Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Terres d’exil

Terres d'exil

J’ai trouvé ce billet un après-midi en fouillant dans un tiroir pour retrouver une facture. Il était plié en quatre. À le regarder, car je l’ai regardé, tourné entre mes doigts et humé aussi, cherchant à retrouver l’origine de cet arôme de fougère discret, mais entêté, à contempler le petit billet plié en quatre, j’ai deviné que c’était de toi.

Je l’ai déplié délicatement, espérant et redoutant d’y trouver ton écriture, voix vivante, frémissante et pour moi irrémédiablement perdue. Le papier bleu avait commencé à jaunir aux encornures, je manipulai le tout avec crainte. La feuille était couverte de ton écriture et je souris au soleil qui m’éclairait, à la réminiscence heureuse qui m’assaillait.

De quand date le petit mot que je tiens entre mes doigts ? Ton écriture danse pour moi comme ton corps ondoyait sous mes paumes, il y a déjà longtemps. C’est un souvenir douloureux, affamant, qui me tord les tripes et m’éblouit… Je me souviens, oui, de la fureur de nos chairs confondues, je reconnais la trace de tes dents sur mon épaule et j’ai sous la langue le goût de tes hanches. Mes mains tremblent et la feuille frémit curieusement, imitant le clapotement du ruisseau contre le roc. Tu coulais ainsi contre moi et moi en toi, il y a trop longtemps, un temps interminable que je reçois en plein cœur aujourd’hui. Je n’ai chanté ou dansé ma vérité qu’entre tes doigts. Et je voudrais danser, maintenant, pour célébrer le bonheur et la vie, et la faim qui m’obsède, me ramenant au désir, à mon cœur qui bat, à tout mon corps fébrile, terriblement, douloureusement, vivant. Mais, désormais, il faudrait danser seul.

Où es-tu ?

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J’ai cru te voir ce matin en sortant de chez moi. Il n’y a pas de hasard. Tes cheveux longs, châtain très clair, étaient rassemblés en une tresse qui dévalait entre tes reins, tu tenais la main d’une enfant fort jolie qui me regarda un instant de ses yeux immenses. Je t’ai suivie, ta démarche dansante me menant dans la foule. Puis, je t’ai perdue au détour d’une rue. J’ai marché un temps, porté par mon élan, puis j’ai ralenti le pas, avançant de plus en plus lentement, jusqu’à m’immobiliser. Dans ma poitrine se contractait péniblement mon cœur. Autour de moi, sur la place que les passants désertaient peu à peu, de hauts immeubles montaient la garde et je me sentais cerné, écrasé. Je vis un banc, je m’y assis. Je contemplai l’horizon au-dessus des toits, l’azur pur et profond que tu aimais. Lorsque j’abaissai les yeux, tu me regardais en souriant, assise à une terrasse.

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Dès que nos regards se sont croisés, j’ai eu le sentiment d’être victime d’un envoûtement. Penchée sur ton bol de café au lait, tu avais levé brièvement les yeux et nous étions restés interdits, charmés l’un devant l’autre. J’étais pris de vertige devant les deux yeux insondables qui me fixaient sans me voir, devant tout ton être suspendu, immobile, attentif comme face à une révélation très grave dont on ne veut perdre la moindre parcelle. Ta bouche entrouverte, les petites narines de ton nez droit, palpitantes, l’ovale mince de ton visage et son teint de porcelaine, la longue mèche de cheveux échappée de ta natte me ramènent tout droit au temps où je t’aimais et où nous n’avions pas le droit de vivre ensemble.

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J’entends tes pas dans l’escalier, le cliquetis de tes clefs, tu entres dans le petit logement. C’est chez nous, ni chez toi, ni chez moi, un lieu perché sur la ville, où nous nous retrouvons parfois, un espace blanc que nous avons meublé de nos rêves, de notre désir et où nous nous donnons rendez-vous lorsque la faim de l’autre nous tenaille cruellement.

Tu n’allumes pas. J’entends ton souffle flairer le vent, chercher mon parfum, puis marquer son approbation d’un léger claquement des lèvres. Je t’écoute errer à tâtons dans l’ombre, à la recherche des allumettes et des chandelles. Puis la clarté m’inonde, chaude, rassurante comme tes doigts sur ma nuque.

