Par Bleck Dieuseul Desroses
. De Kenscoff à Carrefour-Feuilles en passant par Delmas et Tabarre, sans oublier une bonne partie de l’Artibonite, le sol est inondé de sang des victimes innocentes. Plus de 300 morts en moins de trois semaines. La douleur est poignante. Les cris sont profonds. Les larmes forment une rivière débordante. L’angoisse est envahissante. Et le désespoir couvre la capitale. La perle des Antilles devient en l’espace d’un cillement une mer rouge dans un cercle de feu.
Au début du mois de février, un bébé de deux mois-arraché des bras de sa mère fuyant en catastrophe l’arrivée des terroristes à Kenscoff -a été balancé dans le feu. Il est brûlé vif. Rongée par la douleur et la tristesse, sa mère sombrait dans la folie avant de partir le rejoindre dans l’éternité ténébreuse. À Delmas 30, un père circulant en pleine rue sur brouette avec le cadavre de son garçon tué par les terroristes de VIV ANSANM pour aller vers une destination qu’il a lui-même ignorée.
Le 11 février dernier, un étudiant assistant à un cours est tué en pleine salle de classe au Centre d’études diplomatiques et internationales (CEDI) d’une balle perdue à la tête.
Il ne s’agit pas d’un film d’horreur encore moins d’un cauchemar. C’est bien la triste réalité de la capitale de la première République noire transformée en une ville cannibale. Les habitants de Port-au-Prince sont assiégés par les bandes criminelles. Les cris désespérés de la population laissent indifférents les arnaqueurs du pouvoir qui se battent pour des miettes du festin politique en dépit de l’évidence de ce génocide.
Entre-temps, une catastrophe humanitaire s’impose. Des marchés publics sont incendiés. Des hôpitaux sont fermés. Les pharmacies manquent de médicaments. Les robinets sont à sec dans certaines zones. L’obscurité s‘abat sur la ville. Depuis une semaine, les Port-au-Princiens sont sur le qui-vive. Pourtant, la population reste passive. Les bras croisés, elle accepte son sort amer faisant preuve d’une résilience déroutante. Certains chercheurs s’interrogent sur les causes de cette passivité cadavérique. Pourquoi, malgré l’effondrement de la situation sécuritaire en Haïti, les Haïtiens au lieu de se soulever contre les autorités se réfugient-ils dans la résilience ? C’est à cette question que j’entends, à travers cet article, apporter quelques éléments de réponse.
Il y a, à mon avis, un ensemble d’obstacles qui étourdissent l’Haïtien et le plongent dans ce sommeil léthargique face à cette situation tragique.
La religion
Selon une étude réalisée par Lewis A Clorméus en 2003 sur l’appartenance religieuse, seulement 10,22 % des Haïtiens se déclarent sans religions. Il est alors évident qu’Haïti est un pays où la religion joue un rôle fondamental dans la vie des gens. Dépourvu de tout, l’Haïtien se tourne vers la providence pour la résolution de ses problèmes quotidiens. Il reste coincé dans l’état théologique dû à la pauvreté, le sous-développement et son bas niveau dans l’échelle de la civilisation humaine sollicitant l’intervention divine pour la guérison des maladies que les progrès de la médecine ont éradiquées depuis plus de deux siècles. Dans ce pays, des journées de prière sont consacrées à la résolution des problèmes comme le paiement du loyer, la recherche d’un emploi, la quête d’un visa etc. L’intervention divine est parfois sollicitée pour résoudre un petit problème pécuniaire de 500 gourdes.
En ce sens, l’on peut dire que l’Haïtien est foncièrement religieux. Son dieu doit résoudre tous ses problèmes. Chaque dimanche, le chrétien arrive à l’église avec son lot de problèmes pour son dieu miséricordieux qui semble sourd aux supplications de ce peuple maudit comme la race de Caen.
Cette mentalité religieuse a des incidences sur la politique. Au lieu de s’engager dans la bataille pour la transformation de la société, l’Haïtien se met à prier. Chaque jour dans les églises catholiques et protestantes, il prie pour le pays. Il croit fermement que la prière peut résoudre le problème de l’insécurité. L’ex-président du CPT, Leslie voltaire, fieffé démagogue comme son maitre -se référant à la décision d’Elie Lescot en 1942 remettant le pays à Notre Dame du Perpétuel Secours- a été au Vatican fin janvier solliciter l’appui du Saint-Siège dans le combat contre les gangs.
La relation entre religion et résignation en Haïti est complexe et profondément enracinée dans l’histoire et la culture du pays. Les croyances religieuses, notamment le catholicisme et le vaudou, ont joué un rôle majeur dans la formation de l’identité nationale et dans la perception des défis socio-économiques.
Le catholicisme et le protestantisme, religions prédominantes en Haïti, stimulent cette attitude de résignation face aux difficultés. Cette perspective est liée à l’idée que les épreuves terrestres sont une préparation à une récompense divine après la mort. Cette vision influence la manière dont les individus abordent les défis quotidiens comme le drame sécuritaire aujourd’hui en Haïti.
