La voie chinoise du capitalisme
Aveuglés par les théories néoclassiques, la grande majorité des écrits sur l’économie chinoise des années 1990 et du début des années 2000, lui traçait un chemin relativement conventionnel : privatisation de l’économie, renforcement des droits de propriété, et retrait de l’État sur ses fonctions essentielles (justice, éducation et politiques d’appui au développement technologique des firmes).
Ces trois évolutions majeures de l’économie chinoise se déclinaient bien sûr dans les écrits dans une multitude de réformes et d’évolutions touchant le marché du travail, la finance, la gouvernance des entreprises, et de manière plus générale les rapports entre l’économique et le politique. Toutes ces évolutions étaient bien sûr rassurantes sur le plan intellectuel (et politique également, mais c’est une autre histoire). À l’instar de ce qui se passait dans les autres ex- économies socialistes de l’ancien bloc soviétique, la Chine encore communiste qui s’était lancée dans des réformes en 1978, devait elle aussi tôt ou tard être régie par les axiomes de l’économie libérale. Comme pour le Japon dans les années 1970, ou la Corée du Sud dans les années 1980, la science économique (qui est décidemment incapable de faire son autocritique), se réveille une nouvelle fois avec la gueule de bois. Cette fois, c’est l’économie chinoise qui ne cadre pas avec la théorie.
Si l’on retrouve bien en Chine les inégalités sociales dénoncées par Marx durant les premières phases d’un décollage économique capitaliste, nous sommes par contre loin de retrouver dans la trajectoire de l’économie chinoise depuis 1978, ce que les économistes néoclassiques et leurs héritiers souhaiteraient voir dans un système économique. Rien n’a vraiment fonctionné de cette manière depuis le début des réformes en 1978, nous dit Marie-Claire Bergère ; et plus embarrassant encore, rien n’indique aujourd’hui que cela devrait fonctionner ainsi dans les années à venir.
L’État-Parti entrepreneur
Dans la première moitié de son livre, l’auteur nous explique comment s’est structuré en un peu plus de trois décennies ce capitalisme d’État régit par un régime autoritaire post- léniniste. L’État est loin de s’être retiré dans les fonctions dites « essentielles » décrites par la théorie néoclassique. On a bien assisté à un retrait de l’État par rapport au système de la planification de type soviétique [URSS] dans lequel tout était régi par l’administration. Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’État s’est retranché dans un rôle libéral et non interventionniste, bien au contraire. L’État a conservé des moyens d’action par l’intermédiaire d’un secteur public dans des domaines clefs de l’économie. La finance par exemple, qui lui a permis d’orienter en partie l’épargne du pays vers des secteurs clefs comme les infrastructures, l’énergie, les transports, et les télécommunications.
Ce secteur public est loin d’avoir fonctionné de manière toujours efficace. Mais il a été restructuré, et les entreprises publiques qui n’ont plus rien à voir avec les mastodontes « socialistes » de la période maoïste, ont joué un rôle important dans le développement de l’économie nationale. Sur ce sujet important, Marie-Claire Bergère nous indique qu’il faut aller bien au-delà des statistiques officielles sur les frontières de l’État, trop souvent retenues dans les études économiques des grandes organisations internationales : « tout ce qui n’est pas majoritairement public, n’est pas forcément privé » (p. 79). Il convient selon elle d’adopter une analyse plus fine, méso et microéconomique pour vraiment analyser la frontière et l’importance du secteur public en Chine. Ce biais statistique a faussé, et continue de fausser, bon nombre d’analyses sur le fonctionnement du système économique chinois.
L’autre élément intéressant développé par l’auteur, et qui est trop souvent absent des analyses économiques, concerne les dirigeants des entreprises publiques. Devenus de véritables professionnels des affaires, l’évolution de leurs compétences a suivi la restructuration des entreprises publiques. Alors qu’ils étaient avant tout des bureaucrates jusqu’au milieu des années 1990, ils sont aujourd’hui des capitaines de grands groupes industriels ou bancaires, parfois même confrontés à la concurrence internationale. Ils peuvent également à certains moments basculer dans une carrière politique au sein de l’État et du Parti. De fait, rien ne les distinguerait vraiment de nos énarques, si ce n’était qu’ils sont « gérés » d’une main de fer par le puissant Département du personnel du Parti communiste chinois (PCC) dont ils sont membres. C’est une des caractéristiques fondamentales de l’État-Parti entrepreneur qui façonne le système économique chinois, et qui explique également en partie l’efficacité des actions de l’État chinois dans le domaine économique.
Privé et public : une frontière poreuse
Marie-Claire Bergère décortique également avec beaucoup de finesse le développement et le fonctionnement actuel du secteur privé. Elle avait déjà eu l’occasion de le faire dans des ouvrages précédents (Capitalismes et Capitalistes en Chine, Perrin, 2007, ou Le mandarin et le Compradore, Hachette Livre, 1998), mais ici elle affine son analyse par rapport au fonctionnement global de l’économie chinoise. Sans remettre en cause en aucune manière la progression du secteur privé, elle tempère néanmoins la portée de son développement tant sur le plan économique que politique. Elle revient non seulement sur les rapports d’allégeance entretenus par les entrepreneurs privés avec la bureaucratie chinoise, mais aussi sur les discriminations vécues par les entreprises privées dans l’accès au crédit ou dans la progression de leurs activités dans des secteurs « réservés » aux firmes publiques.