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Tu me regardes encore. Tu bois à même le bol le café trop chaud sans réaliser que tu te brûles. Je ne te lâche pas des yeux, pareillement obnubilé, enregistrant chaque détail oublié, de la ligne du cou aux épaules droites jusqu’aux seins plus pleins qu’autrefois et à la jolie guipure bleue entrevue dans le décolleté du cache-cœur de tricot de soie noire. Il faut refaire le tour de ce que je sais de toi, redécouvrir ce que j’avais oublié et conquérir ce que le temps t’a rajouté : je voudrais baiser les petites rides fines à la commissure de tes paupières. Le temps se dépose sur toi sans te ravager. Tu as fini par récupérer ta liberté de mouvement : tu déposes ta tasse de café, tu tentes de regarder ailleurs, mais tes yeux cent fois reviennent sur les miens : le sortilège agit toujours.

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Tu me rejoins sur le lit bas où je me suis blottie tout à l’heure, trempée de larmes. Il n’y a que nous deux, la lueur vacillante de la chandelle et, au loin, la ville, ses lumières et son ronronnement repu qui nous parvient faible, feutré, assourdi. Quand ton grand corps puissant m’entoure, me cerne, je ne perçois plus rien du monde que les battements mêlés de nos cœurs. En moi, pourtant, une déchirure silencieuse et lente s’opère, le ciel de mes entrailles est transpercé par un éclair et longtemps après j’entends, moi, j’entends le tonnerre qui m’éclate au cœur pendant que de mon sexe coule une pluie fine qui mouille, oui, qui mouille sur tes doigts.

Je ne veux pas pleurer. Je ne veux pas vomir. Je vais m’ouvrir sous la poussée implacable de mon désir, de ton désir qui montent ensemble jusqu’à ma conscience kaléidoscopée.

Tout le mal vient de ce que je t’aime. Je m’en tirerais encore s’il n’y avait que le désir, mais cet amour me tue, me foudroie, me fait renaître, autre, étrangère à moi-même, prête à tous les périls. Et le péril est l’ordinaire de cette ville en guerre.

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Je sais que tu penses à ce que nous fûmes autrefois. Je ne pense moi-même qu’à cela. Chaque minute de chaque heure de ma vie depuis que nous nous sommes quittés, il y a un instant fugace où je suis ravagé par la douleur de t’avoir perdue. Le deuil, l’absence, tout l’autel des souvenirs que j’avais dressé en mémoire de nous, d’un morceau tendre et doux de moi-même mort en exil, s’écroule et s’embrase en crépitant : tu es devant moi, accessible, émue, et tu ne t’es pas enfuie. J’avance la main comme pour vérifier que tu es vraiment là. Tu sursautes violemment. Puis ta main s’ouvre lentement et se pose, oiseau léger, sur la mienne.

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Je t’aime et je tourne sous ta main, comme une bête qui fuit le feu avant de se résigner à l’affronter. C’est ce que je fais en ouvrant ta bouche, son fruit mûr et charnu, en la buvant, en te prenant à pleines mains, en affilant ton plaisir au creux de mes seins, le long de mes doigts, au plus creux de mes reins. Nous feulons soudain, jumeaux dans l’apothéose et sombrons sans nous désunir. Rien de ce qui fait le monde ne nous rejoint plus. Chaque fois que nous nous retrouvons sous le regard de l’autre, nous atteignons une autre dimension de ce que nous sommes. Tu me dis souvent que c’est pire pour toi : que tu as le souffle coupé quand tu penses à ce lieu dominant la cité, à nous deux dans le désordre des draps. Je ne veux pas savoir qui de nous deux souffre le plus. Il nous suffit d’être l’un à l’autre défendus et de tout braver pour nous échouer contre l’autre, récif, phare aux confins de la nuit.

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Nous ne parlons pas. Déjà, avant, nous parlions peu. Je suis sans phrase. Tu es capable de longs silences, que tu meubles de tes regards, d’une activité sans trêve et parfois d’une chanson qui descend en longues volutes vers les nuées de la ville. Nos paumes se racontent tout ce qui s’est passé depuis la dernière fois qu’elles se sont étreintes. Rien n’a changé. Je le sais au rythme de ton sang sous mes doigts et au sourire serein qui t’éclaire depuis que je me suis assis devant toi. Elle est si risible aujourd’hui, la catastrophe qui nous avait séparés. Risible, ridicule, grotesque et pathétique comme toutes les guerres qui déchirent le monde et séparent les amis, les familles, les amants.

Je porte tes doigts à mes lèvres. J’ai enfin cessé d’être seul.