La destruction des foyers de résistance
• Les quartiers populaires
Depuis le début du siècle dernier, il y a des quartiers à Port-au-Prince qui sont réputés pour leur prise de position contre les régimes rétrogrades et autoritaires. C’est le cas de la Saline, Fort national, Bel Air et Cité Soleil, entre autres. Ces quartiers pauvres qui étaient toujours prêts à répondre aux appels à la contestation de l’ordre établi se transforment depuis près de cinq ans en terrain fertile de développement de la criminalité.
Les leaders conscients capables d’adresser sérieusement les revendications sociales et politiques sont assassinés ou contraints de partir en exil au cours des périodes tumultueuses 1991-1994 et 2004-2006. Aujourd’hui, les ceinturons de misère sont dépourvus de leaders capables de produire des réflexions sur la condition des masses.
Les écervelés qui émergent comme meneurs de troupes sont armés par l’oligarchie mafieuse et les secteurs rétrogrades de l’international pour anéantir la formation sociale haïtienne. Sans orientation idéologique, les masses des quartiers défavorisés de la capitale ne sont plus capables de participer dans la mobilisation pour le changement de l’ordre socio-politique existant. Elles sont prises dans le piège des organisations terroristes.
• L’Université
De par son rôle dans la production culturelle et la formation des cadres, l’université jouit d’un grand prestige. Elle est souvent à l’avant-garde des constatations socio- politiques à travers le monde. Du Cri de Cordoba en Argentine (1918) en passant par le Mouvement de mai 1968 en France, la jeunesse universitaire reste le fer de lance des luttes contestataires.
En Haïti, la première implication de l’université dans la bataille politique date de 1929 contre l’Occupation américaine et le régime obscurantiste de Borno. Sous Duvalier, elle est muselée par le régime. Les étudiants qui ne veulent pas jouer le jeu de la corruption sont assassinés ou contraints de prendre la route rocailleuse de l’exil.
De 1986 à 2004, l’université a pris une part active dans les luttes politiques en Haïti. Elle joue un rôle crucial dans la mobilisation sociale à plusieurs niveaux, tant comme institution éducative que moteur de changement sociétal. Son rôle dans les évènements de 2004 ayant occasionné la chute de Jean Bertrand Aristide a été déterminant. Elle s’est associée aux secteurs rétrogrades de la bourgeoisie haïtienne et aux ambassades occidentales hostiles aux festivités du Bicentenaire de l’indépendance. Discréditée et affaiblie par la crise globale du système social, elle a perdu dès lors son pouvoir de convocation.
L’absence de leadership des politiciens
Sans un leader charismatique ou une figure emblématique, les luttes politiques peuvent se fragmenter en plusieurs factions ou groupes qui poursuivent des objectifs similaires mais manquent d’unité. Cela conduit à des divisions internes, rendant plus difficile la mise en œuvre d’une stratégie cohérente et l’atteinte des objectifs.
Dans ce contexte de crise sécuritaire, Haïti souffre de l’absence de leaders valables et d’organisation crédibles capables de définir les orientations de la mobilisation populaire.
La corruption accélérée du système politique a éclaboussé l’ensemble de la classe politique. Ceux et celles qui se présentaient comme de vrais combattants contre le système sont démasqués par la crise globale. Depuis trois ans, ils se sont associés aux fossoyeurs de la nation pour piller les maigres ressources de l’État. Dans l’opposition, ils ne voulaient qu’un élargissement des attablés au festin politique. Aucun parti politique, aucune organisation de la société civile, aucun acteur politique n’a le pouvoir de la convocation populaire. Même les plus naïfs sont déçus. Ils restent alors passifs face à ce drame sécuritaire qui menace la survie de l’État haïtien.
L’absence de l’esprit de solidarité et de fraternité
La solidarité en Haïti est un feu de paille. Elle se manifeste généralement lors des grands évènements malheureux comme les catastrophes naturelles. L’élan de solidarité qui se dégage après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 disparait immédiatement sous le poids des intérêts mesquins et individualistes.
De par son éducation, l’Haïtien ne peut penser ou agir collectivement. Aux problèmes collectifs, il propose des solutions individuelles. Au problème d’électricité, il se procure d’autres sources d’énergie alternatives. Au problème de la performance du système éducatif, il envoie ses enfants à l’étranger ou les placent dans les écoles américaines ou françaises. Au problème de la détérioration des infrastructures routières, ils s’achètent des véhicules adaptés. Au problème de la défaillance du système sanitaire, il se dote d’une carte d’assurance internationale et s’envole à moins de bobo vers Cuba, République dominicaine ou Amérique du Nord pour se faire soigner.
