Tiré de À l’encontre.
Rien qu’en avril 2019, près de 15’000 migrants, pour la plupart d’Amérique centrale, ont été expulsés, le chiffre mensuel le plus élevé des trois dernières années. Cette augmentation intervient après que le gouvernement mexicain a déclaré la nécessité de « régler » le « phénomène migratoire ». C’est un changement par rapport au début de l’année, lorsque AMLO avait permis l’entrée massive de milliers de migrant·e·s (formant des caravanes) qui tentaient de rejoindre les Etats-Unis.
Au cours des deux premiers mois (2019) du nouveau gouvernement, avant ce changement de cap, le nombre d’expulsions était inférieur à 6000, ce qui représentait une baisse significative par rapport aux plus de 10’000 personnes rapatriées au cours du dernier mois du gouvernement précédent, qui avait été critiqué pour sa politique autoritaire face aux migrants. Mais, cinq mois après l’entrée en fonction de López Obrador, le nombre de déportations a déjà dépassé celui de la dernière période de Peña Nieto.
Malgré les chiffres, le gouvernement mexicain insiste sur le fait qu’il n’y a pas eu de changement de politique par rapport au début du mandat (les deux premiers mois) de six ans d’AMLO. Et il maintient un discours de la main tendue face aux « nouveaux venus ». Selon l’INM gouvernementale, l’augmentation des expulsions est simplement due à l’augmentation des flux migratoires. Cependant, les données montrent que les entrées d’étrangers dans l’Etat du Chiapas [voisin du Guatemala], principal point d’entrée des migrants d’Amérique centrale, ont légèrement diminué au cours des premiers mois de l’année. Jorge Andrade, chercheur à l’Institut pour la sécurité et la démocratie, souligne un « manque de clarté ». « Le nouveau gouvernement voulait partir d’une approche plus humanitaire, d’une politique plus ouverte que l’administration précédente, mais il semble que ce n’était qu’un discours », dit-il. « Elle a reculé, peut-être à cause de la pression des États-Unis. »
Les expulsions ont été précédées d’une intensification des arrestations de migrant·e·s qui n’ont pas fait les démarches nécessaires pour leur séjour légal dans le pays. Fin avril, les autorités ont arrêté un groupe de près de 400 Centraméricains qui avaient décidé de poursuivre leur voyage vers les Etats-Unis sans attendre leur autorisation, un processus qui peut prendre plusieurs mois. Les détenu·e·s ont été transférés dans un « camp pour migrant·e·s » de la ville frontalière de Tapachula (dans l’Etat du Chiapas) afin, selon les autorités, de « régulariser » leur situation. Dans d’autres cas, on ne leur donne pas cette seconde chance et ils sont expulsés directement. Alexandra Délano, experte en migration à la New School de New York, signale une possible pratique arbitraire : « Il n’y a pas de protocoles très clairs ; le gouvernement a changé ses priorités quant à la manière, au moment et à la personne à expulser », dit-elle.
Des centres de détention qui débordent
L’augmentation du nombre d’arrestations a dépassé la capacité des centres de détention. La Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) a critiqué les conditions de « surpeuplement » et plusieurs ONG ont dénoncé l’accès insuffisant à la nourriture et aux services médicaux. Face à la perspective d’être expulsés et aux conditions de vie, des centaines de migrant·e·s se sont évadé·e·s ces derniers mois des centres où ils étaient détenus. Une centaine de migrants, principalement des Cubains, ont fui ce mardi le principal refuge de Tapachula, le quatrième départ collectif de ce type depuis début avril.
Ces dénonciations coïncident avec l’histoire de J.W., 31 ans, un Nicaraguayen qui vit en exil aux Etats-Unis après avoir participé à des manifestations contre le régime de Daniel Ortega et qui préfère ne pas révéler son nom. Récemment, sa femme et ses deux filles, âgées de neuf et deux ans, ont été arrêtées, alors qu’elles étaient en route vers les Etats-Unis, et ont été déportées. « Elles ont passé cinq jours en détention sans pouvoir se laver. Elles ont pris leur petit-déjeuner à 14 heures, elles ont dormi dans des cellules avec des barreaux », raconte le père de la famille lors d’une interview téléphonique depuis Miami. De retour au Nicaragua, la famille de J.W. se retrouve dans une « maison sûre », terme utilisé pour décrire les maisons échappant à la répression des opposants de Daniel Ortega.
