Édition du 19 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Macri, un voisin gênant pour l’Uruguay ?

Le résultat du deuxième tour des élections en Argentine était à peine tombé lorsque Tabaré Vazquez [président de l’Uruguay, en fonction depuis le 1er mars 2015 ; ayant déjà occupé cette charge de 2005 à 2010 ; membre du Front large, comme José Mujica, président de mars 2010 à mars 2015], sans hésiter, a appelé Mauricio Macri pour l’applaudir : « Je vous félicite pour l’impeccable triomphe que vous avez remporté ». Se disant certain que le dirigeant de Cambiemos [Mauricio Macri] a « la ferme intention de travailler conjointement avec le gouvernement uruguayen » et de surmonter les différends qui sont apparus entre les deux pays [entre autres, sur les usines de pâte à papier et leurs effets polluants sur des eaux « partagées »].

Le lundi 23 novembre 2015, Vazquez s’est adressé à son Conseil des Ministres, réuni dans la localité de Carlos Reyes, dans le département de Durazno : « Je vous demande un applaudissement fourni pour le président élu et pour le peuple argentin ». Et ils ont obéi.

Tabaré Vazquez a tout de suite évoqué ce qu’il perçoit chez son nouveau voisin : « Beaucoup des propositions faites par Macri sont très intéressantes du point de vue d’une conception progressiste (…) Je ne le cataloguerai pas d’emblée comme un gouvernement néolibéral ni de droite, je crois qu’il s’agit d’un gouvernement auquel il faut prêter attention pour voir comment il se développe et il me semble qu’il a une bonne intention de promouvoir des politiques sociales ».[1]

Ces paroles du président ont le poids de son investiture. Elles signifient que, dorénavant, il existe une version officielle. La seule autorisée. A savoir, celle produite par la « position de l’Etat ». Elles signifient également qu’il ne s’agit pas de manifester des sentiments de découragement suite à l’arrivée au pouvoir de la « nouvelle droite ». Même si ces déclarations n’ont pas été accueillies favorablement par les troupes du Frente Amplio (Front ample), les personnes qui l’ont applaudi lors du Conseil des ministres – pas plus que dans la direction du Frente Amplio d’ailleurs – ne l’ont désavoué. Du coup, Macri n’est plus l’icône entrepreneuriale synonyme de « ce qu’il y a de pire » : ajustement, dévaluation, privatisations, expropriation sociale, fonds vautours [spéculant sur la dette], impunité.

Ce silence honteux peut se comprendre : ils préfèrent ne pas se souvenir qu’ils avaient tout misé sur l’autre candidat, celui qui a perdu les élections : Daniel Scioli, le candidat du « lumpen péronisme » kirchneriste. Parce qu’il faut soit « continuer à avancer », soit « retourner en arrière ». Leur préférence pour le kirchnerisme était tellement explicite que même avant le premier tour du 25 octobre, Vazquez avait reçu Daniel Scioli à Montevideo, presque comme s’il s’agissait d’un chef d’Etat (déjà) en fonction.

José Mujica a lui aussi pris une position. Moins protocolaire. Il a traversé le Rio de la Plata. Suivant les pas de Lula da Silva et de Evo Morales, le « vieux sage » s’est immergé dans la campagne électorale. Le mercredi 7 octobre, dans la municipalité de Magdalena, province de Buenos Aires, il a partagé un événement avec les partisans de Kirchner. Dans de brèves déclarations aux médias, Mujica a admis que sa visite « n’était pas désintéressée » : il voulait un « avenir prospère » pour l’Argentine et il soutenait « tout ce qui conviendrait au pays ». Ensuite, il a visité – avec D. Scioli – une école d’agriculture qui lui a décerné le titre de « maître de l’agriculture et de l’élevage latino-américain ». [2] Heureusement pour lui, personne ne lui a demandé comment se passait la « réforme agraire » en terre uruguayenne, car la réponse les aurait obligés à lui retirer cette distinction. En effet, lorsqu’il était ministre de l’Elevage, de l’agriculture et de la pêche (2005-2009) et président du pays (2010-2015), la concentration-aliénation de la terre n’a fait que s’approfondir. Et sous sa gestion la « patrie productrice du soja » s’est définitivement affirmée.

