Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

Mouvement contre la hausse : la négociation a déjà eu lieu

Au moment où la grève générale illimitée des étudiants du Québec tend à devenir un véritable mouvement social de défense du droit à l’éducation, des voix s’élèvent ici et là, en marge, en périphérie ou au cœur même du mouvement, pour réclamer que le gouvernement, intransigeant et obstinément fermé jusqu’ici, consente à « s’asseoir avec les étudiants », à « dialoguer » et à « négocier » avec eux. Ce postulat de la négociation, posant comme allant de soi qu’un conflit implique tôt ou tard la recherche d’un accord et d’un compromis, fait totalement l’impasse sur la nature proprement politique d’une telle lutte démocratique, mais aussi sur la profondeur du conflit dont elle est le cadre.

Le conflit en question

Présent dans quelques sondages, dans les commentaires qui s’étonnent de ce que les pourparlers n’aient pas encore eu lieu et dans les pseudo-ouvertures du gouvernement prêt à bonifier le système des prêts et bourses, le postulat de la négociation s’accompagne généralement de réflexes de pensée qui contribuent à faire oublier ce dont témoigne le mouvement étudiant actuel, soit la nature conflictuelle de la politique et son irréductibilité à l’art du consensus et des concessions entre des intérêts divergents. La grève n’est pas tant un moment où le cours normal de la vie démocratique serait interrompu qu’un espace qui rend explicite ce qu’est la politique, soit une sphère d’activité humaine fondamentalement marquée par un litige qui s’actualise dans des conflits permanents, évolutifs et insolubles sur un plan strictement rationnel.

Le conflit exacerbé par le mouvement étudiant commence par l’opposition entre, d’une part, la hausse posée comme moyen de financer les universités et d’accroître leur compétitivité et, d’autre part, le refus de cette hausse en tant que facteur d’inégalités et d’injustice, facteur de marchandisation du savoir et de l’éducation, facteur enfin d’endettement et de contrôle social sur les individus, les ménages et les collectivités. Mais ce conflit implique un antagonisme plus profond entre deux positions irréconciliables, s’excluant mutuellement.

L’une s’appuie sur le principe d’égalité, au fondement non seulement du droit à l’éducation mais aussi de la démocratie, et l’autre sur la négation de ce principe et la volonté de transformer un droit social en marchandise et en investissement individuel devant être assumé par son « bénéficiaire » présenté comme un privilégié profitant des « subventions » que les contribuables lui accorderaient. Inséparable du désengagement de l’État, de l’amputation de ses revenus au bénéfice des entreprises et des élites économiques, enfin du transfert de la responsabilité du financement vers les individus et les ménages, cette seconde position présente la tarification et la hausse des tarifs, dans toutes les sphères des services publics, comme une manière d’équilibrer la « part » de chacun dans le financement de ceux-ci. Or cette équité factice consiste essentiellement à égaliser l’inégal, c’est-à-dire à ignorer, quitte à les accroître davantage, les inégalités socio-économiques déterminantes dans l’accès aux biens sociaux et dans les parcours sociaux de chacun.

Ainsi, les deux visions du monde qui forment ce conflit ne peuvent se marier sans que l’une ou l’autre nie son propre principe. En l’occurrence, la négociation d’une hausse par les étudiants ne serait pas seulement une négociation d’une inégalité, mais la négation du principe égalitaire qui motive la lutte contre l’individualisation et la marchandisation des droits socio-économiques.

Le statu quo est une négociation

Le postulat de la négociation fait oublier que le statu quo, auquel exige de revenir le mouvement étudiant, se sentant en contexte défensif, constitue déjà un agencement contingent de principes antagonistes issu des rapports de pouvoir entre des forces sociales et politiques opposées. Les étudiants en lutte n’entendent pas négocier plus ou moins d’argent mais défendre un compromis déjà existant entre le principe d’égalité et les aménagements institutionnels d’un certain « contrat social » reposant sur des droits socio-économiques. En rappelant la demande historique de la gratuité scolaire tout en se limitant dans les circonstances à l’exigence du gel des droits de scolarité, ils montrent que la négociation a déjà eu lieu et qu’une nouvelle négociation sur l’accès aux études supérieures impliquerait de consentir à un recul supplémentaire, c’est-à-dire à un degré plus élevé d’inégalité. Quand ils se disent prêts à s’asseoir avec les ministres en poste afin, non pas de marchander une hausse, mais de leur faire la démonstration que le gouvernement pourrait disposer, s’il le voulait vraiment, de sources de revenus autrement plus importantes que la somme de ce que lui rapporterait la contribution augmentée des étudiants, ils réaffirment en creux que les seuls pourparlers qui ne soient pas une négation du principe qu’ils défendent ne peut pas porter sur l’inégalité et l’injustice.

À chaque fois que les gouvernements imposent des tarifs ou qu’ils les augmentent de manière à limiter l’accès à des droits et des services essentiels — l’éducation, les soins de santé, les garderies, l’électricité, la protection contre le chômage, etc. —, il brise les termes du contrat tacite inclus dans les formes instituées de ce compromis. Ce faisant, ces gouvernements, pourtant légalement habilités à gouverner, deviennent illégitimes et la société, qui s’était départie de sa souveraineté, reprend ses droits. Elle se réapproprie alors l’espace public en faisant de la rue, plutôt que du parlement, le lieu du débat sur le commun.


La souveraineté étudiante

En s’appuyant sur un principe d’égalité à la base de la démocratie, les étudiants et les différents groupes sociaux qui les appuient ne se posent pas seulement en citoyens revendiquant une égalité formelle devant une loi édictée ailleurs par des élites politiques. Ils se posent en véritable souverain, en antagoniste opposé à une loi injuste instaurée par un souverain-usurpateur. En ce sens, le « conflit étudiant » n’est pas un problème sectoriel concernant strictement l’éducation et encore moins un groupe d’intérêts ou une caste de « privilégiés », mais un espace proprement politique impliquant l’ensemble de l’ordre social. Sans doute est-ce pour cette raison que le mouvement récolte la solidarité d’un immense spectre de la société et que la manifestation du 22 mars a été l’une des plus grandes de l’histoire du Québec.

Le présent conflit interpelle ainsi l’ensemble de la société, l’appelant à prendre position en faveur d’un principe fondamental, non négociable et pourtant déjà négocié. Plutôt que d’espérer une négociation qui a déjà eu lieu, ne faudrait-il pas plutôt exiger que le gouvernement recule et revienne sur sa décision inacceptable, comme il l’a déjà fait dans des situations semblables, tels les dossiers du Suroit ou du mont Orford ?


Martin Jalbert, professeur de littérature, Cégep Marie-Victorin

Ricardo Peñafiel, chercheur postdoctoral, Centre de recherche sur les politiques et le développement social (Université de Montréal) / Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine


Merci à Stéphane Lessard pour la photo.

Sur le même thème : Éducation

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...