Against the Current : Tout à coup, l’incarcération de masse fait les manchettes et occupe le monde politique. Pourquoi ce soudain intérêt ?
James Kilgore : Beaucoup d’évènements sont arrivés. Le premier et le plus important c’est que les populations des communautés le plus touchées ont commencé à se battre contre cela. Beaucoup de mobilisations ont visé la guerre contre la drogue. Certaines ont été déclenchées par le livre de Michelle Alexander, The New Jim Crowiii. Il a permis de nommer ce qui se passe.
Le retrait des listes électorales de plus de six millions de personnes incarcérées, spécialement durant une année électorale, a aussi soulevé beaucoup d’attention. Les gens se sont mobilisés sur le terrain. La grande mobilisation contre la violence policière a aussi été un indicateur du fait que quelque chose est en train de changer. La réaction nationale au moment de la mort de Trayvon Martiniv a été cruciale. Mais ce qui a été organisé suite à l’absence d’accusation des meurtriers de Michael Brownv et d’Eric Garnervi avait le potentiel pour la formation du noyau d’un mouvement populaire pour la justice sociale, avec des jeunes noirs comme leaders. Cela pourrait être historique mais il faut encore voir ce qui va suivre.
Le mouvement pour les droits des immigrants-es est un complément important de la lutte que mènent les Afros-Américains-nes contre la guerre à la drogue. On fait souvent le lien entre les deux. Les Latinos sont le groupe de la population carcérale qui a le plus augmenté au cours des dix dernières années. Cela est beaucoup dû aux lois contre les immigrants-es et à l’attention spéciale que leur accorde la police. Donc, c’est surtout la mobilisation des gens de couleur qui a mis cette situation en évidence.
Il faut dire aussi que les politiciens-nes et les législateurs-trices se sont rendu compte que beaucoup trop d’argent allait à ce qu’ils et elles appellent « la punition ». Il n’y a pas que la faute politique que représente l’incarcération d’autant de personnes qui pèse, il y a aussi le poids que cela représente sur les finances des gouvernements. Les arguments fiscaux et moraux vont souvent de pair pour dénoncer cette politique et ça peut représenter un problème. Mais les États de New-York, du New-Jesey et du Colorado ont réduit leurs populations incarcérées et ont même fermé des prisons. De plus en plus de politiciens-nes voient cela et en parlent. C’est même en train de devenir un enjeu à la mode. Ce sont des opportunités mais des menaces également.
ATC : Vous parlez de New Jim Crow. Que pensez-vous des analyses de Michelle Alexander sur l’incarcération de masse ? Est-ce que son concept de référence, New Jim Crow est utile ?
J. K. : Ce concept a été une véritable découverte pour des millions de personnes. Aucun autre livre traitant de ce sujet n’a eu autant d’impact, que ce soit parmi les Afro-Américains-nes ou parmi ceux et celles qui n’ont jamais rien lu à propos des prisons. Son cadre d’analyse de l’incarcération de masse est ouvertement structuré sur le racisme. Elle souligne que cette notion n’est plus utilisée (elle parle d’indifférence à la couleur) et démontre qu’il y a des motivations politiques derrière cela. Convaincre l’électorat des vertus d’un programme conservateur est de première importance.
Non seulement est-elle la première personne à défendre ce point de vue mais elle le fait avec beaucoup d’habileté. Je salue son travail. J’ai animé deux groupes de lecture autour de ce livre et à chaque fois ce fut une prise de conscience aiguë des politiques d’incarcération de masse dans notre pays.