Pendant la période du second tour électoral en Argentine, Pépé Mujica a de nouveau donné de la voix. Après avoir disserté à l’Université de Sciences politiques de Paris [3] et lorsqu’on l’a consulté sur les élections argentines, il a lancé son pronostic : « C’est compliqué, je suis inquiet de ce qui va se passer (…) S’il gagne,j’attends de voir Macri gouverner (…) L’histoire montre que les péronistes ne s’unissent que lorsqu’ils doivent affronter un non-péroniste, et alors ils lui rendent la vie impossible. ». [4] Il faut reconnaître que c’est une véritable bouffée de cohérence. Même s’il dit être un admirateur du général Juan Domingo Peron et de ses « gouvernements sociaux », Mujica a une très mauvaise opinion du « phénomène justicialiste » [le péronisme et ses produits]. Il fait preuve du même anti-péronisme historique qu’avaient imposé à leur époque le Parti communiste et le Parti socialiste en Uruguay. Rappelons que leurs principaux théoriciens, tout comme de nombreux intellectuels, l’ont caractérisé comme étant un mouvement bourgeois et semi-fasciste, fondé sur le lumpen-prolétariat et le syndicalisme mafieux. Ils considéraient que les « descamisados » (les sans chemise) de Evita Péron [1919-1952, elle est aux côtés de Péron entre 1945-1952] n’étaient autre chose que des « objets clientélaires » et donc à l’opposé d’une « conscience de classe ». Ce regard provincial n’a pas changé avec l’avènement du kirchnerisme ami [au pouvoir de 2003-2015, avec Nestor puis Cristina].

Le 22 novembre 2015, après la victoire de Cambiemos, le chef des Tupamaros [Mujica] a recommencé à dégoiser : « Je souhaite ce qu’il y a de mieux » pour l’Argentine, « mais je crains pour sa stabilité institutionnelle (…) C’est une situation politique qui n’est pas facile ni simple ». Sans dire davantage sur ses « préoccupations », il a souhaité « de tout cœur » que « l’Argentine se porte le mieux possible avec son futur gouvernement, une Argentine qui a décidé que Monsieur Macri occuperait la présidence ». L’hypothèse émise par Mujica lors de son émission radiophonique « Hablando del Sur » (Parlant depuis le Sud) n’a pas plu au gouvernement de Tabaré Vazquez.

En toute hâte, Hector Lescano, l’ambassadeur uruguayen en Argentine, un homme faisant partie du cercle de confiance de Vazquez [5], a écarté l’idée que la victoire de Macri pourrait représenter un péril pour la stabilité institutionnelle argentine et a assuré : « Je crois qu’il n’y a aucune possibilité de cela, tout le processus électoral s’est déroulé absolument normalement ».[6]. En ce qui concerne les priorités du gouvernement du Frente Amplio, il a relevé qu’elles consisteraient à désentraver les exportations de certaines entreprises uruguayennes ; à régler dans les commissions bilatérales les dragages des canaux et des rivières [aux frontières] ; et à gérer les questions environnementales communes. Mais surtout, à « avancer dans la justification du Mercosur ».

Un soupir de soulagement

Quelques jours avant le second tour, le ministre de l’Economie et des Finances, Danilo Astori [économiste s’étant, il y a un peu plus d’une décennie, revendiqué du marxisme], avait déjà donné quelques éléments allant dans ce sens. Lors d’une conférence sur le « climat des affaires » en Uruguay – conférence organisée par le gouvernement et où Franco Uccelli, le directeur exécutif pour les Marchés émergents de JP Morgan a aussi pris la parole – le gérant du « progressisme » a expliqué qu’il s’agissait non pas de savoir si « nous sommes ou ne sommes pas » dans le Mercosur, mais si le Mercosur « pourra faire progresser en matière d’accords commerciaux ». Dans ce sens, il notait « une plus grande disposition » du Brésil à entrer dans d’autres expériences, par exemple avec l’Europe.

