En rejetant l’accord concocté par les experts de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur les produits agricoles, le 31 juillet 2014, le nouveau premier ministre indien, M. Narendra Modi, a signifié au monde l’avis de décès du cycle de Doha, déjà moribond…
En guise de parade, les pays occidentaux (et les multinationales) ont opté pour des traités de libre-échange bilatéraux (Union européenne - Canada, Etats-Unis - Corée du Sud, etc.) et surtout par zones géographiques : le grand marché transatlantique (GMT) entre les Etats-Unis et l’Union européenne (2) ; le partenariat transpacifique (PTP, connu sous le nom anglais de Trans-Pacific Partnership, TPP) entre les Etats-Unis et onze pays du Pacifique… Avec cette division de la planète en régions, Washington peut espérer mener la danse.
A l’origine, en 2005, le PTP ne réunissait que quatre nains politiques et commerciaux (Brunei, Chili, Nouvelle-Zélande, Singapour), qui tentaient de résister au rouleau compresseur de leurs voisins. Quatre ans plus tard, les Etats-Unis reprennent l’idée, avec la volonté de contenir la puissance de la Chine, qui s’est rapprochée des pays de l’Asie du Sud-Est via des accords de libre-échange. Washington craint de perdre son hégémonie dans la région et entraîne dans son sillage l’Australie, la Malaisie, le Pérou et le Vietnam, puis le Canada et le Mexique, déjà liés par l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Mais il a fallu attendre novembre 2011 pour que le Japon, alors premier partenaire de la Chine, rejoigne le cortège… du bout des pieds. Depuis, le très nationaliste premier ministre Abe Shinzo y a vu l’occasion de renforcer son rôle de bras droit asiatique de l’Amérique.
Ainsi se profile ce que les experts américains nomment « le pacte commercial du XXIe siècle ». En cas de succès, il engloberait près de la moitié des richesses produites dans le monde, 35 % du commerce international et 30 % de la population. De quoi consolider le volet économique du « pivot asiatique » défini par M. Barack Obama à son arrivée au pouvoir. Pour autant, il y a loin des rêves de M.Obama aux réalités. Sa tournée de printemps chez ses alliés les plus proches (Japon, Malaisie, Philippines et Corée du Sud) n’a débloqué aucun dossier. Les négociations ne seront pas bouclées avant les élections de mi-mandat de novembre aux Etats-Unis, ni même d’ici à la fin de l’année.
Pourtant, les Américains ne mégotent pas sur les moyens. Selon la chercheuse australienne Patricia Ranald, Washington aurait mobilisé pas moins de six cents conseillers pour épauler les négociateurs officiels. Quant au grand public, il en est réduit à aller à la pêche aux informations sur ce qui est pourtant présenté comme « le plus vaste libre marché du monde ». Le contenu des discussions serait resté secret sans le travail et la ténacité d’organisations non gouvernementales comme Electronic Frontier Foundation, Public Citizen et bien d’autres, ainsi que de hackers comme WikiLeaks. Le ministre du commerce extérieur de la Malaisie reconnaissait au lendemain de négociations infructueuses en novembre dernier : « Ce sera très difficile [d’aboutir à un accord]. Ce qui a été révélé par WikiLeaks ces derniers temps ne va pas aider le processus (4). »
Selon ces documents, pratiquement aucun domaine de la vie ne saurait échapper aux multinationales. Le PTP veut classiquement éradiquer les droits de douane restants, mais aussi élaborer des normes communes sur tous les produits (alimentaires, phytosanitaires, industriels...), sur les services (banques, caisses d’épargne, caisses de retraite, etc.), sur la propriété intellectuelle, sur le règlement des litiges avec ces fameux tribunaux d’exception permettant aux géants du privé de mettre en cause les décisions d’un gouvernement (5).
Tiraillements au Japon
Sur les droits de propriété intellectuelle, l’appétit des grands groupes apparaît sans limites. Ainsi, pour les brevets « détenus par les entreprises, les Etats-Unis proposent quatre-vingt-quinze ans de droits exclusifs [et même] cent vingt ans quand les travaux n’ont pas été publiés (6) ». Ce qui, dans le domaine médical, signifierait la fin des médicaments génériques (la plupart des brevets sont actuellement valables vingt ans). Les ayatollahs du marché exigent même que le brevetage s’applique aux « méthodes de diagnostic (…), de traitement et d’opérations chirurgicales ». Les techniques d’opération du cœur, par exemple, ou les protocoles novateurs pour le dépistage ou le traitement du cancer seraient donc soumis à paiement de droits par les utilisateurs ! A force de bataille, le cas des opérations chirurgicales semble avoir disparu du dernier texte connu (7). Mais rien ne dit que les Etats-Unis en resteront là.