Ceci dit, ce livre ne couvre pas toute l’ampleur de l’enjeu. Michelle Alexander le reconnait elle-même. Par exemple elle ne traite quasi exclusivement que des effets de ces incarcérations sur les Afro-Américains. Mais pendant que ces hommes sont emprisonnés dans des proportions dépassant toutes les autres catégories de population, leurs familles et leurs communautés subissent un impact énorme. Elle met de côté les dimensions complexes de genre et de classe. Ce sont les femmes dans les communautés afro-américaines pauvres qui doivent tenir les morceaux ensemble. Elles doivent faire face à des problèmes financiers, émotionnels et à des responsabilités parentales accrues. La disparition de millions d’hommes des espaces urbains crée une véritable secousse. En plus, très souvent elles doivent soutenir l’homme en prison. Lorsqu’il est libéré, il faut arriver à négocier la vie courante avec un chercheur d’emploi, un survivant qui porte l’étiquette de criminel. C’est une tâche très difficile.
Il faut aussi dire que Mme Alexander ne traite pas du tout du facteur immigration dans l’incarcération de masse. Mais finalement, je pense que ce livre aurait pu mettre beaucoup plus en évidence le fait qu’il s’agit d’un enjeu de classe qui marginalise des secteurs entiers de la classe ouvrière de ces communautés noires où les hommes finissent dans les bars. Henry Louis Gatesvii peut avoir été harcelé par la police mais, il ne fera pas 20 ans de prison pour avoir eu quelques roches dans ses poches.
ATC : Généralement, le mouvement ouvrier se tient loin de cet enjeu sauf quand il s’agit de la privatisation des prisons et de l’exploitation des prisonniers par le travail sous payé. Pourquoi selon vous et voyez-vous des espoirs de changements dans les syndicats ?
J.K. : Pour l’essentiel, les syndicats se sont concentrés sur le peu d’emplois générés par l’incarcération de masse. Ils se sont attachés au blocage de la privatisation des prisons. Ils voyaient cela comme un affaiblissement des gains faits grâces à des luttes difficiles et ils ont protesté contre l’attribution du travail à des prisonniers mis sous contrat. Ce sont des enjeux justes mais ils ne sont pas déterminants par rapport à celui que représente l’incarcération de masse pour la classe ouvrière. C’est une attaque contre les secteurs les plus marginalisés et les plus vulnérables de cette classe ; contre les communautés de couleur des centres villes et parfois contre les blancs pauvres dans les petites villes rurales. La désindustrialisation les a marginalisés depuis des dizaines d’années et a affaibli le pouvoir syndical. Ce sont maintenant des précaires. Ils se concentrent dans le marché des emplois mal payés dans des entreprises comme Wallmart, Target etc. Des emplois « McDo ». Les syndicats peinent à organiser ces travailleurs surtout ceux qui ont un casier judiciaire. Beaucoup de syndiqués travaillent dans les prisons et pénitenciers ce qui complique la situation. L’AFSCMEviii par exemple syndique des gardiens de prison dans plusieurs États. Leur sécurité d’emploi est liée à l’augmentation soutenue du nombre de détenus. Les syndicats n’ont pas encore élaboré un portrait exact des incidences de classe de cette situation. Je vis en Illinois. L’AFSCME y a mené la bataille contre le gouverneur qui voulait fermer des prisons.
Les syndicats devraient se battre pour que les sommes affectées au système carcéral soient attribuées à la formation de leurs membres qui travaillent dans les prisons pour qu’ils puissent occuper des emplois socialement utiles. Qu’on leur fasse construire des logements sociaux ou des écoles au cœur des villes au lieu de participer à l’emprisonnement de la classe ouvrière.
Il faut dire que certains syndicats comme la SEIUix commencent à étudier cet enjeu et développent des positions plus progressistes. Lors du dernier congrès national de l’AFL-CIOx une résolution contre l’incarcération de masse a été adoptée. Ça n’allait pas aussi loin que cela aurait pu, mais le débat a dégagé de nouveaux espaces pour la contestation. Les 2,2 millions de personnes derrière les barreaux n’en sortiront de sitôt.
ATC : Des conservateurs bon teint comme M. N. Gingrichxi et R. Paul se sont prononcés contre l’incarcération de masse. Même un groupe comme Right on Crime dirigé par Mrs Gingrich et G. Norquist a demandé un ralentissement de l’emprisonnement et que les efforts soient mis sur des mesures de retour dans la société et d’autres programmes du genre. Est-ce un développement positif ? Est-ce que l’on peut espérer la formation d’une large coalition sur cette question et qui traverserait le spectre politique ?