La sécurité et la lutte contre le crime organisé sont deux des raisons invoquées par le gouvernement d’AMLO pour justifier les opérations policières. « Nous ne voulons pas que les [migrant·e·s] puissent circuler librement, non seulement pour des raisons juridiques, mais aussi pour des raisons de sécurité », a déclaré López Obrador lors d’une conférence de presse il y a deux semaines. Les dits « coyotes », les trafiquants qui font des affaires organisant le transfert des migrants aux États-Unis, sont dans le collimateur des autorités.
Cependant, les ONG dénoncent également le fait que, sous ce label, certains « leaders » migrants ont été déportés. Eux qui avaient coordonné les caravanes sans rien gagner. « Parler trop fort est maintenant un danger », dit le militant mexicain Ramón Verdugo, membre de l’ONG Todo por Ellos. « Arrêter les leaders est une stratégie pour affaiblir les caravanes. » Au sujet de la confusion entre la figure du trafiquant et celle de l’activiste, Délano souligne qu’il existe une certaine « criminalisation » de la société civile qui soutient les migrants. « L’activisme et le crime organisé commencent à être liés par les autorités », dit-il.
U.O., un activiste hondurien de 30 ans qui préfère ne pas révéler son nom, a récemment été déporté après avoir conduit trois caravanes d’Amérique centrale – sur une base volontaire – dit-il : « La police fédérale connaissait mon nom. Ils m’ont arrêté, ils m’ont dit : “Vous n’êtes pas n’importe quel migrant, pour qui travaillez-vous ?” “Je travaille pour mon peuple”, ai-je répondu. Ils ont pris mon téléphone portable et m’ont envoyé à Tapachula », dit-il par téléphone du Honduras. Après cinq jours passés dans un centre d’internement dans le sud du Mexique, il affirme avoir été expulsé sans avoir eu accès à une assistance consulaire, malgré les conventions internationales.
Dans ce nouveau contexte, le gouvernement mexicain a souligné la nécessité de « contrôler » les flux migratoires après un début d’année marqué par la mise en place des visas dits « humanitaires ». Ce permis d’un an renouvelable permettait aux migrant·e·s de travailler et de vivre légalement au Mexique et a été salué par la société civile comme un progrès. Toutefois, depuis février, l’accès au visa est devenu plus strict et le nombre de permis a chuté de plus de 11’000 en janvier à environ 1500 en mars, selon les données officielles.
En échange, le gouvernement propose des « cartes de visite régionales », qui limitent la mobilité à quatre états du sud-est du pays. L’objectif est, d’une part, de les empêcher d’atteindre la frontière nord où se trouvent un grand nombre de migrant·e·s et, d’autre part, de participer comme main-d’œuvre à la construction de grands projets d’infrastructure dans la région, tels que le Train Maya. « Ce que nous voulons, c’est que les migrants soient pris en charge, d’abord, qu’on leur donne des options de travail, nous leur donnons la possibilité de travailler dans le sud du pays », a déclaré le président à la fin avril.
Les experts soulignent que la pression croissante de l’administration Trump est un facteur important dans ce revirement. « Le gouvernement a ouvert les portes et a oublié qu’il avait les Etats-Unis pour voisins, note Jorge Andrade. En public, le Mexique a rejeté toute influence américaine sur sa politique. Le ministre des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard, en visite à Washington pour discuter de l’immigration, a récemment déclaré que la politique mexicaine est « différente » de la politique américaine. « Nous n’envisageons pas de la modifier », a-t-il dit. Les chiffres vont dans une autre direction.
Article publié dans El Pais, daté du 9 mai 2019, p. 8 ; traduction A l’Encontre. Nous publierons sous peu un reportage plus décapant publié dans l’hebdomadaire Brecha.
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