Le 24 avril, des milliers de manifestants ont défilé depuis la municipalité d’Ecatepec de Morelos jusqu’au monument de l’Ange de l’Indépendance à Mexico. Des gens de tous les milieux manifestaient sur des slogans qui exprimaient leur colère, avec toutefois une bonne dose d’humour. Sur sa pancarte, une femme revendiquait la “Revolución en la Plaza, en la Casa y en la Cama” (Révolution dans la rue, à la maison et au lit), tandis qu’une femme enceinte avait écrit sur son ventre : “Quiero nacer sin violencia” (Je veux naître sans violence). La foule scandait : “Ni sumisa, ni obediente. Soy libre, loca y valiente” (Ni soumise, ni docile. Je suis libre, folle et courageuse).
Il suffit de regarder les statistiques pour comprendre cette colère. Sept femmes sont tuées tous les jours au Mexique. Plus de 45000 femmes ont été tuées ces trente dernières années. C’est bien la voix passive qu’il faut utiliser, puisque dans 95 % des cas, ces affaires n’ont pas fait l’objet d’une enquête sérieuse de la part de la police, et n’ont pas non plus été portées devant les tribunaux. La proportion de crimes restés impunis est effarante. Selon les sondages, deux Mexicaines de plus de quinze ans sur trois ont été victimes de violence physique ou psychique, ou de discrimination au travail.
Les slogans de la manifestation —“Vivas nos queremos” (Nous voulons rester en vie) et “Ni una menos” (Pas une de moins) — reflètent d’autres slogans bien connus entendus lors de manifestations antérieures. À l’époque des guerres sales en Amérique du Sud et en Amérique centrale, où de nombreux dissidents disparaissaient, les manifestants scandaient : “Vivos los queremos” (Nous les voulons vivants) et “Ni uno más” (Pas un de plus). Ce slogan a été repris au Mexique, selon Aurelia Gómez Unamuno, dont le livre à paraître, Memoria y violencia, interroge les souvenirs et les témoignages des guérilleros mexicains du passé.
Le cas le plus récent est celui des 43 étudiants de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero, disparus en septembre 2014. Leurs parents et leurs amis continuent à se battre pour découvrir ce qui est arrivé à ces jeunes gens qui suivaient une formation pour devenir instituteurs en zone rurale. “Nous les voulons vivants », tel est le slogan scandé pour les “disparus”. “Nous voulons rester vivantes”, tel est le slogan scandé par les femmes.
La disparition de quarante-trois étudiants
En 1968, dans le cadre de la guerre sale, l’État mexicain a massacré des centaines d’étudiants dans le quartier de Tlatelolco à Mexico. Chaque année, une grande manifestation a lieu sur la Plaza de las Tres Culturas (Place des Trois Cultures), site du massacre. En 2014, les étudiants d’Ayotzinapa ont réquisitionné des bus pour se rendre à la manifestation du 2 octobre. Ces étudiants étaient en majorité des Amérindiens, l’une des trois cultures du Mexique (pré-colombienne, hispanique de l’époque coloniale et métisse). La police, accompagnée d’hommes masqués, a intercepté les étudiants lors de leur retour au campus. Six étudiants sont morts sur place. Un bus a disparu avec 43 étudiants à son bord. Le gouvernement a affirmé que le cartel local de la drogue, Guerreros Unidos, avait tué les étudiants et incinéré leurs corps. C’était la “vérité historique”, selon le Procureur Général Jesus Murillo Karam. Les autorités voulaient escamoter l’affaire, comme d’autres avant elle.
Les parents et les amis des étudiants disparus ont refusé de se laisser intimider. Leur persévérance en a inspiré beaucoup d’autres au Mexique et dans toute l’Amérique latine. La pression exercée sur le président du Mexique, Enrique Peña Nieto, l’a contraint à autoriser la Commission interaméricaine des droits de l’homme à envoyer une équipe de cinq experts pour enquêter sur les disparitions. Le Mexique ayant toujours été jaloux de sa souveraineté, cela représentait une capitulation historique devant les exigences de son peuple et une reconnaissance de l’échec de ses propres mécanismes d’investigation.
L’écrivain Francisco Goldman m’a confié que Peña Nieto pensait que le travail de ce groupe d’experts serait sommaire. Chose étrange, le livre de Goldman, The Interior Circuit : A Mexico City Chronicle (2014), prédisait que la belle histoire de Peña Nieto allait s’effondrer.
Toujours attentif aux détails, Goldman a suivi l’enquête sur la disparition des « 43 ». Il a observé le travail minutieux et obstiné de la commission connue sous le nom de GIEI (Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants). La procureure colombienne Angela Buitrago a consulté les 185000 pages du dossier initial, tandis que l’ex-procureure générale du Guatemala Claudia Paz y Paz analysait la documentation avec sa rigueur coutumière. Le GIEI a invalidé les arguments du gouvernement. Les travaux du GIEI ont reçu un accueil hostile de la part de la presse institutionnelle et le gouvernement a refusé de coopérer. “On ne nous donne pas les moyens de faire notre travail”, a déclaré Claudia Paz.
