Tiré d’Asialyst. Légende de la phoito : Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, reçu à Washington par le secrétaire d’État américain Antony Blinken, le 26 octobre 2023. (Source : CNN)
Ces dernières semaines, Pékin s’active sur deux fronts. En mer de Chine du Sud, l’armée populaire de libération (APL) poursuit son offensive et en particulier ses opérations d’intimidation militaires contre Taïwan. Au Moyen-Orient, depuis le 7 octobre, date de l’attaque terroriste d’ampleur du Hamas contre Israël, la diplomatie chinoise fait feu de tout bois pour conforter son influence dans la région.
Ce jeu de go passe par Washington, où le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi séjourne du 26 au 28 octobre. Son objectif : baliser le terrain avec l’administration américaine avant le sommet entre Xi Jinping et Joe Biden, qui doit avoir lieu en marge de l’APEC, le Forum de Coopération économique Asie-Pacifique, du 11 au 17 novembre. À l’évidence, la rencontre ne réglera rien sur le fond d’une rivalité aigüe. Mais elle vise à trouver un chemin d’entente minimal pour éviter que la situation ne dégénère en conflit ouvert.
Le sommet de San Francisco est souhaité de part et d’autre – mais pour des raisons diamétralement opposées. À Pékin, maintenir le dialogue avec le grand rival américain est devenu une nécessité impérieuse en raison de la dépendance aujourd’hui cruciale de l’économie chinoise chancelante avec l’Occident et ses marchés alors que les perspectives économiques s’obscurcissent au point de susciter un mécontentement croissant dans le pays. À Washington, l’administration Biden veut, quant à elle, éviter à tout prix un conflit ouvert avec la Chine à un moment où son armée est déjà mise à l’épreuve en Ukraine depuis le 24 février 2022 et où un nouveau front s’est ouvert, probablement pour longtemps, au Moyen-Orient.
Les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre et le profond traumatisme qu’elles ont provoqué en Israël ouvrent la voie à une instabilité durable au Moyen-Orient, traditionnelle poudrière devenue aujourd’hui potentiellement incontrôlable. A Pékin, les stratèges du pouvoir communiste sont parfaitement conscients de la fragilité présente de l’Amérique dont les forces armées ont été contraintes de considérablement renforcer leur présence au Moyen-Orient, au risque de dégarnir l’Asie de l’Est.
À Washington, le ton est donc accommodant avec la Chine. La directrice du Renseignement national, Avril Haines, a déclaré le 19 octobre que la Chine n’avait pas le désir d’un conflit militaire avec les États-Unis à propos de Taïwan, quand bien même Pékin entend « réunifier » l’île démocratique au continent sous la bannière du Parti communiste chinoise. « Nous n’avons pas pour analyse que la Chine veut la guerre », a-t-elle déclaré devant des élus de la Commission chargée du renseignement de la Chambre des représentants lors d’un forum annuel dédié aux menaces pesant sur les États-Unis organisé par la CIA.
Son directeur William Burns a, lui, soutenu que Xi Jinping avait été « dégrisé » par le soutien apporté par les États-Unis et leurs alliés à l’Ukraine en réponse à l’invasion déclenchée l’année dernière par la Russie de Vladimir Poutine. « C’est quelque chose que le président Xi a dû prendre en compte alors que [la Chine] sort de [la politique du] « zéro Covid », qu’il essaie de restaurer la croissance économique chinoise et s’efforce de s’engager avec les autres économies globales. » William Burns a cependant assuré qu’il ne « sous-estimerait jamais les ambitions de la direction chinoise actuelle dans ce domaine, de même que sa détermination » à mener à bien la « réunification » avec Taïwan, terme impropre puisque les autorités communistes chinoises n’ont jamais administré l’île depuis leur arrivée au pouvoir en 1949.
« Implication économiques énormes »
L’administration américaine, si elle cherche l’apaisement avec Pékin, ne se fait pour autant guère d’illusion sur les buts recherchés par la Chine communiste. En témoigne aussi les déclarations faites la veille devant le Sénat américain sur la gravité avec laquelle Washington considère la menace chinoise dans les domaines des hautes technologies, y compris militaires. La Chine de Xi Jinping, a averti Paul Nakasone, directeur de l’Agence nationale de la sécurité (NSA) devant les élus, a « réduit l’écart » dans la compétition sans merci qui l’oppose aux Etats-Unis.