Pas dupe sur le système privé qui est assujetti plus que dans nulle autre nation au pouvoir du politique, Marie-Claire Bergère insiste sur le fait que « le Parti-État lui-même semble attacher moins d’importance aujourd’hui à la nature de la propriété, et établir des distinctions moins tranchées entre entrepreneurs des secteurs public et non public. Il mène à leur égard une politique d’ensemble qui vise à les contrôler sans porter atteinte à leur contribution économique » (p. 107). La progression du secteur privé depuis le milieu des années 1990, n’est donc pas synonyme selon elle, de l’émergence d’un capitalisme de type anglo-saxon ou rhénan.
Un modèle autoritaire difficilement exportable
Le puzzle ne serait pas complet selon Marie-Claire Bergère si l’on omettait de mentionner la clef de voûte du système pour reprendre son expression, à savoir le PCC et le régime autoritaire. Les analyses économiques, à l’image du dernier rapport de la Banque Mondiale, China 2030, évacuent totalement l’élément le plus important du système de commande du capitalisme chinois à savoir le PCC. Même si celui-ci a largement évolué depuis 1978, il reste l’acteur principal du système. Présent dans tous les types d’entreprises, aucune décision économique importante ne se prend contre sa volonté. Il peut faire usage de souplesse et recourir à la négociation, mais le monopole du pouvoir et l’usage de la répression font qu’il a le dernier mot en cas d’arbitrage.
C’est aussi pour Marie-Claire Bergère une des raisons essentielles pour lesquelles ce capitalisme d’État organisé par un régime politique autoritaire paraît difficilement transposable à d’autres pays en voie de développement. Malgré la fascination qu’il peut dégager pour certains pays en quête d’un développement rapide, les caractéristiques politiques du système sont tellement fortes et propres à l’itinéraire historique de la Chine, qu’il paraît difficilement exportable à l’étranger.
L’auteur relève d’ailleurs que les économistes et hommes politiques chinois se gardent bien, et ce malgré la perte de crédibilité du « Consensus de Washington » depuis la crise de 2008, de promouvoir un « Consensus de Pékin ». Au-delà des caractéristiques chinoises, ils ont conscience que les réformes menées depuis 1978 sont loin d’avoir conduit à un système stabilisé et capable de répondre aux défis qui attendent l’économie chinoise d’ici 2050.
Dans sa conclusion, Marie-Claire Bergère se livre à un exercice de prospective sur l’évolution de ce système. L’effondrement ou une crise grave liée à son mode de croissance (trop fondé sur l’investissement) lui paraissent peu probables. Les dirigeants disposent de marges de manœuvre importantes sur le plan financier et des poches de croissance existent encore pour plusieurs décennies avec l’urbanisation et la consommation.
Par ailleurs, les dirigeants communistes ont selon l’auteur intégré la nécessité de continuer à réformer le système économique en fonction des problèmes qui surgissent. Croissance, certainement à un rythme moins élevé que par le passé, et poursuite de l’élévation du niveau de vie général même avec la persistance d’inégalités, devraient leur permettre selon Marie-Claire Bergère d’éviter une révolution sociale et politique qui balaierait le régime communiste. Celui-ci devrait par ailleurs continuer de faire preuve de pragmatisme et de souplesse, tout en continuant d’utiliser la répression en cas de besoin ultime pour préserver la survie du Parti. À défaut donc d’être stabilisé et exportable, ce système politico-économique devrait continuer en se réformant progressivement à perdurer à moyen terme selon Marie-Claire Bergère.
On peut regretter que l’auteur n’ait pas un peu plus détaillé ce scénario. Même s’il repose sur de solides arguments, plusieurs facteurs sont susceptibles de l’influencer, voire de le modifier. Les conséquences multiples et profondes de l’évolution démographique ou la capacité de l’économie chinoise à monter en gamme sur le plan technologique, sont entre autres des facteurs que l’auteur n’analyse pas beaucoup dans son ouvrage. Mais celui qui nous apparaît le plus important et le plus proche des thèmes abordés dans le livre demeure à nos yeux le facteur politique sur lequel on aurait aimé que l’auteur s’attarde un peu plus. Un certain nombre de réformes considérées comme nécessaires pour l’avenir du pays comportent de très fortes implications politiques pour le Parti.
Or, il n’est pas encore sûr qu’un large consensus politique au sein du Parti ait émergé aujourd’hui pour réaliser ces réformes. Prenons l’exemple de la place du secteur public industriel dans l’économie nationale, sur lequel il existe un large consensus en faveur de réformes en profondeur. La dérégulation des monopoles publics, voire la privatisation de certains groupes industriels, constitue des sujets hautement sensibles pour le Parti. Celui-ci a réussi sous l’influence de Deng Xiaoping à avaler avec la reprise des réformes en 1992 le démantèlement de la planification.
