Édition du 12 novembre 2024

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Europe

Naissance et chute du « monde russe » : histoire d’un concept

Dans son discours à la veille de la guerre, Vladimir Poutine a qualifié l’Ukraine de « partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel  ». Une conclusion politico-militaire directe découle de cette déclaration : les frontières de « l’espace spirituel » doivent coïncider entièrement avec celles de l’État russe.

Inprecor no 697-698 mai-juillet 2022

Par Ilya Boudraitskis*

L’idée d’une telle intégrité – de la culture et de l’armée, de l’État et de la langue, de l’identité nationale et de la citoyenneté – connue sous le nom de doctrine du « monde russe », a été constamment développée par le Kremlin au cours des deux dernières décennies. Aujourd’hui, elle est finalement devenue un élément clé pour justifier une guerre d’agression et refuser à tout un peuple le droit d’exister. Qu’est-ce qui se cache derrière le concept de « monde russe » et comment est-il apparu ?

L’expression « monde russe » apparaît dans les cercles intellectuels moscovites dès les années 1990, en réponse au besoin d’une définition culturelle large de l’identité russe, qui pourrait être opposée aux définitions nationalistes et revanchardes. Cependant, au début des années 2000, le « monde russe » acquiert déjà un nouveau contenu et se transforme progressivement en une doctrine officielle de l’État.

En octobre 2001, lors d’un discours prononcé à l’occasion du soi-disant Congrès mondial des compatriotes russes, Poutine a pour la première fois précisé sa conception de cette doctrine : le « monde russe », ce sont « des millions de personnes qui parlent, pensent et se sentent russes » et qui vivent en dehors de la Fédération de Russie. L’appartenance au « monde russe », selon Poutine, est déterminée volontairement ; c’est « une question d’autodétermination spirituelle ». Et puisque « la Russie est constamment sur la voie d’intégration dans la communauté mondiale et dans l’économie mondiale », « nos compatriotes ont toutes les chances d’aider leur patrie dans un dialogue constructif avec les partenaires étrangers ».

Il ressort clairement du discours de Poutine que, à l’époque, il s’intéressait bien plus à ceux de Londres, Paris ou New York « qui se sentent bien Russes » qu’à ceux du Donbass ou du nord du Kazakhstan. Il convient de rappeler que 2001 est le moment de la lune de miel de Poutine avec l’Occident : la Russie soutient activement l’opération militaire américaine en Afghanistan, tandis que des réformes économiques libérales, y compris celles visant à attirer les investissements étrangers, sont en cours dans le pays. Le « monde russe » est donc toujours compris comme une diaspora influente et riche, qui pourrait constituer un avantage concurrentiel important pour la Russie dans un monde globalisé.

L’idée même du « monde russe » en tant que « ressource culturelle et humaine » sur le marché mondial a été décrite en détail encore plus tôt, en 2000, par le politicien social tech affilié au Kremlin, Pietr Shtchedrovitsky. Défendant le « monde russe » comme une « approche humanitaire-technologique », Shtchedrovitsky l’oppose directement au scénario serbe de « résolution par la force des problèmes territoriaux et ethno-culturels ».

Toutefois, au milieu des années 2000, la Russie de Poutine s’est imposée dans l’économie mondiale en tant que fournisseur de matières premières et le développement des « ressources culturelles » n’était plus une priorité. En même temps, les victoires des « révolutions de couleur » en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2005 portent un coup sérieux à la domination politique de Moscou dans l’espace post-soviétique. La dépendance du Kremlin à l’égard des liens informels avec les représentants des élites locales ne se justifie clairement plus, et le refroidissement progressif des relations avec l’Occident exige un actif travail d’information. Le « monde russe » est désormais entièrement déterminé par les intérêts politiques de l’État : la population russophone de l’étranger proche doit devenir un instrument d’influence, et la sympathie pour la Russie en raison de son histoire et de sa culture (et dans ce sens même pour la Russie en tant qu’héritière de l’Union soviétique) doit être convertie en soutien à sa politique étrangère. À cette fin, au milieu des années 2000, des projets tels que la fondation Russkiy Mir (c’est-à-dire Monde russe), la chaîne de télévision Russia Today (RT), l’Institut pour la démocratie et la coopération et une agence fédérale distincte (1) sont créés sur la base du centre culturel relevant du ministère des affaires étrangères. Chacun d’eux s’est vu attribuer un rôle dans la promotion du soft power russe : RT s’est concentré sur les « informations alternatives », remettant en question les positions des médias occidentaux et proposant des interprétations des événements à l’avantage du Kremlin, tandis que l’Institut pour la démocratie et la coopération a créé un réseau d’experts conservateurs qui considèrent la Russie de Poutine comme un rempart de protection de l’Europe réelle contre le « libéralisme de gauche » et le féminisme.

Le « monde russe » n’était plus simplement compris comme une communauté internationale de tous ceux qui parlent la langue russe, mais comme un corpus de « valeurs » dont la promotion correspond aux intérêts de l’État. Selon la chercheuse Vera Agueyeva on assiste à une « sécurisation du monde russe », où l’influence culturelle ne peut plus être séparée de la « sécurité nationale » et de la protection contre les menaces extérieures (2). Il est révélateur que dès 2008, le chef adjoint de l’état-major russe, Alexander Bouroutine, saluant la création de l’Institut pour la démocratie et la coopération, ait noté son importance dans les « guerres de l’information » dont « les gens et leur vision du monde » sont la cible.

