Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

« Mayotte a soif », une île à l’épreuve du modèle occidental

Engagée dans une marche accélérée vers une modernité inspirée des standards français, Mayotte a vu son paysage et ses modes de vie bouleversés en une poignée de décennies. Confrontée à une pénurie d’eau depuis quelques mois, une partie de ses habitant·es se tourne vers des solutions ancestrales qui tranchent avec le modèle occidental énergivore.

Tiré D’Afrique XXI.

« Revenir à des solutions qui ont déjà fait leurs preuves ». Telle est la philosophie d’Anli Fofana, bénévole au sein de l’association Vovou Acoua. Face à la sécheresse inédite qui frappe l’île de Mayotte, cet éducateur sportif de 40 ans et ses camarades ont opté pour une solution fracassante : briser les dalles de béton qui condamnaient les puits de son village. « On tapait avec des pioches et des barres à mines, tout ce qu’on pouvait », rembobine-t-il. Après deux mois de travail collectif, ces reliques d’un autre temps sont désormais accessibles. De quoi redonner le sourire aux villageois, qui applaudissent ce retour aux sources. « Nos anciens ont grandi avec ces puits. Ce n’est pas qu’une question de survie face au manque d’eau. C’est aussi l’occasion de redécouvrir ce lieu de retrouvailles et de cohésion entre les générations. Cela fait partie de notre patrimoine », se réjouit Anli Fofana.

Autrefois incontournables dans la vie villageoise, ces puits ont progressivement été condamnés sous l’impulsion des pouvoirs publics « dans le courant des années 2000 », se souvient-il. Difficultés d’assainissement, risque sanitaire, danger pour les enfants… Ces justifications sont alors acceptées par la population, qui préfère se tourner vers le réseau d’eau courante progressivement généralisé. Mais depuis quelques semaines, celui-ci n’est disponible qu’un jour sur trois et seulement dix-huit heures par jour pour économiser les ressources.

L’île traverse son pire épisode de sécheresse depuis 1997 : la saison des pluies 2022-2023 a été particulièrement tardive, avec, selon Météo-France, un déficit pluviométrique de 24 % par rapport à la normale. Or la pluie fournit 95 % de l’eau potable consommée à Mayotte. Les habitants de l’île doivent ainsi (ré)apprendre à vivre avec les coupures d’eau (parfois intempestives), les distributions de bouteilles et les rationnements. En conséquence, « beaucoup reviennent à des solutions qui remontent à des décennies et qui fonctionnent. Je suis pour la modernité. Mais il ne faut pas tout mettre à la poubelle. Avec le changement climatique, cette modernité pèse lourd », affirme Anli Fofana.

Au départ confronté à la réticence des pouvoirs publics, l’éducateur s’appuie désormais sur leur concours. « On interpelle souvent les élus sur des dégradations de l’écosystème. Au départ, ils pensaient qu’on était là pour les embêter, poursuit-il. Désormais, ils nous aident dans nos actions en prêtant du matériel. Le dérèglement climatique les a mis devant le fait accompli. J’espère que les mentalités vont continuer d’évoluer, mais le combat est long. »

Un mode de vie de plus en plus énergivore

Avec le développement rapide du tissu urbain et de ses infrastructures ces trois dernières décennies, Mayotte a vu son mode de vie basculer vers un modèle de plus en plus énergivore. Climatisation, lave-vaisselle et lave-linge se sont progressivement généralisés dans des maisons où le béton a remplacé les murs en terre. La croissance de la population a évolué de presque 4 % par an en moyenne entre 2012 et 2017. Dans le même temps, le département est devenu le plus déforesté de France, avec un taux de déforestation annuel qui dépasse 1 %. La consommation d’eau quotidienne est aujourd’hui estimée à 95 litres dans les foyers modernes (contre 150 litres par jour et par habitant dans l’Hexagone, et entre 47 et 65 litres par jour et par habitant dans les trois autres îles de l’archipel). Près des deux tiers de la population reste cependant exclue du réseau d’eau courante. Un phénomène particulièrement notable dans les bidonvilles, où les fontaines publiques constituent le seul accès au précieux liquide.

Pour le linguiste mahorais Mlaïli Condro, dont le travail s’appuie sur les dynamiques historiques de l’île, le combat pour la départementalisation est au cœur de ce processus de modernisation qui a progressivement conduit les populations à abandonner certaines pratiques pour se tourner vers un mode de vie détaché de son environnement.