L’Haïtien aisé ne se soucie jamais du sort des plus faibles. Aucun lien fraternel entre eux. Enfermés dans leur confort de petits bourgeois ou de bourgeois réactionnaires dans les hauteurs de Delmas ou de Pétion-Ville, le problème de l’insécurité à Martissant, Cité Soleil, Bel-Air, La Saline, Carrefour était le cadet de leurs soucis. Ils n’ont compris le poids de ce drame que lorsque les quartiers huppés de l’aire métropolitaine sont devenus également la cible des bandes criminelles.
La solidarité et la fraternité sont des construits. Il s’agit d’un travail quotidien qui s’inscrit dans un projet national élaboré et mis en œuvre par la puissance publique pour construire ou pérenniser les fondements de l’État-Nation. L’école, en tant que couloir de transmission des valeurs républicaines devrait jouer un rôle crucial dans l’implémentation et le succès de ce projet. Au lieu d’inculquer aux jeunes des valeurs démocratiques et libérales, l’école haïtienne prépare des seigneurs féodaux, des princes auto-dominés pour reprendre un concept du sociologue Jean Anil Louis-Juste.
L’extrémisme des acteurs
Les luttes politiques en Haïti se caractérisent par le radicalisme des acteurs de part et d’autre. Au lieu de trouver des compromis pour éviter le pire, ils se battent jusqu’à l’épuisement total. Des semaines entières de manifestation contre Jean Bertrand Aristide entre 2003 et 2004 sans aucun moment de répit. La bataille pour renverser Jovenel Moïse, entre 2018 jusqu’à ce qu’ils l’assassinent en 2021 s’est soldée par de longues périodes dites de locking (novembre 2018, février 2019, juin 2019, de septembre à novembre 2019) au cours desquels les jalons des gangs modernes ont été posés. De nos jours, il devient alors difficile de mobiliser les masses populaires qui sont psychologiquement fatiguées des actions politiques radicales pour des résultats désastreux.
Dans l’histoire politique du pays, c’est pour la première fois que la scène politique est occupée par autant de vauriens sans scrupules. Incapables de produire des réflexions utiles, dresser le bilan des avancées et des erreurs passées pour recadrer les stratégies afin d’atteindre les objectifs fixés, ils se lancent dans un radicalisme stérile aux conséquences néfastes pour la mobilisation sociale.
L’infantilisation et l’attentisme des élites
Les élites nationales restent totalement dépendantes vis-à-vis de l’étranger. Incapables de produire des réflexions scientifiques pour combattre le mal haïtien, elles attendent les solutions aux problèmes nationaux des grandes capitales du monde comme Washington, Paris, Ottawa. Elles sont en panne d’alternative pour relever le défi de la misère des masses et de l’insécurité qui engloutit le pays. Dans La vocation de l’élite, le docteur Jean Price-Mars écrit :
« L’une des choses qui m’ont le plus vivement impressionné, au retour de ma mission en France, il y a deux ans, c’est le désarroi dans lequel j’ai trouvé l’élite de ce pays depuis l’intervention américaine dans les affaires d’Haïti ». La campagne que j’ai entreprise, écrivait-il, n’a d’autre but que de demander à cette élite de se ressaisir et de ne compter que sur elle-même si elle veut garder son rôle de représentation et de commandement ».
Il y a encore un demi-siècle, le sociologue haïtien, Hubert de Ronceray, a tiré la sonnette d’alarme en disant : « Les chances de survie de tout peuple sont dans la qualité de ses élites […] Si leur qualité se noie, sombre dans la médiocrité, il y a de fortes chances que dans moins d’un demi-siècle, on ne reconnaitra plus Haïti […] ». À l’instar de Price Mars, il a souligné le rôle des élites dans la préservation et le progrès d’une formation sociale.
Selon une étude réalisée par le Conseil Citoyen pour la Sécurité publique et la Justice pénale, Port-au-Prince devient la ville la plus dangereuse du monde. Le sang coule partout dans cette capitale assiégée par les groupes terroristes soutenus par la mafia haïtienne et des organisations criminelles internationales. Prise dans l’étau de l’insécurité, la population est psychologiquement désarmée. Elle s’accommode et se bat pour la survie. Elle fait preuve d’une résilience déroutante portant des observateurs haïtiens et étrangers à s’interroger sur son attentisme spectaculaire. Dans le cadre de cet article, j’ai proposé des éléments de réponse qui peuvent être complétés par d’autres chercheurs.
En dépit de tout, je crois que la population reste mobilisable mais par un nouveau discours porté par des acteurs crédibles. Pour cela, il doit y avoir une nouvelle offre politique sur le marché conçue par des hommes et des femmes moralement éprouvés qui se sont inspirés de l’intelligence louverturienne, du patriotisme dessalinien et du sens de l’organisation de Christophe.
La clé de tout changement positif durable réside dans la mobilisation pacifique, la solidarité et la persévérance dans la lutte pour les droits et la justice. Les révoltes violentes n’apportent souvent que des conséquences néfastes pour le pays, y compris des pertes humaines et des destructions matérielles. Il est crucial de privilégier des solutions pacifiques, respectueuses des droits humains et de la démocratie pour construire un avenir meilleur pour Haïti.
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