De notre envoyé spécial à Bruxelles.- On avait fini par croire le dossier enterré six pieds sous le plancher du Berlaymont, le bâtiment principal de la commission à Bruxelles. Cecilia Malmström a ressuscité lundi 29 février le CETA, nom de code de l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, dont on était sans nouvelles depuis fin 2014. La commissaire au commerce a annoncé que ses services et leurs homologues canadiens étaient tombés d’accord sur une version juridique définitive, qu’elle espère voir adoptée d’ici fin 2016. « Nous pourrions avoir le feu vert du conseil et du parlement européen d’ici la fin de l’année », a-t-elle pronostiqué.
Mais la Suédoise a refusé de dire si cette dernière mouture devra être ratifiée par les 28 parlements nationaux de l’UE, en plus du feu vert du parlement de Strasbourg, pour entrer en vigueur. « Nous venons de finaliser la mise en forme juridique et mon équipe va maintenant commencer à regarder ce qu’il en est. D’ici à la fin du printemps, nous donnerons notre avis », a déclaré la commissaire, qui avait déjà ménagé le suspense lors d’une intervention la semaine dernière à Paris. L’enjeu est de taille et touche aux garanties démocratiques qui accompagnent les négociations commerciales menées par l’Union. Aussi bien pour le CETA, sur le devant de la scène ces jours-ci, que pour son « grand cousin » encore en chantier, le très médiatisé TTIP (Tafta pour ses adversaires), négocié avec les États-Unis.
Comme toujours avec les traités européens, la discussion juridique n’est pas simple : il s’agit de savoir si le CETA est un accord « non mixte », qui ne touche qu’aux compétences de l’UE (auquel cas le feu vert du parlement européen suffit), ou un accord « mixte » qui intègre des éléments de compétence exclusivement nationale (auquel cas les parlements nationaux sont impliqués). À ce stade, l’exécutif de Jean-Claude Juncker semble plutôt pencher, sans le dire trop fort, pour un accord « non mixte » – ce qui permettrait de gagner du temps d’ici à l’entrée en vigueur de l’accord. Mais nombre de capitales, dont Paris, poussent pour que l’accord soit considéré comme mixte. Des ONG ont déjà mis en garde contre un « coup d’État » si les 28 hémicycles n’avaient pas, eux aussi, leur mot à dire.
« Il arrive que la commission européenne juge un accord non mixte, mais c’est le conseil européen qui a le dernier mot sur le sujet, explique une source européenne proche du dossier. C’est ce qu’il s’est passé avec l’accord de libre-échange avec la Corée du Sud, en 2011 : les États membres ont considéré qu’il était mixte, contre l’avis de la commission, et l’accord s’est appliqué de manière provisoire, pendant quatre ans, le temps d’effectuer les ratifications dans les parlements nationaux. » Le destin du CETA, souvent considéré comme un ballon d’essai pour le TTIP à venir, pourrait être identique, avec une entrée en application « provisoire » désormais à portée de main pour fin 2016 - début 2017.
La commissaire au commerce Cecilia Malmström le 29 février à Bruxelles. ©CE.
Alors que les négociations du TTIP patinent dur, sur fond de campagne électorale aux États-Unis, le calendrier de CETA, lui, s’accélère. La commission enverra sa proposition définitive en juin au conseil (les 28 ministres européens chargés du commerce extérieur, dont le Français Matthias Fekl). Une fois le texte adopté au conseil – ce qui ne devrait pas poser de difficultés majeures –, il passera, sans doute à l’automne, devant le parlement européen. L’institution détient un pouvoir de veto sur les textes de ce genre, et les 751 eurodéputés se trouveront au centre du jeu, dans ce qui pourrait bien ressembler à une répétition générale du vote sur le futur TTIP.
Les discussions sur l’accord de libre-échange avec le Canada, lancées en 2009, avaient déjà abouti à un accord de principe en septembre 2014, célébré en grande pompe par Stephen Harper, alors premier ministre du Canada, et José Manuel Barroso, président de la commission à l’époque. Mais le texte, depuis, est resté bloqué dans les tuyaux. On guettait depuis des mois, sans trop y croire, la fin du « legal scrubbing », ce « toilettage juridique » d’un pavé de 1 598 pages. La copie est donc désormais « à prendre ou à laisser ». Alors que la commission n’a cessé de marteler pendant des mois qu’il était impossible de « renégocier » l’accord de 2014, cette version contient en particulier une réforme de fond en comble de la partie la plus polémique du texte d’origine, liée à la protection des investisseurs.
Version publiée ce lundi (pdf, 7.6 MB)
Le CETA fut longtemps l’une des « victimes » collatérales des négociations entre Bruxelles et Washington. Dans le texte de 2014, il est question d’un mécanisme sulfureux, qui autorise des entreprises à attaquer en justice des États, si celles-ci jugent certains de leurs intérêts malmenés. Pour ses avocats, il s’agit d’apporter des garanties aux entreprises étrangères pour les inciter à investir à l’extérieur. Aux yeux de ses adversaires, l’ISDS (son surnom dans le jargon bruxellois) porte atteinte au droit à réguler des États (lire notre enquête). Ce même ISDS, déjà présent dans des centaines d’accords commerciaux toujours en vigueur, avait aussi été repris tel quel dans le projet initial d’accord avec les États-Unis, en 2013. À l’époque, personne ne s’en souciait vraiment, à part quelques réseaux d’activistes.