« La départementalisation a été pensée comme une marche vers plus de civilisation », rappelle-t-il. Or « le modèle de vie moderne s’incarne par le modèle occidental. Beaucoup de Mahorais ne peuvent concevoir une société développée différente de ce qu’ils observent en “métropole” ou dans d’autres pays occidentaux. Même si cette modernité est destructrice pour l’environnement. » Et d’ajouter : « Cette modernité suppose de s’inscrire dans une temporalité identique à celle de la France hexagonale. Il faut parcourir les mêmes étapes jusqu’à la rattraper. Cette idée a été notamment intégrée avec le colonialisme. »

Une seule voie à suivre

Dans ce contexte historique où la départementalisation et la modernisation s’articulent autour d’une finalité présentée comme inéluctable, Mlaïli Condro considère le destin de Mayotte comme « une marche inévitable, qui se traduit par des étapes que Mayotte doit forcément franchir ». Quitte à augmenter la pression sur l’environnement ? « D’autres sociétés sont passées par là pour aboutir à leur mode de vie actuel. Les Mahorais disent : “pourquoi voudriez-vous nous en priver ?” » Un raisonnement solidement ancré dans les mentalités, même en période de crise de l’eau.

  • Les Mahorais ne comprennent pas que la situation qu’ils vivent a été en partie conduite par une voie qu’ils ont choisie, ou qu’ils ont été contraints de choisir, ajoute le chercheur. Tout simplement car on leur a répété qu’il n’y avait qu’une seule voie possible : celle de la modernité à l’occidentale. Un chemin déjà creusé, dessiné, et qu’il suffit de suivre.

Face au rouleau compresseur du progrès à l’européenne, rares sont les reliques du mode de vie d’antan encore conservées. À Tsimkoura, dans le sud de l’île, l’entrepreneur Fayadhu Halidi mène ce combat au travers de son « Banga Parc », un centre de loisirs perché sur les hauteurs du village, qui rassemble une poignée d’habitations en torchis similaires aux premiers bangas mahorais – des cases de taille modeste construites en produits naturels et regroupées sur la parcelle familiale. « Si le manque d’eau continue, on va finir par retourner à ça », souligne-t-il en pointant une petite case en terre. « Ça ne consomme quasiment rien en termes d’eau. Une vingtaine de litres suffisent pour la construction. On est loin des maisons en béton. Et à l’intérieur, pas besoin de climatisation. La terre et les feuilles de cocotiers assurent la fraîcheur, explique-t-il. C’est le luxe naturel. »

Plus que sur un habitat respectueux de l’environnement, Fayadhu Halidi insiste sur le caractère « social et pédagogique » du banga mahorais. « Tout le village participait aux constructions. C’était un moment d’entraide et de partage, ainsi qu’un passage vers la vie d’adulte, se souvient-il. Mais à partir des années 1990, les gens ont commencé à se loger dans des maisons en dur et tout le monde voulait imiter son voisin. La disparition du banga a entraîné la disparition d’une partie de nos traditions. »

Désormais, l’entrepreneur milite pour un mode de vie qui équilibre « traditions et modernité ». « J’ai conseillé un médecin mzungu [blanc, NDLR] qui voulait construire une partie de sa maison en terre pour garder la fraîcheur. Mais la plupart des Mahorais ne résonnent pas ainsi. Ils vont dire : “J’ai connu ça et je ne veux pas y revenir” », déplore-t-il. Les toilettes sèches constituent à ce titre un exemple de solution délaissée. « J’ai redécouvert ça en construisant le parc. C’est une solution idéale. Ça ne pue pas et ça ne consomme pas d’eau. Malheureusement, beaucoup m’ont dit : “On ne mettra pas les pieds chez toi tant que tu gardes ce truc”. »

« On est coincés mentalement »

Si le retour à des pratiques ancestrales peut en refroidir certains, d’autres les appliquent au quotidien dans le cadre de leurs activités. C’est notamment le cas de Corinne Avice. Dans son village d’Hanjangua, dans l’ouest de l’île, cette agricultrice et éleveuse propose une restauration intégralement basée sur des saveurs locales. Produits importés et malbouffe sont proscrits. Un moyen de tutoyer l’autosuffisance en tirant parti de l’environnement local : « Je n’aurais pas tenu toutes ces années autrement », reconnaît-elle.

Les visiteurs s’y délectent quotidiennement en profitant de la fraîcheur de son restaurant, construit en partie sur le modèle des bangas. « Ce mur, c’est une fierté. Et ça consomme moins d’eau à la construction qu’un mur en béton », martèle-t-elle face à la masse de torchis qui ceinture ses tables d’hôtes. « Je tenais vraiment à conserver une partie des lieux dans cette matière. C’est notre patrimoine », insiste celle qui a elle-même grandi dans ces « maisons en terre ».