J.K. : Je suis toujours un peu dubitatif quand il s’agit de la construction de ce genre de coalition même si je reconnais qu’elles sont totalement nécessaires. Le problème c’est qu’un instrument conçu pour des actions prometteuses à court terme ne devienne une stratégie et que nous nous retrouvions dans une situation où nous aurions peur de déplaire à nos alliés conservateurs et nos capacités de mobilisation populaire seraient ainsi handicapées. Ces coalitions peuvent arriver à faire adopter des lois qui permettent de faire libérer quelques prisonniers. Par exemple, la Proposition 47 a été adoptée en Californie. Son effet : la libération possible de 10,000 prisonniers dits non-violents ; je n’aime pas ce terme. C’est une bonne chose mais il y a un coût : on crée ainsi une division entre les méritants et les autres. Autrement dit, ceux avec qui nous pouvons vivre et ceux que nous ne voulons pas voir.
Pourtant plus de la moitié des prisonniers dans les prisons des États ont été condamnés pour des délits dits non-violents. Alors, même si nous libérions tous ces condamnés nous aurions encore le double du taux d’incarcération de n’importe lequel pays européen.
Mais ce qui est plus fondamental, c’est que la toute l’attention accordée aux prisonniers dits non violents ne fait rien pour traiter les causes de l’incarcération de masse. L’incarcération à cette échelle ne tient pas au fait que des individus aient fait de mauvais choix. Ce sont des forces économiques et politiques qui soutiennent le néolibéralisme dans ce pays qui ont fait basculer le rôle de l’État du bien-être social aux mesures de sécurité. C’est donc, au bout du compte un enjeu de classes sociales. Si nous adoptons la division entre violents et non violents, nous assumons que quelqu’un arrêté pour possession de drogue est fondamentalement différent de celui qui l’a été pour possession de drogue et port d’arme. J’ai croisé en prison des centaines de personnes qui ont été arrêtées alors qu’elles étaient engagées dans l’économie souterraine parce qu’il n’y avait pas d’autres possibilités de survivre. Une fois que vous avez été pris parce qu’il n’y a aucune opportunité d’éducation digne de ce nom ou d’emplois dans votre communauté, vous n’avez pas le choix : vous devez défendre votre territoire, votre vie.
Dans ce monde vous devez devenir violent simplement pour survivre. Il faut donc refaire ce monde, non pas punir ceux qui sont transformés en démons par l’économie capitaliste. Elle les installe sur un tas de déchets et voudrait ensuite qu’ils en sortent habillés de neuf.
ATC : De plus en plus de détenus s’impliquent dans cette bataille. L’organisation « All of Us or None » a lancé un appel aux détenus, particulièrement aux gens de couleur pour qu’ils s’impliquent et prennent la tête du mouvement contre l’incarcération de masse. Est-ce que vous y voyez une stratégie efficace ?
J.K. : Il est fondamental que ceux qui ont subi les impacts d’une telle politique prennent la tête d’un tel mouvement. Ceux qui ont directement connu ce système d’oppression doivent diriger la lutte pour son renversement. Mais il faut s’assurer d’y intégrer les familles et les communautés d’origine. Ce n’est pas parce que 90% des prisonniers sont des hommes que le mouvement doit être constitué de ces seuls 90%. Ce serait désastreux.
En plus, le mouvement devrait s’allier à ceux et celles qui travaillent contre les inégalités et le racisme dans les quartiers. J’aimerais beaucoup voir plus de liens se développer entre les luttes pour la hausse du salaire minimum et celles contre l’incarcération de masse. Il y a beaucoup à faire en ce sens. Car l’incarcération de masse affecte une très large partie de la population. Un travailleur sur quatre aujourd’hui a un casier judiciaire. Ce sont parfois des personnes transgenres, des malades mentaux ou des utilisateurs de drogues. Ils vivent dans des communautés où la violence policière domine mais elles subissent aussi les effets de la désinstitutionalisation, des changements climatiques et de l’embourgeoisement des quartiers. Ils sont installés dans des terrains vagues, des parcs de roulottes et dans des refuges. Malheureusement, ils sont un peu partout et toute la classe ouvrière pourrait bien les rejoindre. Tant de personnes ne voient pas cette réalité. L’incarcération de masse est un problème de la classe ouvrière et la possibilité existe qu’il atteigne de nombreuses parties de la société, qu’il transforme bien des alliances.