S’abstenant soigneusement de reprendre à son compte les prédictions formulées par des hauts responsables militaires américains selon qui la Chine se préparerait à envahir Taïwan autour de 2027, Avril Haines a réaffirmé lors de cette session qu’à l’instar de Joe Biden qui s’y est à plusieurs fois engagé, les Etats-Unis sont déterminés à « défendre » Taïwan en cas d’attaque chinoise. Si Washington, a ajouté Avril Haines, n’a pas renoncé au « principe d’une seule Chine », l’avertissement du président américain plusieurs fois formulé a été reçu cinq sur cinq à Pékin. « Je pense que notre position est claire pour les Chinois, sur la base des commentaires du président [Biden] », a-t-elle insisté, citée par l’agence Bloomberg. Si une guerre devait survenir entre Pékin et Washington, elle aurait des « implications économiques énormes », en particulier si la production taïwanaise de semi-conducteurs devait être interrompue. « Les semi-conducteurs qui proviennent de Taïwan sont présents dans virtuellement toutes les catégories de produits électroniques dans le monde. »
Le 20 octobre, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères Mao Ning a rappelé à ce sujet que « personne ne doit jamais sous-estimer la ferme détermination, la volonté inébranlable du gouvernement chinois et de la population de défendre notre souveraineté et notre intégrité territorial ». Cette formulation est traditionnelle et ne varie guère depuis des années dans le narratif officiel de Pékin.
« Solide comme un roc »
Parallèlement, les Philippines ont accusé la flotte militaire chinoise d’avoir provoqué deux collisions avec un bâtiment de leurs garde-côtes le 22 octobre puis le lendemain un bateau de pêche. Les incidents se sont produits dans une zone des Spratleys où la marine philippine est stationnée et où Pékin déploie des navires pour faire valoir ses revendications sur la quasi-totalité de la mer de Chine du Sud.
Ces collisions sont en fait les derniers exemples en date d’une longue série d’incidents qui opposent la marine chinoise et celle des Philippines autour de l’archipel des Spratleys. Au mois d’août, la tension était déjà montée d’un cran entre Pékin et Manille, une fois encore au sujet de cet atoll. À l’époque, la marine chinoise s’était déjà opposée au ravitaillement de l’épave qui abrite un détachement d’infanterie de marine.
Le 24 octobre, Joe Biden a mis en garde la Chine contre toute action dangereuse contre les Philippines qui entraînerait une riposte des États-Unis en vertu du traité de défense existant entre Manille et Washington. « L’engagement de défense des États-Unis avec les Philippines est solide comme un roc, a lancé le président américain lors d’une conférence de presse conjointe avec le Premier ministre australien Anthony Albanese en visite à Washington. Toute attaque contre un aéronef, un bateau ou les forces armées des Philippines engage notre traité mutuel de défense avec les Philippines. »
Le même jour, Joe Biden a envoyé un message au dirigeant suprême iranien l’ayatollah Ali Khamenei pour le mettre en garde contre les conséquences de toute attaque de l’Iran contre les intérêts américains au Moyen-Orient. « Il y a eu un message direct qui a été transmis », a indiqué le porte-parole de la Maison Blanche John Kirby.
Une alliance non dite entre le Hamas, Téhéran, Moscou et Pékin ?
Sur le fond, la donne de la rivalité sino-américaine a profondément changé avec l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre car celle-ci entraîne et entraînera une très forte réaction des autorités israéliennes. Outre des bombardements intensifs sur la bande de Gaza, elle prévoit une invasion de ce territoire où se terre le Hamas et où vivent quelque 2,4 millions de Palestiniens.
