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Économie

Quand la Chine redéfinit le libre-échange et bouscule l’ordre international

tiré de L’Aut’journal | 2018/01/16

« Nous devons rester attacher au développement du libre-échange et dire non au protectionnisme. […] Que cela vous plaise ou non, l’économie mondiale est un grand océan auquel on ne peut échapper. Toute tentative de stopper les échanges de capitaux, de technologies et de produits est impossible et à rebours de l’histoire. »

C’est le président de la République populaire de Chine, nouveau porte-étendard de la globalisation et du libre-échange, qui lance cette admonestation aux dirigeants occidentaux. Monsieur Xi Jinping s’adresse aux quelque 3 000 invités du Forum économique mondial réunis à Davos, dans les Alpes suisses, le 17 janvier 2017. Il surprend et comble d’aise la global power elite qui l’ovationne longuement. C’est la première fois qu’un président chinois se pointe à cette amicale annuelle des élites économiques et politiques du monde entier. Et c’est pour y livrer un message littéralement renversant. Le président de la Chine communiste – qui l’eut cru ? – prend le contre-pied du président des États-Unis porte-étendard d’un protectionnisme effrontément décomplexé, qui témoigne du déclin de ce pays comme puissance hégémonique mondiale.

Le propos de cette chronique est de montrer comment la Chine s’apprête à assumer le leadership d’un nouvel ordre économique mondial, fondé sur un nouveau type de libre-échange. Un libre-échange de troisième génération marqué par l’intervention étatique.

Pendant que les deux titans s’affrontent dans un combat singulier pour l’hégémonie économique mondiale et pour la redéfinition du libre-échange, comment réagit le gouvernement canadien ? Il s’en tient à l’orthodoxie néolibérale et donc au bon vieux néolibre-échange institué par le tandem Reagan-Mulroney, dans les années 1980.
 
Justin Trudeau à la conquête de l’Eldorado chinois

C’est fort de ce credo libre-échangiste que Justin Trudeau s’envole vers la Chine, le 3 décembre dernier. Son objectif : imprimer une grande impulsion au développement des relations économiques et commerciales du Canada avec l’Empire du milieu. À Ottawa, on croit que la clé de cette impulsion réside dans un accord bilatéral de néolibre-échange. Le jeune premier ministre se montre fier d’être le premier dirigeant d’un pays du G7 à pouvoir signer un tel accord avec le dragon chinois. Candide, la souris canadienne ne réalise pas qu’il n’est pas plus commode de coucher avec cet énigmatique dragon qu’avec son éléphantesque voisin.

Les fonctionnaires canadiens ont préparé, depuis des mois, un solide dossier, rencontrant à plusieurs reprises les mandarins chinois. Dans ces discussions préparatoires, ils ont mis sur la table un projet classique de néolibre-échange, avec des ajouts dits progressistes, comme l’égalité homme-femme et les droits des travailleurs et des Autochtones. Leurs vis-à-vis chinois ont laissé passer ces corollaires, estimant qu’il s’agissait de broutilles pour la consommation domestique et sachant que les vraies choses allaient se dire et s’éclaircir au sommet.

Justement, les choses se sont éclaircies dès la première rencontre de Trudeau avec son homologue chinois, le premier ministre Li Kequiang. Monsieur Li a dit non sur toute la ligne. Le pauvre Justin en est sorti penaud et bafouillant. Conférence de presse conjointe annulée. Biffée l’annonce du lancement des négociations pour un accord de libre-échange.

Commentant cette humiliante déconfiture, journalistes et politiciens se demandent ce que veulent les dirigeants chinois en matière de commerce.
 
Le grand dessein des dirigeants chinois

À l’analyse, les objectifs du gouvernement chinois s’avèrent limpides : 1) la construction d’une nation moderne, économiquement prospère et politiquement souveraine ; 2) le positionnement de leur pays au c ?ur des affaires du monde. Un projet centenaire, dont l’heure de sa réalisation a sonné.

Pour réaliser ce grand dessein, la Chine enfourche la globalisation capitaliste, fondée sur la généralisation du libre-échange [1]. Mais elle prend à rebours le néolibre-échange occidental où les États abdiquent une partie importante de leur souveraineté, laissant la « main invisible » du marché fixer les orientations du développement économique et social.