ATC : Donc, l’incarcération de masse est un problème systémique. Certains parlent d’alternatives à l’incarcération comme solution. Les plus radicaux dans la lutte contre cette politique, qu’ils nomment le complexe industriel des prisons, demandent leur abolition. Qu’elle est votre position sur ces enjeux ? Et comment les positions radicales sont-elles en phase avec le développement d’un programme socialiste dans ce secteur ?
J.K. : Je pense que la notion d’abolition des prisons rejoint les racines du problème. C’est une politique socialiste sur les enjeux de justice légale. Une société qui n’emprisonne pas ses membres nous offre des possibilités de rapports basés sur l’empathie et la solidarité. Quand quelqu’un y commet une faute la première réponse est de comprendre, donner du support et non de punir.
Pour y arriver, il faudra visiblement un mouvement social très important avec une toute nouvelle vision du monde. C’est ce que le mouvement pour l’abolition nous propose. La plupart du temps quand cet objectif est présenté pour la première fois, les gens réagissent en disant : « Mais qu’est-ce qu’on ferait avec des Charles Mansonxii ? Avec des violeurs en série » ?
Je comprends ce genre de réactions. Mais c’est simplement mal poser le problème. C’est une diversion. Personne ne plaide pour l’abandon de toute responsabilité face à ces gestes nuisibles ou destructeurs. La lutte pour l’abolition des prisons se concentre sur la proportionnalité et la recherche des bonnes priorités. Pourquoi emprisonnons-nous quelqu’un qui se promène avec un sachet de drogue alors que celui qui provoque l’écroulement de l’économie mondiale ou qui casse les pensions des travailleurs-euses n’est jamais inquiété ?
Il y a 2,2 millions de prisonniers-ères dans ce pays. La plupart ne devraient pas y être. Si notre niveau d’emprisonnement était semblable à celui de la Norvège, il n’y en aurait que 200,000 environ. Pour arriver à ce niveau nous allons devoir entrer dans de sérieuses discussions pour avoir une idée de ce que pourrait avoir l’air un système de justice criminelle, pas d’injustice criminelle. Nous ne commençons pas cette bataille en demande la relaxe de Charles Manson. Mettons ça de côté et allons de l’avant.
Nous voulons que des centaines, des milliers de pauvres, de travailleurs marginalisés qui croupissent dans les prisons puissent retourner chez eux, dans des communautés rénovées où l’éducation de qualité existe et où il y a des opportunités d’emploi. Nous voulons des logements sociaux corrects. Nous ne voulons pas abolir les prisons pour rendre la liberté aux individus les plus nuisibles et destructeurs que notre société ait pu produire.
Il faut aussi savoir que les avocats-es de l’abolition, comme pratiquement la plupart de ceux et celles à gauche, se sont lancé dans des batailles politiques de division. Il y a eu plus de temps passé à attaquer les opposants-es à leur proposition qu’à se concentrer sur les agents de l’incarcération de masse. Nous devons travailler plus sérieusement sur ce que peut vouloir dire l’abolition de l’emprisonnement de masse et comment cela peut avoir du sens pour les populations. Mais en même temps, nous devons nous battre pour des réformes, des changements qui auront des effets concrets pour les gens. Il ne faudra pas pour autant ne voir que les enjeux au jour le jour et perdre de vue la vision d’un autre type de société à long terme. C’est ce que les socialistes efficaces ont toujours fait : mener la lutte pour des réformes tout en ne perdant pas de vue le but ultime.