Cette invasion terrestre annoncée s’avère coûteuse sur le plan humain et suscite déjà une forte crispation entre les soutiens d’Israël, eux-mêmes divisés sur la nécessité d’un cessez-le-feu rapide. Elle ne manque pas aussi et surtout de provoquer une fracture majeure dans le monde, aux conséquences encore difficiles à prévoir, mais potentiellement explosives.
Derrière les opérations du Hamas qui ont pris Israël en totale surprise se profile une aide plus que probable de l’Iran, pays surarmé avec lequel la Chine et la Russie entretiennent des liens solides. Nombre d’observateurs estiment que la Russie a elle-même apporté son concours à la préparation de cette offensive avec, en arrière-plan, la Chine. Refusant depuis le 7 octobre de qualifier cette attaque de « terroriste », Pékin a dans plusieurs déclarations officielles clairement choisi de prendre la défense des intérêts palestiniens et accusé Israël de dépasser le cadre de son auto-défense avec les frappes en cours à Gaza.
Ces prises de position font du même coup surgir le spectre d’une alliance de facto bien que non dite entre le Hamas, l’Iran, la Russie et la Chine. Pékin entretient des liens notoires avec le Hamas depuis des années. Le 24 octobre, Wang Yi a quelque peu modéré le ton en déclarant au téléphone à son homologue israélien que « chaque pays a le droit de se défendre mais chaque pays doit respecter le droit international humanitaire et protéger la sécurité des civils ».
La crise au Moyen-Orient, fenêtre de tir pour envahir Taïwan ?
Pour le régime chinois, le choix est à la fois simple et lourd de conséquences : soit s’engouffrer dans la brèche et choisir le camp des pays arabes pour tirer parti de l’hostilité croissante des opinions publiques de ces pays contre Israël ; soit, au contraire, rester prudemment à l’écart de cette fracture mondiale qui s’ouvre avec le risque de perdre le capital sympathie que la Chine avait réussi à trouver ces derniers mois dans la région.
Le fait que Pékin n’ait pas condamné le Hamas et ne l’ait pas qualifié de « terroriste » est « une sorte de code pour [signaler] que les Chinois ne veulent pas choisir un camp, qu’ils ne veulent pas se retrouver au milieu », estime Randall Schriver, un ancien secrétaire adjoint américain à la Défense cité par le média japonaise Nikkei Asia. « Ils veulent préserver une certaine marge de manœuvre sur cette question jusqu’à ce qu’elle soit un peu plus claire et pouvoir alors juger des opportunités éventuelles. »
« La vraie question pour les Chinois est ce que cela pourrait avoir comme implication pour un retrait américain en Indo-Pacifique, a ajouté Randall Schriver qui est aujourd’hui le Directeur du think tank américain Project 2049 Institute. La région indopacifique pourrait être la priorité mais le Moyen-Orient absorbe généralement tout », a-t-il expliqué à l’occasion d’un colloque annuel à Tokyo qui réunissait le 21 octobre des dirigeants économiques et politiques intitulé Mount Fuji Dialogue organisé par le Japan Center for Economic Research and le Japan Institute of International Affairs.
En fonction de l’évolution de la situation à venir au Moyen-Orient, Pékin pourrait envisager d’en profiter pour envahir Taïwan, selon un autre expert présent à ce forum. « Actuellement, la possibilité pour l’administration de Xi Jinping de choisir d’unifier Taïwan par la force n’est pas grande », a ainsi fait valoir Kazuko Kojima, professeure de politique chinoise à l’université Keio de Tokyo. Une telle décision serait irrationnelle d’un point de vue chinois car l’Armée populaire de libération ferait alors face à des forces militaires combinées réunissant les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud et manquerait de capacités militaires suffisantes pour l’emporter avec alors, en cas d’échec, des conséquences politiques graves pour le Parti communiste chinois. [Mais] dans l’éventualité de guerres impliquant les intérêts américains dans différents endroits du monde qui créeraient une situation où les États-Unis n’auraient pas suffisamment de ressources pour la défense de Taïwan, en d’autres termes si le risque militaire était clairement en faveur de la Chine », la direction chinoise pourrait alors décider l’assaut.