À l’inverse, la main très visible de l’État chinois fixe les grands objectifs du développement et laisse le marché assurer la répartition des ressources sur le plan microéconomique. L’État affirme sa suprématie sur le marché, ce qui met en échec les règles et la logique même du néolibre-échange, lequel commande la primauté du marché sur le politique.

La « voie » chinoise du capitalisme a besoin du bras puissant de l’État. Elle ignore les préceptes disciplinaires du néolibre-échange, que sont la dérèglementation et la privatisation tous azimuts. La moitié de l’économie chinoise demeure publique. Néanmoins, comme dans le capitalisme classique, le monde du travail est aliéné au sens qu’il dépend du salaire congru que lui concède le capital tant public que privé.
 
Le basculement de l’hégémonie mondiale

Trump a devancé Trudeau en Chine. Il y a effectué une virée de deux jours début novembre 2017. Fins connaisseurs des subtilités protocolaires, les dirigeants chinois ont reçu le président des États-Unis en grandes pompes. Égards de toutes sortes, banquets exceptionnels, visite guidée de la Cité interdite par le président Xi en personne. Comme un grand enfant, Trump s’en est trouvé ébloui. Dans ses tweets, il reconnaît la grandeur imparable de la Chine. Comme s’il passait le relais, sans s’en rendre compte. 

À la veille du départ de Trump pour la Chine, le magazine Time, dans son édition du 3 novembre, titre en couverture : China Won (La Chine a gagné). Ce numéro présente un imposant dossier intitulé : How China’s Economy is Poised to Win the Future. (Comment l’économie chinoise est prête à remporter le pari de l’avenir).

C’est ce que disent les chiffres.

La Chine est la deuxième économie mondiale en chiffres absolus, et la première en parité de pouvoir d’achat. Sa part du PIB mondial est passée de 2% en 1980 à 18% en 2015. La part des États-Unis est de 15,9%. La Chine est aussi la première nation commerçante du monde, avec 13,15% du total des exportation et 9,78% des importations. Le « Plan made in China 2025 » vise à dynamiser le secteur industriel. Pour ce faire, la Chine mise sur l’innovation. Elle arrive au quatrième rang pour la création de brevets.

L’État chinois dispose d’un gigantesque portefeuille en devises étrangères, évalué a près de 4000 milliards de dollars, dont la majeure partie en bons du Trésor états-unien. Il se qualifie ainsi comme le deuxième créancier du monde et s’échange avec le Japon le rang de premier créancier des États-Unis.
On pourrait continuer d’aligner faits et chiffres marquant l’essor spectaculaire de la Chine. Mais il faut aussi énumérer les problèmes engendrés par un système trop axé sur les performances économiques : dégradation de l’environnement, creusement des inégalités sociales et régionales, corruption des élites, autoritarisme, exploitation de la main d’oeuvre venue des campagnes, contestations sociales. Et le reste.
 
Urgence : repolitiser l’espace économique

La morale de cette histoire, c’est que le libre-échange contemporain, états-unien ou chinois, qui fonde les relations économiques internationales sur la libre concurrence et, en fin de compte, sur la guerre économique, s’avère intrinsèquement vicié.
Et pourtant… Il faut noter que le libre-échange made in China, qui laisse une large place à l’intervention étatique, entrouvre une porte à la repolitisation de l’espace économique. 

Les voix diverses qui s’élèvent partout dans le monde, tant en Amérique, qu’en Asie et en Europe, pour dénoncer le libre-échange, visent toutes, sciemment ou inconsciemment, ce même objectif : repolitiser l’espace économique. Ce qui veut dire réorienter l’économie dans une direction réellement écologique et sociale, afin d’assurer la préservation de notre habitat terrestre, restaurer la démocratie en perte de légitimité et réduire les inégalités dans et entre les nations.

jacquesbgelinas.com


[1Voir Philip Golub, « Comment l’État chinois a su exploiter la mondialisation », dans Le Monde diplomatique, décembre 2017.

Jacques B. Gélinas

Sociologue québécois, Jacques B. Gélinas s’est toujours intéressé aux questions touchant l’émancipation du Tiers Monde, les droits de minorités et l’organisation socio-économique des communautés humaines. Après plus d’une décennie comme coopérant en Amérique latine, il a été professeur en sociologie du développement, puis cadre au ministère des Relations internationales du Québec. Il est aujourd’hui essayiste et conférencier.

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