Selon une telle interprétation, les frontières entre « la puissance douce » et la « dure » sont devenues insignifiantes, le contenu du « monde russe » – la langue, la culture, la conscience d’un « lien avec la Russie » – n’étant plus qu’une sorte d’arme dans une guerre invisible. Du point de vue du Kremlin, le « monde russe » n’était qu’une réponse à l’expansion de l’Occident, qui utilisait des concepts tels que les « élections démocratiques » ou les « droits humains » comme un moyen pour affaiblir la Russie. Il s’est avéré que toute « valeur » ne pouvait avoir de valeur en soi, mais était inévitablement condamnée à être un instrument d’un intérêt national ou d’un autre. Et si tout défenseur des droits humains ou tout opposant à l’intérieur de la Russie était défini comme un vecteur de l’influence occidentale, tout défenseur de la culture russe en dehors de la Russie devait devenir un agent de l’influence politique russe.

Après l’annexion de la Crimée et le début du conflit dans le Donbass en 2014, le « monde russe » a finalement été dépouillé des aspects de « puissance douce » et est devenu une idéologie de l’irrédentisme – c’est-à-dire un programme visant à réunifier les « terres historiques » perdues, si ce n’est pas directement au sein de la Fédération de Russie du moins dans l’orbite directe de sa présence politique et militaire. Le « monde russe », comme l’a expliqué le patriarche Kirill dans l’un de ses discours, est « une civilisation particulière à laquelle appartiennent des personnes qui se désignent aujourd’hui par des noms différents – Russes, Ukrainiens et Biélorusses ». L’appartenance au « monde russe » n’est donc pas une question de choix personnel, mais est déjà prédéterminée par le destin – par l’origine et le territoire. Selon le stratège du Kremlin Vladislav Sourkov, « le monde russe, ce sont ces endroits où les gens apprécient la culture russe, ont peur des armes russes et respectent le président russe Vladimir Poutine » (3). Autrement dit, faire partie du « monde russe » signifie être un sujet de Poutine sous une forme ou une autre, reconnaître son autorité et lui obéir. Il était difficile de trouver une formule qui montre plus clairement l’effondrement complet de toutes les conceptions antérieures du « monde russe » en tant que « puissance douce » : on ne peut aimer la Russie simplement en raison de sa haute culture, et son modèle politique et social n’est attrayant pour personne, néanmoins elle est capable de faire peur grâce à sa puissance militaire.

Toutes les organisations d’État chargées de construire le « monde russe » pendant une décennie ont travaillé en vain et se sont avérées être un autre mécanisme de l’inutile « exploitation » des énormes ressources budgétaires. Même l’Église orthodoxe russe – qui a été instantanément abandonnée par des millions de ses paroissiens en Ukraine lorsque la guerre a éclaté – a fait preuve de faillite morale. L’échec du « monde russe » en tant que stratégie de « puissance douce » est toutefois lié non seulement à la corruption, mais surtout à la vision antidémocratique de l’élite étatique russe, profondément convaincue que les gens ordinaires ne peuvent en aucun cas choisir leur propre destin. Ces dizaines de millions de personnes qui parlent russe – le véritable « monde russe » – ont été présentées non pas comme des partenaires dans un dialogue égalitaire, mais comme un « capital » de l’État à gérer et à utiliser à son avantage. Aujourd’hui, ce « monde russe » est littéralement devenu l’otage et la victime d’un État qui mène une guerre criminelle. Ce sont les Ukrainiens russophones qui sont morts sous les bombes russes à Mariupol et Kharkiv ou qui ont été transformés en réfugiés. La logique du Kremlin aujourd’hui se résume en fait à une formule terrible : Si le « monde russe » ne peut être soumis, il ne peut qu’être détruit. Cela signifie que si la culture et la langue russes ont un avenir, celui-ci ne peut être construit que sur les décombres de l’État de Poutine.

6 juin 2022

* Ilya Boudraitskis, professeur de théorie politique à l’École des sciences sociales et économiques de Moscou, enseigne également à l’Institut d’art contemporain de Moscou. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la Russie et sur la tradition de la gauche critique et dissidente en Russie, tant pendant les années soviétiques que dans la période actuelle, dont le récent ouvrage Dissidents between Dissidents : Ideology, Politics and the Left in Post-Soviet Russia (Verso Books, 2022).
Cet article a été publié le 6 juin 2022 par la nouvelle revue électronique После (« Après » en russe : https://posle.media), qui regroupe la gauche russe anti-guerre. Paraissant en russe et en anglais, cette revue « accueille et invite à la coopération chercheurs, journalistes, militants, témoins oculaires – tous ceux qui cherchent à comprendre le présent et à penser l’avenir ».
(Traduit du russe par JM).

1. L’Agence fédérale pour les affaires de la Communauté des États indépendants, les compatriotes vivant à l’étranger et la coopération humanitaire internationale, appelée Rossotrudnichestvo, qui finance notamment des ONG, pas vraiment non-gouvernementales car dépendant du gouvernement russe. De telles « ONG » ont organisé en avril des manifestations visant à soutenir l’invasion russe de l’Ukraine, simultanément à Dublin, Berlin, Hanovre, Francfort, Limassol et Athènes… (cf. The Times, 16 avril 2022).

2. Агеева В.Д., « Global Russians как российская “мягкая сила” », Россия в глобальной политике, Т. 20, n° 1, 2022, pp. 91-106 : https://globalaffairs.ru/articles/global-russians/

3. Генри Достоевский, « Сурков : Русский мир там, где уважают Путина и боятся оружия России », Daily Storm, 12 juin 2021, https://dailystorm.ru/news/surkov-russkiy-mir-tam-gde-uvazhayut-putina-i-boyatsya-oruzhiya-rossii

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