Samedi 9 décembre, en France, c’était la journée de la laïcité. Dimanche 10 décembre, c’est la journée contre l’islamophobie. Quel rapport entre les deux ? En principe, aucun : la laïcité, c’est la séparation des Églises et de l’État : la condition de la liberté religieuse, c’est la neutralité de l’État. Par principe, si celui-ci est laïque, il ne saurait être islamophobe – pas plus qu’islamophile, d’ailleurs.
En principe, donc ; mais en pratique, quand on invoque la laïcité aujourd’hui en France, c’est d’ordinaire pour parler d’islam. Gageons que ce sera le cas, par exemple, lundi 11 décembre, lors de la journée sur la laïcité organisée par l’ESPE de Paris ; et qu’il sera fort peu question de l’Église catholique. Pourtant, nul ne peut croire que l’islam soit religion d’État en France – sauf à prendre pour la réalité les fantasmes de Michel Houellebecq et de l’extrême droite. Mais qu’importe la réalité, pour ceux qui veulent croire que la laïcité se loge dans les supérettes halal et les burkinis de femmes sur les plages ?
Catholaïcité
En revanche, en France, on ne discute pas du financement public d’écoles catholiques mis en place depuis la loi Debré en 1959. Ou plutôt, on n’en débat plus depuis la reculade du pouvoir socialiste en 1984 face à la mobilisation massive du lobby de l’école libre. C’est seulement quand la République a cédé devant l’Église catholique que la rhétorique républicaine s’est retournée contre l’islam, à partir de la première affaire du voile en 1989. Les deux fronts doivent pourtant être pensés ensemble : si Nicolas Sarkozy communiait avec Benoît XVI dans une même « laïcité positive », c’était pour mieux réserver à l’islam ce que j’ai qualifié de « laïcité négative ».
La rhétorique laïque n’a donc plus rien à voir avec l’universalisme de la laïcité. Par exemple, ceux qui dénoncent les prières de rue oublient les militants anti-mariage pour tous de Civitas agenouillés devant un tableau de la Sainte famille à l’entrée du Sénat en 2013 : ils songent uniquement aux musulmans qui, faute de lieux de culte suffisamment grands, débordent dans la rue à l’heure de la prière. De même, si la loi de 2010 contre la dissimulation du visage dans l’espace public n’est pas censée concerner la religion, mais seulement la sécurité, chacun sait qu’elle vise en fait le voile intégral de femmes musulmanes. La preuve ? nul n’a même imaginé de l’invoquer à propos des Hommen, ces militants catholiques mobilisés contre la loi Taubira ; ils manifestaient pourtant avec un masque sur le visage.
Nouvelle laïcité ?
Depuis 1989, on n’est pas seulement passé du catholicisme à l’islam, soit d’une religion majoritaire, historiquement liée à l’État, à une religion minoritaire, qui bénéficie très peu des financements de l’État : sur les 17% d’élèves scolarisés dans des écoles privées sous contrat, 2 millions sont inscrits dans les 8000 écoles catholiques, contre 2000 pour les trois écoles musulmanes…
Dans le discours sur la laïcité, on a aussi basculé de l’État à la société. C’est un renversement, de la laïcité comme liberté des individus face à l’État à la sécularisation comme injonction de l’État aux individus. Le glissement de sens du mot « public » en est le signe : hier encore, il renvoyait à l’État – en particulier s’agissant de l’école publique. Aujourd’hui, il s’étend à l’espace public, qu’il s’agit de neutraliser, soit une manière de cantonner l’expression religieuse à la sphère privée.
Bref, la « nouvelle laïcité » préconisée par François Baroin en 2003, loin de prolonger une histoire républicaine, est radicalement nouvelle ; les juristes Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin l’ont démontré à propos de l’affaire de la crèche Baby-Loup, elle n’a pas grand-chose à voir avec la loi de 1905. Comme le dit sans ambages l’historien de la laïcité Jean Baubérot, c’est une « laïcité falsifiée ». En fait, la « nouvelle laïcité » n’est pas laïque, bien au contraire. C’est une forme de religion qui prétend imposer sa croyance à toute la société.