Qu’ont trouvé les experts du GIEI ? Que les Guerreros Unidos avaient utilisé des bus pour passer en fraude de l’héroïne et de la cocaïne aux USA. Selon eux, il était probable que l’un des bus réquisitionnés par les étudiants ait contenu de grandes quantités de drogue. C’était très probablement pour récupérer ce bus que des hommes armés accompagnés de soldats et de policiers avaient bloqué la route.
La complicité entre l’establishment mexicain et le monde de la drogue est amplement attestée, notamment dans le livre Narcoland de la journaliste d’investigation Anabel Hernández.
L’historienne du Mexique Christy Thornton m’a dit que « le gouvernement fédéral tente désespérément de se protéger », et que le fait que son Procureur Général brouille les cartes « est un signe évident que la corruption atteint jusqu’aux couches les plus élevées. » La drogue a submergé toute l’économie du Mexique. Le journaliste Carlos Molet de Mola dit que les cartels de la drogue engrangent trois fois plus de profits que les 500 premières entreprises mexicaines. Il n’est pas surprenant que la drogue ait pu jouer un rôle dans cette tragédie, ou que le gouvernement mexicain fasse tant d’efforts pour camoufler l’affaire.
‘De peu de valeur’
Dans son livre The Femicide Machine (La Machine à tuer les femmes, NdT), Sergio González Rodríguez parle des gens “jugés de peu de valeur”. Il s’agit des 43 étudiants, sans doute, mais aussi des dizaines de milliers de femmes sur les meurtres desquelles on n’a pas enquêté.
Dix jours avant la manifestation du 24 avril, Luisa Carvalho, directrice régionale pour les Amériques et les Caraïbes d’ONU femmes, a déclaré au Salvador, à l’occasion de la publication d’un rapport sur le féminicide : « Le féminicide et les autres formes de violence contre les femmes continuent de croître, et la justice continue à ne pas être appliquée, le ou les coupables restant impunis dans 98 % des cas ».
Les gouvernements ne semblent pas s’intéresser à ces crimes. Un rapport des Nations Unies de 2003 déplore « la relative incapacité de l’État à résoudre ces affaires de manière satisfaisante ». Un brouillard semble les recouvrir. Les gens se mettent à les considérer comme des affaires mystérieuses, alors que la cause de la mort de ces femmes est tout à fait claire.
“Le nombre actuel de victimes n’a rien d’étonnant”, dit Rosa-Linda Fregoso, l’auteure de Feminicidio en America Latina (Féminicide en Amérique Latine). “C’est la conséquence d’une longue histoire d’impunité qui fait partie de la structure même du Mexique, de l’incapacité de l’État mexicain à prévenir efficacement la violence contre les femmes et d’en rechercher les responsables à tous les niveaux.” Selon Aurelia Gómez, la violence est le produit de trois facteurs : “le machisme débridé, la protection accordée aux cartels de la drogue par les autorités, et le laxisme de la part des autorités en général”. En 2007, la sénatrice Marcela Lagarde y de los Rios, qui a inventé le terme « feminicidio », a fait passer par le Congrès la « Loi Générale pour l’Accès des Femmes à une Vie sans Violence » (Ley General de Acceso de las Mujeres a una Vida Libre de Violencia). Malgré l’existence de cette loi majeure, selon Fregoso, “la société mexicaine, dans les secteurs de la justice, du législatif et de la police judiciaire, est résolument patriarcale. L’indifférence vis-à-vis des crimes contre les femmes est une chose normale”.
‘C’est l’État qui est responsable’
Selon Aurelia Gómez, l’État mexicain démantèle efficacement les mouvements sociaux – les syndicats d’ouvriers et de paysans comme les organisations d’enseignants et d’étudiants. Mais les cartels de la drogue demeurent intacts. L’Initiative de Mérida de 2008 lie le Mexique à la Guerre Globale des USA contre le Terrorisme, le nouveau terme consacré étant “narcoterrorisme”. Les fonds US financent généreusement les organes de répression mexicains, qui utilisent cet argent et ces équipements nouvellement obtenus pour démanteler un réseau de trafic de drogue au bénéfice d’un autre.
“Le sang, la mort, les menaces, l’exploitation, les armes, les profits illimités ; cette grande industrie, c’est la conséquence de la mise hors la loi de la drogue”, écrit Rodriguez dans The Femicide Machine. Les parents et amis des 43 disparus, comme les manifestants du 24 avril, ont peu à espérer des institutions de l ’État. Ces dernières sont trop intimement liées aux cartels de la drogue. Espérer que l’État mexicain s’y attaque serait comme attendre d’un chirurgien cardiologue qu’il soit capable de pratiquer une opération à cœur ouvert sur lui-même. Un des slogans les plus couramment repris aux manifestations pour les 43 est “Fue el estado” (c’est l’État qui est responsable).
À la dernière réunion publique du GIEI, les parents et les amis des 43 disparus ont crié : “Ne nous abandonnez pas !”
Selon Francisco Goldman, on avait le sentiment que plus rien ne se passerait après le départ de la commission internationale. C’est un sentiment que partagent les familles des disparus. La justice se dérobe devant elles. Elles accusent l’État. Qui obligera l’État à leur rendre des comptes ? “Ces gens vivent au fond d’un gouffre,” dit Goldman. “L’État les force à vivre dans les ténèbres, comme des fantômes parmi les fantômes”.