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Ensuite... nos mains se repoussent, s’emmêlent paumes à paumes, doigts enchevêtrés, se reconnaissent, dunes sèches aux soies tendues. Elles valsent, les mains, de concert sur le velours de la peau affamée de l’amant, de l’amante se mourant d’abreuver les déserts d’une solitude torride. Ne semblait-elle pas, jusqu’à l’instant ténu où la peau effleure la peau, sans remède ? Nous oublions tout à cet instant où nos dermes confondus ne sont plus qu’un seul pouls, un corps multiforme, épars, gardant une cohérence propre aux gestes de l’amour. Nous oublions la faim, l’absence, le tabou et redevenons les amants nés l’un pour l’autre, destinés l’un à l’autre par une loi antérieure à celle des hommes, une loi où la nature dicte aux êtres la polarisation extrême qui les pousse l’un contre l’autre.

J’oubliais tout cela dans tes bras, autrefois, mon amour, mais je ne peux ce soir oublier que je devrai peut-être renoncer à ce qui me vient de toi. Je perdrai pourtant, je le sais, la souffrance aiguë qui aiguillonne cette nuit chacun de mes gestes, chacune de mes caresses. Elle s’endormira en moi, se lovera en mon cœur et resurgira un jour, fulgurante.

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Nous nous sommes levés ensemble et sommes sortis dans cette ville, étrangère encore, comme un couple banal et sans histoire. Je te suis. Je ne sais pas où nous allons. C’est un autre pays, c’est une autre ville. Je crois que nous allons chez toi. Nous entrons dans un immeuble haut, massif et gravissons les escaliers à la volée. Puis la porte s’ouvre sur un petit logement tout semblable à celui de mes souvenirs et je croule sous les réminiscences, sous les années d’abandon, de solitude, d’errance, d’exil. Je coule entre tes bras ouverts, contre ta bouche fraîche qui se refait mienne comme si jamais elle n’avait oublié l’empreinte de mes lèvres. J’explore à tâtons, à travers les vêtements que je trousse, le corps havre qui m’accueille, me reprend, exacerbé de désir autant que je puis l’être. Nous valsons jusqu’au mur, aveugles et sourds à tout sauf aux coups de boutoir que nos corps, duellistes aimés, plus que désirés, s’assènent sans trêve.

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Tes mains se crispent sur mes hanches et ton regard se plante dans le mien. Tu n’es jamais ailleurs quand nous nous aimons. Tu es là, intensément, lumineusement, rien que pour moi. J’ai appris à ne plus chercher derrière moi la femme que tu regardais avec autant de passion. Un jour, j’ai compris que tu étais aussi inéluctablement rivé à moi que je pouvais l’être à toi. Jusque dans nos tabous les plus intimes, nos interdits les plus sacrés, nous nous rejoignons. Pourquoi a-t-il fallu que ce soit ceux-là même que nous ayons à traverser pour nous trouver ? Tes mains sur mes hanches se durcissent encore. Ton sexe entre enfin en moi. J’entre dans un plaisir centrifuge, dans un ouragan où nous tournoyons ensemble, de palier en palier, où ce qui semble la fin n’est que le début d’un autre niveau de perception, de jouissance. Agrippés étroitement à l’autre, nous crevons nos âmes de la surface jusqu’aux tréfonds, armés d’un plaisir concentrique, au gré de flux et de reflux où nous nous laissons longtemps ballotter.

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Nous éclatons ensemble et les soubresauts du plaisir cachent mes sanglots. Le bonheur est douloureux. Je vivrai avec la folie, l’exaltation, la chance inouïe de t’avoir retrouvée. Je murmure à ton oreille : mon amour. Tu lèves la figure et chantes presque la réponse, celle que je voulais.

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Tu es là derrière moi, lové tout contre mon échine. Nous ne nous sommes pas encore séparés et nos corps et nos âmes gardent de l’autre l’empreinte fidèle. Pourtant, je te cache mes larmes et je te tais l’enfant de toi qui dort en mes flancs encore houleux. Cette souffrance silencieuse, je ne sais si je la revendiquerai, si vient un jour pour nous deux le temps des adieux.

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Des pas retentissent dans l’escalier.

Encore blottie contre lui, elle lui murmure à l’oreille : « Micha, ta fille arrive de l’école. » Ses yeux sont pleins d’une sérénité heureuse. Il titube jusqu’à la fenêtre : le logement domine la ville et au moment où l’enfant ouvre la porte, devant ses yeux étonnés qui sont d’elle et son sourire qui est de lui, il comprend que le bonheur est un autre exil où tous trois devront apprendre à vivre.

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