Mais ce grand pas dans le vide pour un régime communiste a été accepté sous la condition du maintien du contrôle du Parti sur les grandes entreprises du pays. Démanteler et réformer progressivement le secteur public, même à l’image de ce qui existe dans des pays développés qui ont une longue histoire avec les entreprises publiques (France, Singapour, Italie), n’est pas une mince affaire pour le PCC car c’est un des socles de son régime qu’il conviendrait de réformer. De la même manière, la déréglementation du secteur de la finance, y compris la convertibilité du yuan, sont aussi des réformes qui conduiraient le PCC à renoncer à son monopole sur le contrôle et l’orientation des ressources financières du pays. Citons un dernier exemple : les finances publiques locales. Dans ce domaine également, un très large consensus existe sur la nécessité d’une réforme de grande ampleur. Celle-ci viserait à donner les moyens légaux aux collectivités locales de couvrir leurs attributions importantes (infrastructures, éducation, protection sociale) en matière de dépenses publiques, objectif auquel elles sont très loin de parvenir à l’heure actuelle. Cette réforme nécessiterait la mise en place d’une dose de fédéralisme. Or ce sujet demeure hautement sensible sur le plan politique pour le PCC.
Derrière ces exemples, se profile la question de l’acceptation politique par le PCC de réformes qui à terme vont transformer et amoindrir son pouvoir de contrôle des agents dans le système économique. À chaque grande étape des réformes, le PCC doit d’abord accepter de changer son propre rôle dans l’économie et la société chinoise. Comme dans le passé, et notamment en 1992 lorsque Deng Xiaoping a dû mettre tout son poids politique pour sceller un cadre politique favorable aux réformes, l’émergence d’un consensus politique sera déterminante pour l‘étendue et le rythme de cette nouvelle vague de réformes importantes pour l’avenir du pays.
Même si ce n’était pas l’objectif de l’auteur, l’ouvrage aurait pu également gagner en force si Marie-Claire Bergère avait recouru à un peu plus de comparaisons historiques et internationales pour analyser l’émergence et le futur du capitalisme chinois. Car au delà du système politique communiste post-léniniste qui constitue un élément singulier, le développement du capitalisme chinois de ces trente-cinq dernières années s’est construit sur une combinaisons de politiques qui ne sont pas totalement uniques dans l’histoire du capitalisme. On retrouve en effet beaucoup de traits communs avec d’autres expériences nationales de décollages capitalistes dans le cadre de systèmes politiques autoritaires : l’usage du mercantilisme, l’importance du secteur d’État, des relations de dépendance et de hiérarchie des entrepreneurs privés à l’égard du pouvoir politique, des révolutions foncières dans les zones rurales préalables au décollage industriel, une répression des mouvements salariaux couplée à un partage de la richesse au profit des entreprises afin de financer les investissements, le contrôle de l’État sur les ressources financières du pays, des investissements massifs dans les infrastructures, l’éducation et l’importation de technologies étrangères, des politiques industrielles ciblées de rattrapage technologique et de développement de grands groupes industriels. Faire apparaître des singularités dans l’importance et la combinaison de ces politiques au regard d’autres expériences nationales, nous aurait permis de mieux cerner l’originalité de la trajectoire chinoise depuis 1978, ainsi que les grands écueils à venir pour le système actuel.
Au total, au-delà de ces quelques bémols, qui sont plus des regrets que des critiques, le livre de Marie-Claire Bergère trace la voie de ce que devrait être la méthode requise pour analyser le développement et le fonctionnement de l’économie chinoise. C’est bien une analyse multidisciplinaire, au croisement de l’économie, de la science politique, de l’histoire et de la sociologie, à laquelle il faut recourir pour comprendre le développement et le fonctionnement de l’économie chinoise. Exercice exigeant, que Marie-Claire Bergère avec sa longue expérience d’observation du développement économique et politique de la Chine, a parfaitement réussi dans cet ouvrage. (10 juin 2013)
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Article publié dans la Vie des Idées, ISSN : 2105-3030. Jean-François Huchet est actuellement professeur des universités à l’INALCO-Langues’O où il enseigne sur l’économie chinoise et le développement économique comparé en Asie. Il a été directeur du Centre d’Etudes Français sur la Chine Contemporaine (CEFC) et de l’USR-CNRS Asie Orientale à Hong Kong ainsi que de la revue Perspectives Chinoises / China Perspectives entre 2006 et 2011. Il a été auparavant résident en Asie entre 1987 et 2001 où il a occupé différents postes académiques (Maison franco-japonaise de Tokyo, CEFC de Hong Kong et Université de Pékin). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur les réformes économiques en Chine, notamment sur la question de la réforme du secteur d’État. Ses recherches actuelles portent sur une comparaison des politiques industrielles en Chine et en Inde.