Par contre., il a déclaré que « l’Argentine avait constitué l’obstacle le plus important qu’avait connu le Mercosur jusqu’à maintenant » parce que « son orientation en matière de politique économique a ralenti les accords avec d’autres blocs ».[7] Mais au final il a poussé un soupir de soulagement : « il est possible que ces prochains temps nous verrons des changements dans l’attitude de l’Argentine. » [8]

La victoire de Macri ouvre, en effet, « de nouvelles possibilités » au gouvernement du Frente Amplio. Si l’Uruguay doit « approfondir et étendre son insertion internationale » au-delà du Mercosur et de sa sphère immédiate, il faudra bien faire avancer les négociations avec le Mercosur et l’Union européenne, opérer un rapprochement avec l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) ou chercher à s’intégrer dans l’Alliance du Pacifique [initié en 2011, avec le Chili, la Colombie, le Pérou et le Mexique], dans laquelle l’Uruguay détient déjà un statut d’observateur. On signalerait ainsi que le pays est « ouvert au monde » et gouverné par une force sage de centre-gauche, éloigné de tout populisme. C’est ce qu’a réaffirmé Vazquez, en France, le 29 octobre 2015, pendant qu’il déjeunait avec des entrepreneurs dans une rencontre organisée par la revue Politique Internationale. Le même jour, Astori développait les mêmes thèmes. Au cours du repas de midi avec les grands patrons du Mouvement des Entreprises de France, MEDEF, il a expliqué que l’Uruguay est en train d’ouvrir progressivement son économie à l’ensemble du monde et que ce pays offre des alternatives et des options pour les investissements à cause de l’orientation stratégique qu’il a adoptée.[9]

Bien éloigné du discours « latino-américaniste » qui avait marqué les débuts du « cycle progressiste » en Amérique du Sud, le « pragmatisme » reprend ses droits. La dégradation des aspirations « intégrationnistes » »ne peut pas être dissimulée. Plus qu’un fléchissement conjoncturel dû aux restrictions entraînées par la crise capitaliste internationale, les chiffres indiquent un véritable échec : le commerce entre les pays de la région n’atteint même pas 20%. Les principaux destinataires des exportations – y compris pour des pays qui défendent et intègrent l’Alliance Bolivarienne pour l’Amérique (ALBA) – sont la Chine, les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie.

Dans le cadre de cette « orientation stratégique » élaborée par le gouvernement du Frente Amplio, Macri est un « allié », même si le Frente ne partage pas les positions réactionnaires de ce dernier concernant le Venezuela. L’adhésion au « libre-échange » et la ferveur pro états-unienne du prochain président argentin favorisent la politique de diversification des marchés pour les produits uruguayens et, en définitive, pousse à l’arrière-plan le récit se rapportant aux « barrières idéologiques ».

Il est bien connu que le « climat des affaires » peut surmonter tout obstacle politique et toute pudeur. Mujica l’avait déjà démontré le 12 mai 2014 à la Maison Blanche, lorsqu’il a posé pour la photo la plus importante de sa vie, celle dont rêve tout « homme d’Etat » comme lui : reçu par Barack Obama, chef de la principale puissance impérialiste. Le « vieux guérillero » a alors obtenu la récompense qu’il était allé chercher puisqu’il a pu placer les oranges uruguayennes sur le marché nord-américain. Les six prisonniers de Guantanamo ont à peine été considérés comme monnaie d’échange [ayant trouvé refuge en Uruguay], ou plutôt comme « bagayo » d’échange. [10] C’est ce qu’il a exprimé sans ambages : « Si je charge (Obama) avec le bagayo de Guantanamo quand je lui demande de vendre des oranges – qu’on me contredise ! – tu comprends ? Ce n’est pas de la corruption directe, mais… ».[11]