C’est pourquoi il me paraît important de ne plus accepter les distinctions médiatiques entre « deux conceptions de la laïcité », l’une exigeante ou stricte, l’autre laxiste ou tolérante. Aujourd’hui, ceux qui n’ont que ce mot à la bouche, mais qui n’ont que l’islam en tête, ne doivent plus être qualifiés de « laïcards » ; en réalité, ce sont de faux dévots de la laïcité. Ne faisons pas le cadeau à ces Tartuffe de les prendre pour des laïcs, et moins encore de leur abandonner la laïcité : c’est en son nom qu’il faut les combattre.
Islamophobie : le mot et la chose
La bataille politique est d’abord une bataille de mots : ceux qu’on refuse, et ceux qu’on choisit. Car nommer les choses, c’est leur donner un sens ; et ceux qui définissent le lexique politique sont ceux qui définissent le monde dans lequel nous vivons. C’est pourquoi il est important de revendiquer la liberté de nommer – par exemple, d’organiser une journée contre l’islamophobie. Pour ma part, c’est précisément parce que certains voudraient bannir ce terme que je tiens à l’employer.
Pour l’État, il sera sans doute difficile d’interdire le mot islamophobie, même si rien ne paraît plus impossible depuis que le ministre de l’Éducation veut censurer tout un vocabulaire antiraciste, à commencer par la notion de « racisme d’État ». En revanche, les offensives se multiplient contre celles et ceux qui prennent la parole « pour les musulmans ». Or nombreux sont ceux qui se laissent ébranler par l’argument des faux dévots de la laïcité : en démocratie, on a le droit de critiquer toute religion. Mieux : dans une société laïque, le blasphème est un droit ! Et c’est vrai.
Cependant, en France aujourd’hui, dénoncer l’islam, c’est aussi une manière de s’en prendre aux musulmans. Ou plutôt, c’est faire référence à un groupe social défini moins par la religion que par l’origine – voire par l’apparence : un président de la République n’avait-il pas évoqué des « Français d’apparence musulmane » ? Bref, il y a bien une racialisation de la référence religieuse. Car la question raciale ne suppose pas des « races » différentes, mais des traitements différents qui racialisent des groupes sociaux, c’est-à-dire qui les stigmatisent et les assignent à des places subalternes, en fonction de leur origine, de leur apparence, mais aussi de leur religion, réelle ou supposée. Une comparaison nous aide à le comprendre : dans l’antijudaïsme, nous avons appris à entendre l’antisémitisme. De même, l’islamophobie va et vient entre deux registres – religieux et racial.
Racisme anti-musulmans
Ceux qui refusent le terme « islamophobie » veulent lui substituer l’expression : « racisme anti-musulmans ». Et si on les prenait au mot ? Non pas pour leur céder le choix du vocabulaire, mais pour analyser le double jeu de l’islamophobie et du racisme anti-musulmans, comme on le fait de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. La bataille du vocabulaire est essentielle. Il ne faut donc pas laisser interdire des mots ; il ne faut pas davantage se faire imposer un lexique. Toutefois, il ne faudrait pas non plus renoncer à parler, en même temps que d’islamophobie, de racisme anti-musulmans – même si les faux dévots de la laïcité l’utilisent pour faire obstacle à la lutte contre l’islamophobie en détournant l’attention de la chose vers le mot. Car qui peut nier qu’un racisme vise aujourd’hui en France les musulmans, réels ou supposés, et que la rhétorique laïque en est un instrument privilégié quand elle est définie par l’obsession de l’islam ?
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Faute de pouvoir être présent, j’ai envoyé ce texte aux responsables de la Quatrième Journée Internationale contre l’Islamophobie qui se tient dimanche 10 décembre 2017 à la Bourse du Travail de Saint-Denis.
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