Face aux pénuries actuelles, l’entrepreneuse recycle au maximum les eaux de pluie. Un procédé autrefois généralisé qui est toujours répandu dans toute la sous-région, à l’exception de Mayotte. Elle s’appuie ainsi sur bassin de rétention de 300 mètres cubes construit par son père, qui était lui aussi un agriculteur. « Ça a permis de tenir les dernières sécheresses », affirme-t-elle. Elle déplore le manque d’accompagnement des pouvoirs publics dans le développement de ces solutions simples qui pourraient être généralisées. « Ce problème de sécheresse et de changement climatique, ça fait maintenant plus de sept ans qu’on se le prend en pleine figure. [...] Les autorités ? Non, franchement, je n’attends plus rien d’elles, je ne peux compter que sur moi-même. »

Corinne Avice déplore aussi le rejet des traditions locales d’une partie de la population. « On est coincés mentalement, estime-t-elle. Les Mahorais ont l’impression que s’ils n’évoluent pas très vite en se rapprochant du modèle de la “métropole”, ils seront toujours vus comme des Comoriens. À un moment donné, il faut se raisonner, il faut être logique. Oui, bien sûr, il faut évoluer ! Mais évoluer avec ce qu’on a à disposition. Parce qu’évoluer en faisant un copié-collé avec la “métropole”, on voit bien que ça ne marche pas. D’ailleurs, ça se dégrade aussi là-bas. »

« Oo peut être moderne avec un puit dans le village »

« Mayotte expérimente une pénurie qui sera globale. [...] Il faut rendre visible l’indicible qui se passe ici. Cela peut se produire dans n’importe quel département français. » Mégaphone en main, Racha Mousdikoudine est omniprésente dans les dernières manifestations à Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. Organisés par le collectif « Mayotte a soif », dont elle est la coordinatrice, ces rassemblements visent à mettre en lumière « les responsables de la crise » : « les politiques qui n’ont pas anticipé une situation connue de longue date » d’abord, et « ceux qui se sont enrichis sur cette crise » ensuite.

Elle cible notamment la société Vinci et ses filiales, qui n’ont pas réalisé les travaux d’extension de l’usine de dessalement de l’île de Petite-Terre pour lesquels elles ont reçu des subventions publiques (1). Le réseau d’eau vétuste est également pointé du doigt depuis plusieurs années : à Mayotte, 25 % de l’eau s’échappe du réseau à cause des fuites « dues à l’usure et au manque d’entretien du réseau », selon la préfecture. En 2019, la Cour des comptes avait dénoncé la gestion opaque du Syndicat intercommunal d’eau et d’assainissement de Mayotte (Sieam).

Racha Mousdikoudine est particulièrement impactée par la pénurie d’eau. Pourtant, elle vit dans un quartier relativement huppé situé sur les hauteurs de Petite-Terre. Les coupures à répétition ont endommagé le réseau jusqu’à priver d’eau courante une bonne partie des habitations, argue-t-elle. De quoi susciter une colère profonde envers les autorités et révéler une conscience écologique nouvelle. « L’impact de la déforestation, nos gestes quotidiens, la gestion de l’eau à la maison… » Ces problématiques guident son combat qui, elle en est persuadée, passe par un changement des mentalités.

« Nous vivions autrefois avec des toilettes sèches qui ne consommaient pas d’eau. Nous aurions pu les améliorer. Ce système D est en réalité un bon sujet d’ingénierie. Les pouvoirs publics auraient dû se demander comment nos anciens ont fait pour gérer le manque d’eau dès le départ », s’indigne-t-elle. Elle milite ainsi pour une prise de conscience généralisée : « Nous avons voulu calquer ce qui se fait en “métropole” plutôt que de défendre notre mode de vie. Nos élus ont connu cette vie-là. Ils ont connu des systèmes qui auraient pu être intégrés dans la modernité. » Et de conclure : « On peut être moderne avec des toilettes sèches et un système de récupération des eaux. On peut être moderne avec un puits dans le village ou à la maison. Ça fait partie de nos traditions. Et ça n’enlève rien au charme d’une belle maison. »

Notes

1- La pluie fournit 95 % de l’eau potable à Mayotte, le reste venant du dessalement de la mer. La nouvelle installation de Petite-Terre devait permettre de faire passer la production d’eau dessalée de 1 300 mètres cubes à 5 300 mètres cubes par jour. Lire notamment Nathalie Guibert, Jérôme Talpin, « Crise de l’eau à Mayotte : les lourdes responsabilités de l’État », Le Monde, 20 octobre 2023.

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