissimulées par une propagande efficace. Tout cela fournit un terrain fertile aux démagogues qui peuvent prétendre être votre sauveur·se tout en vous poignardant dans le dos, tout en détournant la responsabilité de vos conditions de vie vers des boucs émissaires : les immigrant·e·s, les Noir·e·s, la Chine, quiconque correspond à des préjugés de longue date.

Si l’on regarde les crises majeures auxquelles nous sommes confronté·e·s en ce moment historique, toutes sont internationales, et deux internationales se forment pour les affronter. L’une d’entre elles s’ouvre aujourd’hui : l’Internationale Progressiste. L’autre prend forme sous la direction de la Maison Blanche de Trump, une internationale réactionnaire comprenant les États les plus réactionnaires du monde.

Dans l’hémisphère occidental, l’internationale comprend le Brésil de Bolsonaro et quelques autres. Au Moyen-Orient, les acteurs principaux sont les dictatures familiales du Golfe, la dictature égyptienne d’al-Sisi, peut-être la plus dure de l’histoire douloureuse de l’Égypte, et Israël, qui a depuis longtemps abandonné ses origines sociales-démocrates et s’est déplacé vers l’extrême droite, effet prévisible de l’occupation prolongée et brutale. Les accords actuels entre Israël et les dictatures arabes, qui formalisent des relations tacites de longue date, constituent un pas important vers la consolidation de la base du Moyen-Orient de l’internationale réactionnaire. Les Palestinien·ne·s encaissent les coups, le sort de celleux qui manquent de pouvoir et ne rampent pas correctement aux pieds des maîtres·ses naturel·le·s.

À l’Est, un candidat naturel est l’Inde, où le Premier ministre Modi détruit la démocratie laïque de l’Inde et transforme le pays en un État nationaliste hindouiste raciste, tout en écrasant le Cachemire. Le contingent européen inclut la « démocratie illibérale » d’Orban en Hongrie et des éléments du même acabit ailleurs. L’internationale bénéficie également d’un puissant soutien au sein des institutions économiques mondiales dominantes.

Les deux internationales comprennent une bonne partie du monde, l’une au niveau des États, l’autre au niveau des mouvements populaires. Chacune est un représentant éminent de forces sociales beaucoup plus larges, qui ont des images très contrastées du monde qui devrait émerger de la pandémie actuelle. Une de ces forces travaille sans relâche à la construction d’une version plus dure du système mondial néolibéral dont elles ont largement bénéficié, avec une surveillance et un contrôle plus intensifs. L’autre espère un monde de justice et de paix, avec des énergies et des ressources orientées vers la satisfaction des besoins humains plutôt que vers les demandes d’une minuscule minorité. Il s’agit d’une sorte de lutte des classes à l’échelle mondiale, avec de nombreuses facettes et interactions complexes.

Il n’est pas exagéré de dire que le sort de l’expérience humaine dépend de l’issue de cette lutte.

Pour visiter le site de l’Internationale progressiste cliquez ici

Portfolio

Noam Chomsky

prof. MIT

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