Et c’est ainsi que cela se passe, à coup de mondanités. Par la suite, il peut bien raconter que le capitalisme est « une maladie comme la syphilis » ; que Poutine « est une statue » ou que parmi les leaders mondiaux « il n’y a jamais eu autant de médiocrité ».[12] On le tolère. Les détenteurs du pouvoir ont besoin de prédicateurs comme lui : proche des pauvres, tout en étant capable de « bagayear ». Pendant ce temps il converse assis à la table des exploiteurs, qui le connaissent bien et qui l’ont écouté quand il expliquait : « Les débats syndicaux ne peuvent pas porter uniquement sur les salaires (…) Le travailleur doit commencer à s’engager dans les difficultés et les réussites des entreprises, pour exiger qu’elles aillent de l’avant et aussi qu’elles réinvestissent et se protègent. Nous ne pouvons pas rester à l’écart des vicissitudes d’une entreprise lorsque l’enjeu est si important. » [13]

Le vendredi 4 décembre 2015, à Santiago de Chile, Tabaré Vazquez a rendu visite à la présidente Michelle Bachelet, son amie et « camarade ». Ils ont convenu de resserrer les liens entre l’Alliance du Pacifique – impulsée par les Etats-Unis – et le Mercosur en 2016, lorsque les deux pays assumeront respectivement les présidences pro tempore des deux blocs régionaux. [14] En même temps, ils ont signé un accord de coopération tripartite qui leur permettra de « soutenir des pays tiers d’Amérique latine et des Caraïbes dans l’éradication de l’inégalité sociale et de la pauvreté. » D’après Michelle Bachelet, leurs deux pays « ont toujours eu un sentiment de coopération et de solidarité ». Un peu plus tôt, dans le même Palais de la Moneda, Michelle Bachelet recevait Mauricio Macri. Au cours de cette rencontre, la présidente chilienne a invité Tabaré Vazquez. Les premières paroles que Macri a adressées à son collègue uruguayen ont été : « Rétablissons nos relations, car l’Uruguay a été très malmené ». Les trois personnalités ont été prises en photo dans le Salon d’audiences, comme s’il s’agissait d’une sorte de mini-sommet du Cône Sud. Ils se sont aussi mis d’accord pour opérer un rapprochement entre l’Alliance du Pacifique et Mercosur. Macri venait de rencontrer Dilma Rousseff à Brasilia. Sur son compte Twitter, le président élu a commenté : « Un agenda important nous attend pour donner plus de poids à la région. »

Des inquiétudes latentes

De toute manière, la défaite du kirchnerisme charrie de nuages dans le ciel économique. Le gouvernement uruguayen a un « souci ». Tout d’abord, elle perturbe le panorama des investissements directs provenant du « pays frère ». D’après la Banque centrale d’Uruguay, le stock d’investissements directs argentins a passé de 2’404 millions de dollars en 2010 à 5’357 millions en 2013 (chiffres disponibles), soit le 27% du total. Donc en première position par rapport à ceux provenant du Brésil (7%), de l’Espagne (6%) et des Etats-Unis (5%). Ces investissements ont acquis des positions dans le secteur agraire uruguayen, dans le marché immobilier et dans le système bancaire. [15]

Les patrons des entreprises agricoles argentines, par exemple, savent déjà que Macri fera diminuer (jusqu’à les éliminer complètement) les prélèvements fiscaux sur les profits à l’exportation du secteur de l’agro. Il mettra, de même, de l’ordre dans une économie qui est en « état de chaos ». Avec ces mesures, la campagne uruguayenne cessera dès lors d’être aussi attractive, avec ce qui en découle en termes d’investissements argentins. Christian Belaustegui, le président de la Chambre argentine des propriétaires ruraux a expliqué : « Aujourd’hui l’Argentine redevient (attractive) parce qu’elle est plus compétitive que n’importe quel autre pays de la région, dans la mesure où elle a déjà procédé à l’ajustement des prix (dévaluation) de 20% à 30% depuis 2012 ». [16]. Les restrictions à l’achat de dollars et à leur sortie du pays ( mesures en vigueur depuis 2008) seront également éliminées. Macri a assuré qu’il allait lever la restriction dans les opérations de changes.