Pourquoi Pékin veut renouer avec Washington
À Washington, Wang Yi, qui est aussi le responsable des affaires étrangères au sein du Parti communiste chinois, doit rencontrer le secrétaire d’État Antony Blinken, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan et peut-être Joe Biden. « Nous continuons de penser que la diplomatie directe, face à face, est le meilleur moyen de traiter des problèmes qui sont là, de traiter des conceptions erronées et des erreurs de communication et d’explorer avec les Chinois où se retrouvent nos intérêts [communs] », a expliqué un haut responsable américain cité par Associated Press.
« Ces derniers mois chargés d’angoisse, les relations sino-américaines menaçaient de déraper pour devenir hors de contrôle », note Edward Luce dans les colonnes du Financial Times. S’il est « difficile de donner du crédit à un dialogue qui ne débouchera probablement pas sur une avancée majeure, il n’y a aucun désavantage à expliquer à Wang Yi face à face le coût d’une conflagration ». La visite de Wang à Washington, la première d’un chef de la diplomatie chinoise dans la capitale américaine depuis le début de la pandémie de Covid-19 à l’automne 2019, « va probablement ouvrir la voie à la participation de Xi Jinping au sommet de l’APEC à San Francisco le mois prochain, la première d’un président chinois aux États-Unis depuis presque sept ans », remarque ce journaliste anglais commentateur et chroniqueur en chef du quotidien britannique.
Si la responsabilité principale dans la dégradation des relations entre les deux géants mondiaux est chinoise, « deux éléments ont donné du grain à moudre à la Chine pour reconsidérer » la situation présente, poursuit Edward Luce. La première est la crise économique dans laquelle la Chine a plongé et qui est « largement due » à Xi Jinping dont « il est difficile de minimiser l’incompétence économique ». Dernière illustration de l’amplitude de la crise économique chinoise, la fuite accélérée des capitaux en Chine avec une sortie nette de capitaux de 59,3 milliards de dollars, selon les statistiques officielles chinoises, montant record depuis janvier 2016, note le média japonais Nikkei Asia.
La deuxième raison, selon Edward Luce, qui motive le souhait de Pékin de renouer avec Washington est la rapidité avec laquelle les Américains ont réussi à resserrer les rangs de leurs alliés et partenaires pour faire face à la menace chinoise. « Biden a restauré la coopération militaire avec les États-Unis, initié un partenariat stratégique avec le Vietnam, encouragé le Japon à doubler ses dépenses militaires, engagé un rapprochement entre le Japon et la Corée du Sud à Camp David et transformé le Quad avec l’Inde, l’Australie et le Japon en un élément qui compte dans le paysage. Avec quelque raison, Xi continue de penser que l’Amérique veut maintenir la Chine sous l’eau. Plus [Washington et Pékin] peuvent dialoguer, moins le risque existentiel sera élevé. […] Il est plus difficile de trouver de la mauvaise foi chez votre adversaire lorsque les objections s’exposent en privé avec courtoisie. »
Le 25 octobre, cité par des médias officiels chinois, Xi Jinping a déclaré que la Chine était prête à coopérer avec les États-Unis si les deux pays géraient leurs différences et travaillaient ensemble pour répondre aux défis internationaux. La capacité de Washington et Pékin à établir la « bonne » manière de s’entendre sera cruciale pour le monde, a écrit le président chinois dans une lettre envoyée au Comité national sur les relations entre les États-Unis et la Chine, dont le siège se trouve à New York. Selon Xi, des relations bilatérales plus stables devraient se fonder sur les principes du « respect mutuel, de la coexistence pacifique et d’une coopération gagnant-gagnant ».
La route est longue avant une véritable détente entre la Chine et les États-Unis encore bien hypothétique. La confrontation sino-américaine est multiforme et solidement ancrée autour de rivalités économiques, technologiques et géostratégiques. Rien de bien neuf non plus dans la formulation des propos de Xi Jinping. Si ce n’est le moment choisi pour cette prise de parole, loin d’être choisi au hasard : elle intervient avant le sommet de San Francisco et confirme la volonté partagée à Washington et Pékin de reprendre langue au plus haut niveau.
Par Pierre-Antoine Donnet
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