On pourrait tout aussi bien citer le brevetage des plantes naturelles, la disparition des mesures de contrôle des capitaux, d’étiquetage des produits alimentaires et notamment des organismes génétiquement modifiés (OGM). La liste, infinie, ressemble à un inventaire à la Prévert. Toutefois, même les gouvernements les plus libéraux renâclent, tant la loi du plus fort écrase les intérêts de leurs propres groupes capitalistes. Le Canada refuse certaines extensions du droit de propriété intellectuelle. L’Association médicale australienne (AMA), qui regroupe les professionnels de santé, a demandé au pouvoir de rejeter tout engagement qui « réduirait le droit du gouvernement de développer une politique de la santé conforme aux besoins nationaux (8) » dans le domaine du médicament, de la traçabilité des produits alimentaires et de la lutte contre le tabagisme. Pour l’heure, Sydney n’a pas cédé aux exigences américaines. Au Vietnam, le pouvoir voudrait protéger ses productions textiles. Singapour, la Malaisie et Brunei s’opposent à l’instauration de clauses sur le règlement des différends entre investisseurs et Etats.
Mais c’est au Japon que la résistance paraît la plus forte. Subventions, normes, quotas et droits de douane constituent de sérieuses barrières que les Japonais n’entendent pas lever si facilement pour les beaux yeux de l’Amérique. Certes, le premier ministre Abe a annoncé son entrée réelle dans les négociations avec d’autant plus d’enthousiasme et d’éclat qu’il était resté discret lors des élections de 2012 l’ayant porté au pouvoir. Le PTP représente « notre dernière chance, a-t-il lancé, lyrique, lors de sa conférence de presse. Rater cette occasion reviendrait tout simplement à pousser le Japon hors des lieux de pouvoir du monde (9) ».
En attendant, les discussions achoppent sur les cinq « vaches sacrées » nippones : le riz, le blé, la viande de bœuf et de porc, le sucre, les produits laitiers — soit cinq cent quatre-vingt-six produits protégés par un système de quotas. Les importations de riz ne peuvent pas dépasser 5 à 8 % de la consommation intérieure, au-delà le gouvernement impose des droits de douane pouvant aller jusqu’à 780 % ; pour le blé ou les produits laitiers, ceux-ci atteignent 252 %. Inutile de dire que leur suppression s’avère acrobatique politiquement. Le Parti libéral-démocrate (PLD), au pouvoir, demeure majoritairement réticent, les ruraux et leurs familles constituant une de ses bases électorales. Cependant, il est peu probable que M.Abe renonce. Il y voit en effet l’occasion pour le Japon de retrouver en Asie la place que lui a ravie Pékin — et c’est bien en renforçant ce discours nationaliste qu’il espère imposer les réformes qu’aucun pouvoir n’a réussi à faire passer jusqu’à présent, dans l’agriculture comme dans l’industrie. Les mesures prises pour relancer la machine économique — les fameuses « abenomics » — ne marchant pas (10), le premier ministre mise en effet sur l’arrivée des investissements directs étrangers (IDE) pour compenser les délocalisations des grands groupes japonais et moderniser un appareil de production vieillissant : les IDE ne représentent que 4 % du produit intérieur brut (PIB), contre 20 % en moyenne dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Autre miracle attendu du PTP : l’ouverture de marchés tiers afin d’accroître les exportations, notamment dans les domaines nucléaire et ferroviaire (d’où la volonté de Mitsubishi de s’allier à Alstom), mais aussi et surtout pour le matériel militaire, jusqu’alors interdit de vente à l’étranger. M. Abe négociera-t-il l’abaissement des droits de douane sur les produits laitiers ou le bœuf contre l’accès aux marchés extérieurs de l’automobile, par exemple ? Le compromis est dans l’air. Le gouvernement japonais ne cache pas sa volonté d’utiliser le traité de libre-échange en cours de discussion avec l’Union européenne pour faire plier ses agriculteurs (plus disposés à accepter les normes alimentaires européennes que celles des Américains), obtenir une ouverture européenne pour ses voitures et, fort des résultats obtenus, réclamer aux Etats-Unis une baisse de leurs droits de douane sur les camions (25 %). Un jeu de billard à trois bandes. Évidemment, avec cette approche, la signature du PTP n’est pas pour demain. Et, du côté américain, il n’est pas sûr que le projet passe aisément au Congrès : les républicains y sont majoritairement opposés, par hostilité viscérale à M. Obama, et une partie des démocrates également.