A la fin septembre 2015, le système financier uruguayen avait en dépôt 4’520 millions (4,52 milliards) de dollars de « non résidants ». Ces derniers étant en majorité argentins. Il est clair qu’avec le gouvernement de Cambiemos « l’arrière-pays place bancaire » tranquille se trouvera menacé. Les analystes s’accordent pour dire que le nouveau président va injecter une « bombe de confiance » dans l’économie argentine. Dans un rapport du 2 novembre 2015, Walter Molano, analyste de MBP Securities expliquait : « L’approche de Macri sera une thérapie de choc macroéconomique. Il promet de laisser flotter la monnaie et d’éliminer les subsides à l’énergie dès qu’il assumera sa charge. Dirigée par une équipe d’économistes brillants, l’Argentine va restaurer ses liens avec la communauté financière internationale. » [17]. Ainsi donc, les capitalistes argentins se remettront à investir dans leur patrie. C’est précisément ce que craint le gouvernement uruguayen. Même si les exportations uruguayennes vers l’Argentine n’atteignent que 5% du total [les principaux acheteurs continuent à être la Chine, le Brésil, l’Europe et les Etats-Unis], ce qui se prépare est un retrait des capitaux argentins qui se trouvent en Uruguay. Ce sont les mauvaises nouvelles entraînées par le triomphe de Mauricio Macri, même si d’après Tabaré Vazquez il ne serait ni néolibéral ni de droite.

Une évidence

Sur le plan strictement politique, les inquiétudes sont atténuées. Même si d’après la sénatrice du Frente Amplio, Constanza Moreira, la victoire de Macri serait un « recul », il n’existe pas de danger de contagion. En Uruguay, la « nouvelle droite » dans le style de Macri est rachitique. Elle ne mobilise pas des milliers de personnes dans la rue comme au Brésil [lors des manifestations contre Dilma Rousseff et le Parti des travailleurs], pas plus qu’elle ne gagne des élections législatives comme au Venezuela [victoire de la MUD]. Ses deux principales figures politiques, Pedro Bordaberry (Parti Colorado) et Luis Lacalle Pou (Parti National) n’ont même pas passé avec succès l’épreuve des urnes, il y a une année. Pour le moment, la droite réfléchit à comment se « réorienter », en vue des prochaines élections qui auront lieu dans quatre ans. Jusqu’alors, ses dirigeants s’entraînent en interpellant des ministres et dans des commissions parlementaires où ils dénoncent la corruption dans les entreprises publiques.

La sénatrice Constanza Moreira – qui s’était présentée contre Tabaré Vazquez pour être candidate du Frente Amplio à la présidence – a expliqué : « Le Frente Amplio est un grand champ de bataille » où « nous mesurons tous, la gauche et les mouvements sociaux, nos forces(…) nous avons besoin d’un adversaire extérieur contre lequel lutter ».[18] Et Macri est l’adversaire extérieur le plus probable.

En tout cas, C. Moreira reconnaît l’évidence : « Il y a un épuisement du cycle du progressisme qui est fortement lié à une croissance économique assez spectaculaire qui s’est développée depuis une douzaine d’années ». Ce qui a entraîné d’avantage pour les travailleurs et pour les couches sociales les plus pauvres, « même si elle n’a peut-être pas réussi à entraîner une transformation structurelle de la société ». [19] Autrement dit, le « modèle de développement » est encore celui hérité des « années néolibérales ». Et la politique macroéconomique est la même que garantissent les institutions financières de la mondialisation capitaliste.

Il a suffi que les prix des commodities baissent et que le dollar soit à la hausse, que la demande chinoise ralentisse et que le Brésil entre en récession, pour que le « modèle » commence à se déliter. Avec la fin de la bonne conjoncture, donc d’une consommation stimulée et à crédit, sont apparus les premiers chiffres qui rendent compte d’un refroidissement économique : chute du PIB et des exportations, augmentation du déficit budgétaire et restriction du crédit.