Mais les négociations entre l’UE et les États-Unis ont failli prendre l’eau l’an dernier. La société civile est montée au créneau, avec succès, contre le mécanisme d’ISDS intégré au TTIP. À l’automne 2015, la commissaire Malmström a dû présenter, sous la pression d’une poignée de capitales, dont Paris et Berlin, son projet de « cour des investissements » (lire notre décryptage). Elle signait ainsi l’arrêt de mort du vieil ISDS, de plus en plus critiqué. L’accord signé avec le Canada, à peine signé, pas encore validé par le parlement européen, se trouvait déjà périmé… À l’époque, la commission le répétait sur tous les tons : pas question de « renégocier CETA ». L’impasse semblait totale.
Washington réticent sur un ISDS réformé
L’installation du gouvernement de Justin Trudeau fin 2015 a, semble-t-il, en partie débloqué les choses. « Le nouveau gouvernement canadien a été très attentif aux inquiétudes des Européens », s’est félicitée Malmström lundi. Sur le papier, il n’est donc plus question d’une cour ad hoc composée d’arbitres désignés au terme de procédures opaques, mais bien d’un tribunal constitué de juges permanents, et dont les séances seront publiques. Ces avancées, avec d’autres, font dire au socialiste Matthias Fekl que « la position française est devenue le consensus européen ». « C’est à 100 % ce qu’on a proposé aux États-Unis, et que nous avons repris dans le texte avec le Canada. On a enlevé quelques mots ici ou là, parce que personne n’accepte un copié-collé sans la moindre adaptation. Mais les adaptations restent mineures », raconte quant à elle une source européenne proche du dossier.
Au sein du parlement européen, les élus des groupes majoritaires ont plutôt bien accueilli les annonces de Malmström, même si aucun d’entre eux n’a jusqu’à présent lu l’intégralité du texte finalisé. Le social-démocrate allemand Bernd Lange (SPD), à la tête de la commission commerce au sein du parlement, se félicite de « changements significatifs » dans le volet investissement et parle d’une « victoire d’étape » (lire son message ci-dessous), tandis que Franck Proust, élu LR, applaudit à ce « nouveau tournant » dans le CETA, accord qu’il juge « positif pour l’UE dans son ensemble ». Du côté des plus sceptiques, la délégation socialiste française se distingue, qui ne voit dans la « cour des investissements » proposée par Malmström rien d’autre « qu’un ISDS édulcoré, un arbitrage privé façon Canada Dry ».
CETA : « Une première victoire d’étape »
Le principe d’une juridiction d’exception pour les compagnies étrangères passe toujours aussi mal, également, chez les écologistes. L’eurodéputé Yannick Jadot assure qu’il « fera tout » pour bloquer l’accord au parlement à l’automne, tout en rappelant que le conseil – à commencer par le socialiste français Matthias Fekl – peut lui aussi s’y opposer dès l’été. Du côté de la GUE (où siègent PC et PG), l’Allemand Helmut Scholz prévient qu’il ne votera pas non plus le CETA. Ce dernier reconnaît des améliorations dans le volet investissement, mais juge que le principe de base reste identique : « Des entreprises peuvent attaquer en justice des gouvernements si elles jugent que leurs perspectives de profits sont menacées par une nouvelle législation. »
Sans surprise, nombre d’ONG et d’associations continuent de s’opposer à la réforme de l’ISDS qui, selon Frédéric Viale, d’Attac-France (membre de la plateforme Stop Tafta), « ne répond pas au problème fondamental que pose l’ISDS : l’octroi de droits exceptionnels et exclusifs aux investisseurs ». Natacha Cingotti, des Amis de la Terre - Europe, regrette, elle aussi, ces « droits VIP accordés aux investisseurs étrangers » et exhorte les eurodéputés à faire barrage au texte. Quelque 280 collectifs d’Europe, du Canada et des États-Unis ont déjà dit la semaine dernière dans un communiqué commun tout le mal qu’ils pensent de la réforme de l’arbitrage en cours, pour le TTIP comme pour le CETA. Interrogée lundi sur la mobilisation de la société civile, Cecilia Malmström ne se faisait guère d’illusion : « Je ne sais pas si cette réforme [de l’ISDS – ndlr] calmera certaines ONG, parce que de toute façon, beaucoup d’entre elles sont contre l’accord de libre-échange dans son ensemble. »
Hasard du calendrier, Américains et Européens ont bouclé la semaine dernière à Bruxelles leur douzième « round » de négociations depuis début 2013. Il n’y a eu aucune avancée majeure sur le front du TTIP, même si les deux parties continuent de miser pour un accord consolidé d’ici la fin de l’année (ce à quoi à peu près personne ne croit à Bruxelles). C’était surtout la première fois que les deux camps débattaient, précisément, de cette réforme de l’ISDS voulue par les Européens. Commentaire laconique vendredi après-midi du négociateur en chef américain, à la presse bruxelloise : « Nos équipes planchent dessus. Nous comprenons les inquiétudes. » Washington semble en fait très réticent à céder sur le sujet. C’est d’ailleurs l’un des intérêts stratégiques de l’accord intervenu sur l’ISDS entre l’UE et le Canada : il servira d’argument pour tenter de faire bouger les Américains sur l’arbitrage… Pas sûr que ce soit une bonne nouvelle pour les ONG européennes opposées au TTIP.