Cela n’empêche pas la Chine de prendre au sérieux ces manœuvres. Christian Edwards, chroniqueur patenté de l’agence officielle Xinhua, est très direct : « Cachés dans l’enveloppe du PTP se trouvent les écrous et les boulons d’une machine à imposer un cadre réglementaire à l’américaine, en fonction des besoins et même des caprices des principales industries exportatrices des Etats-Unis, qui engagent des millions de dollars dans les fonds électoraux afin de s’assurer des revenus garantis (11). » Il y a bien eu ici ou là quelques déclarations laissant entendre que Pékin pourrait rejoindre les négociations, notamment celle du vice-ministre des finances début octobre. Certains économistes chinois sont convaincus que cela permettrait d’accélérer la vague de réformes et de privatisations planifiée par le président Xi Jinping et son équipe, ainsi que d’apaiser les relations avec Washington.
Du point de vue économique, le pouvoir chinois n’a rien contre l’élargissement des champs livrés au libre-échange. Mais il cherche à rester maître du mouvement et à conserver des outils d’intervention, notamment dans les technologies de l’information et le contrôle des capitaux. Du point de vue géopolitique, il n’entend pas s’engouffrer dans une discussion où l’axe Washington-Tokyo saperait (ou en tout cas minorerait) sa puissance.
Il a donc mis au point son propre projet de partenariat économique régional intégral (Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP) avec les dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, ou Asean en anglais) — Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam —, ainsi qu’avec le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde et la Corée du Sud — ces deux dernières n’étant pas engagées dans le PTP. Pékin ne manque pas de faire remarquer que l’ensemble totaliserait la moitié de la population mondiale et un tiers du commerce. Les pourparlers sont déjà engagés, avec une attention particulière pour la Corée du Sud. En délicatesse avec le Japon en raison d’une dispute territoriale sur les îles Dokdo/Takeshima et du révisionnisme de M. Abe, inquiet du ralentissement de la croissance, Séoul s’est rapproché de la Chine, malgré ses désaccords sur la Corée du Nord (lire « Sur “l’île de la paix”, un village sud-coréen menacé »). Le président chinois presse désormais son voisin de signer un nouvel accord de libre-échange bilatéral avant le forum de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), qui réunira ce mois-ci à Pékin les membres de l’Anase, tous les pays concernés par le PTP, le Mexique et la Russie — un accord avec la Corée du Sud, traditionnel allié américain, constituerait une bonne prise pour les dirigeants chinois.
Pour éviter de s’enfermer dans un tête-à-tête avec Washington et pour donner quelque lustre à son projet, M. Xi a accompagné ses ambitions commerciales d’un grand discours sur la renaissance des « routes de la soie », en référence à ces caravanes qui, à partir du IIe siècle avant Jésus-Christ, parcouraient l’Asie centrale ou, plus tard, à ces marchands qui s’élançaient sur les mers pour relier la Chine à l’Europe. Sur mer, les marges de manœuvre chinoises paraissent faibles. Sur terre, c’est bien parti. Fin 2013, le président Xi s’est lancé dans une tournée au Kazakhstan, au Kirghizstan, au Turkménistan et en Ouzbékistan. En mars dernier, il a pris la peine de visiter le terminus d’une voie ferrée reliant Duisbourg, en Allemagne, à Chongqing, en Chine (en seize jours, contre un mois en bateau), via la Pologne, la Biélorussie, la Russie et le Kazakhstan. Il multiplie les accords avec le gouvernement russe. Cette version moderne des mythiques « routes de la soie » suffira-t-elle à contrecarrer le « pivot asiatique » de l’Amérique ?
Martine Bulard
(1) Cycle de libéralisation entamé sous l’égide de l’OMC en 2001 ; les négociations, suspendues en 2006, avaient repris en 2013 pour aboutir au « paquet de Bali » que l’Inde a jeté aux oubliettes.
(2) Lire Lori M. Wallach, « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Le Monde diplomatique, novembre 2013, et le dossier « Grand marché transatlantique », Le Monde diplomatique, juin 2014.
(3) Cité par Vince Scappatura dans « The US “pivot to Asia”, the China specter and the Australian-American alliance », The Asia-Pacific Journal : Japan Focus, 9 septembre 2014.
(4) Cité par Pierre Demoux, « Quand WikiLeaks menace un traité économique », Les Echos, Paris, 25 novembre 2013.
(5) Lire Raoul Marc Jennar, « Cinquante Etats négocient en secret la libéralisation des services », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
(6) Wikileaks, « Secret TPP treaty : Advanced Intellectual Property chapter for all 12 nations with negotiating positions » (PDF), 13 novembre 2013.
(7) Wikileaks, « Version à jour de l’accord commercial trans-pacifique (TPP)-chapitre PI (seconde publication) », 16 octobre 2014.
(8) « Looming trade deal could be health hazard : AMA », Australian Medical Association (AMA), Sydney, 22 juillet 2014.
(9) Conférence de presse à Tokyo, 15 mars 2013, http://japan.kantei.go.jp
(10) Lire Katsumata Makoto, « Au Japon, fausse audace économique, vrai nationalisme », Le Monde diplomatique, janvier 2014.
(11) Xinhua, 4 septembre 2014.