La Loi de planification budgétaire (programme économique pour les deux prochaines années), que la sénatrice Moreira votera aussi dans quelques jours – qu’elle le veuille ou non – constitue la voie de « l’ajustement graduel » choisi par le gouvernement de T. Vazquez, avec les conséquences que l’on sait sur les revenus des travailleurs et travailleuses, sur l’emploi et sur les « politiques sociales ». Autrement dit, il y aura une augmentation de la précarité salariale et de la pauvreté, cela dans un « pays productif » où 600’000 travailleurs (55% de la force de travail) gagnent moins de deux salaires minimum [20] et où le 49% des enfants qui naissent appartiennent à des « foyers vulnérables », autrement dit, pauvres.

Tabaré Vazquez avait été élu avec un score de 78%. Moins d’une année plus tard, son taux d’approbation est descendu à 36%. C’est un indicateur du fait qu’il existe dans la société un « mal-être croissant », y compris parmi les électeurs du Frente Amplio. Des grèves dans le secteur de l’éducation – les enseignant·e·s des écoles, de lycées, de l’université du travail, en plus des mobilisations étudiantes – ont marqué en juillet août 2015 l’apogée de ce mécontentement. Néanmoins, il manque des indices concluants pour affirmer que l’« hégémonie progressiste » (du Frente Amplio) est remise en question et encore moins pour indiquer que l’avancée de la « nouvelle droite » dans la région dispose d’un espace dans le paradis de la stabilité politico-institutionnelle, l’Uruguay. Le consentement social et la collaboration des appareils syndicaux officialistes que dirige le PIT-CNT confèrent au progressisme le pouvoir de réguler et d’amortir les multiples signes de mécontentement et les expressions de lutte populaire. (Montevideo, 7 décembre 2015 ; traduction A l’Encontre)

Notes

[1] entretien, dans Voces, N° 500, 26.12.2015.

[2] Agence EFE, 7.10.2015.

[3] Mujica a été l’un des invités de la troisième édition du forum « Europe-Amérique latine, les nouveaux défis des relations interrégionales », organisé par le Centre de recherches internationales (CERI) de Science Po et la Banque de Développement de l’Amérique latine (CAF).

[4] Infobae, 27.10.2015.

[5] Dirigeant del Parti démocrate chrétien. Il a été président de la Commission de Programme du Frente Amplio et ministre du Tourisme et du Sport pendant le premier gouvernement de Tabaré Vázquez (2005-2010) et en partie de celui de Mujica (2010-2015).

[6] Valeria Gil, El País, 25.11.2015.

[7] Conférence sur l’investissement étranger direct et le climat des affaires en Uruguay, El País, 13.11.2015.

[8] Ibídem.

[9] Búsqueda, 5.12.2015.

[10] Terme péjoratif généralement utilisé pour désigner ceux qui font de la contrebande frontalière à petite échelle. On appelle « bagayeros » ceux qui la pratiquent. On l’utilise aussi comme expression machiste pour désigner la laideur d’une femme ou quelque chose de superflu et de gênant.

[11] Témoignage à Fernando Amado, député du Partido Colorado et auteur du livre El club de los millones. Ser rico en Uruguay, Ed. Sudamericana, 2015.

[12] Entretien dans le programme « Salvados » de la chaîne espagnole La Sexta, sous le titre « Confesiones de un expresidente ». Emis le dimanche 29 novembre 2015. Le journal El País de Montevideo a publié des extraits de l’entretien le 27 novembre 2015.

[13] Interview dans El Empresario, supplément de El País, 5.4.2013.

[14] El País, 5.12.2015.

[15] Búsqueda, 5.11.2015.

[16] Ibídem.

[17] Ibídem.

[18) Entretien dans Brecha, 4.12.2015.

[19] Ibídem.

[20] Le salaire minimum national (depuis le 1er janvier 2015) est l’équivalent de 335 dollars états-uniens.

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