Tiré du blogue de l’auteur.
Nombre d’observatrices et observateurs ont déploré cette « gaffe » de Lisée, car le plan du PQ semblait crédible jusque-là, en exigeant une alternative à l’Entente des tiers pays sûrs. Pour des analystes comme Hugo Lavallée, de Radio-Canada, Lisée aurait plutôt calculé son affaire :
« Le modus operandi est chaque fois le même : le chef péquiste lance dans l’espace public une idée controversée, qu’il tempère ensuite, tout en faisant valoir que lui seul ose braver les interdits de l’orthodoxie politique. (…) Coïncidence ou non, c’est plus souvent qu’autrement sur le thème identitaire que M. Lisée commet ce genre d’« erreur » ».
L’ex-journaliste Vincent Marissal, maintenant à QS, va plus loin en l’accusant d’attiser l’intolérance des Québécois.es : « Le synopsis est très simple : prendre un sujet chaud (immigration, signes religieux, sécurité nationale), lancer une phrase-choc pour attirer l’attention et faire peur au monde, puis reculer en se traînant les pieds pour laisser de belles grosses traces sur sa peinture ».
Quand Lisée fait de telles sorties démagogiques, croit-il ce qu’il raconte ou n’est-ce que calculs politiques ?
Le chercheur Siegfried L. Mathelet pourrait nous inspirer une autre voie. Selon lui, l’Occident s’est fortement droitisée au cours des 10 dernières années, de sorte que certaines idées d’extrême-droite ont peu à peu gagné du terrain pour devenir recevables dans nos débats publics :
« En 2005, Sylvain Gaudreault, alors futur ministre péquiste, pouvait parler de « racisme sous-jacent » au débat sur le kirpan. En 2007, Jean-François Lisée pouvait rappeler que la panique autour du foulard musulman relevait du populisme, voire de l’« extrême droite ». Pourrait-on encore dire ceci aujourd’hui sans soulever, sinon la vindicte populaire, à tout le moins l’ire de plusieurs éditorialistes ? »
Dans ce billet, nous proposerons de parcourir l’évolution des positions identitaires de M. Lisée, afin de pouvoir déterminer s’il n’est qu’un « tacticien » opportuniste ou un réel défenseur de ses idées dérangeantes.
Qui est Jean-François Lisée ?
Né à Thetford Mines en 1958, le jeune Lisée connaîtra rapidement du succès. Dès la vingtaine, il a la chance d’œuvrer comme journaliste pour de grands médias comme La Presse, Radio-Canada et L’Actualité. Dix ans plus tard, il se met à publier des articles dans le New York Times, le Washington Post, Le Monde, Libération, etc. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.
Entre-temps, il publie aussi cinq ouvrages sur la politique québécoise et devient conseiller politique de Jacques Parizeau en 1994, ce qui lui permettra d’être « l’un des principaux architectes de la stratégie référendaire de 1995 ». Il s’agit donc du point culminant de sa jeune carrière, où le camp du Oui l’a presque remporté. Lisée conseillera ensuite Lucien Bouchard jusqu’en 1999, qui opérait pourtant un virage économique très conservateur.
En 2004, il cofonde le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM) et le dirigera jusqu’en 2012. Cette année-là, il fait le saut en politique et obtiendra illico un poste de ministre dès la formation du gouvernement Marois. Il sera réélu dans Rosemont en 2014, puis devient chef du Parti québécois le 7 octobre 2016, après une rude campagne de salissage contre son principal rival, Alexandre Cloutier.
Les plus récents ouvrages de Lisée le situaient-ils dans le champ gauche ? Plus ou moins, car il y a 10 ans, notre fin tacticien se réclamait plutôt de la « gauche efficace », qui s’avère une voie centriste. Il préconisait par exemple une « baisse des impôts des entreprises et des riches de la société, hausse des droits de scolarité en différant leur remboursement au besoin, privatisation partielle d’Hydro-Québec » (La Presse, 2008).
Sur la Charte des valeurs
Comme l’a déjà souligné Rima Elkoury, le chef péquiste ne tenait absolument pas les mêmes positions en 2007, à l’époque des débats sur les accommodements raisonnables :
« En 2007, dans son livre Nous (Boréal), publié en pleine commission Bouchard-Taylor, il disait au sujet du voile musulman qu’il s’y était « habitué » et que « ce qu’on met sur sa tête ne devrait pas soulever l’ire nationale ». « On a plus urgent », écrivait-il. Il disait aussi à l’époque que seuls les vêtements qui couvrent le visage comme la burqa ou le niqab devraient être interdits dans les rapports avec les établissements publics.
Il nous mettait en garde contre la tentation populiste, qui, selon lui, était une façon « malsaine », tout autant que le déni élitiste, de répondre au malaise du « Nous » majoritaire. Six ans plus tard (2013), le même Jean-François Lisée faisait un virage à 180 degrés, défendant avec vigueur la charte de son collègue Bernard Drainville » ; « jusque dans le New York Times », surenchérit Lysiane Gagnon.
D’après la petite histoire, Lisée se serait vivement opposé à la Charte des valeurs au sein du caucus. Il aurait même voté contre, se plaît-il à dire, quitte à perdre son poste de ministre.
Un an plus tard, ce n’est toutefois pas le même courage qu’il affichera devant les militants.es péquistes de Saint-Henri-Sainte-Anne, en scandant des discours anti-hidjabs (foulards qui ne couvrent pas le visage) :
« Évidemment, vous auriez aimé ça que, en garde, il n’y ait pas de signes religieux, pour votre enfant, et qu’il n’y ait pas plein de hidjabs, partout, mais avec les libéraux, ce n’est pas passé, alors y’a des signes religieux autour de votre enfant. Et ça, en avez-vous assez ou est-ce que « ÇA SUFFIT ! ».
On peut alors percevoir une posture franchement démagogique et pleinement assumée chez le Lisée de 2015. Pierre Karl Péladeau était à ce moment le chef du parti. En mai 2016, PKP quitte la politique. Quelques mois plus tard, une course à la chefferie est lancée et Lisée se retrouve loin derrière Alexandre Cloutier dans les intentions de vote.
Cloutier incarnait la jeunesse et l’ouverture : il jugeait que le PQ devait agrandir son bassin électoral. Fin stratège, Lisée paraît avoir calculé qu’il valait mieux convaincre les membres actuels péquistes de voter pour lui, il s’attaqua ainsi à l’ouverture de Cloutier.
Le 9 juillet 2016, il reproche mesquinement à Cloutier d’avoir souhaité une bonne fin de Ramadan aux musulmans.es québécois.es, prétextant que la laïcité nous oblige à ne pas souligner les fêtes religieuses. L’argument de Lisée est incohérent, puisqu’il avait lui-même envoyé des vœux de « Joyeuses pâques » sur Twitter :
Le 17 septembre, l’intellectuel de Thetford Mines pousse la note toujours plus haut, en réprouvant le port des niqabs et des burqas au Québec, pour des motifs sécuritaires : « En Afrique, les AK-47 sous les burqas, c’est avéré », a-t-il soutenu.
Sa déclaration n’était pas seulement farfelue, elle était incendiaire et islamophobe. Il associait des voiles musulmans à un haut taux de dangerosité. Les deux principaux corps policiers de la province rétorqueront d’ailleurs qu’ils ne possèdent aucun rapport ni aucune étude qui plaideraient en ce sens.
Du même souffle, Lisée s’opposera aussi au port du « burkini ». Cache-t-on aussi des AK-47 sous les maillots de bain ? Des experts se désoleront du fait que le burkini est le signe d’une intégration sur la place publique, qui ne plaît pas du tout aux « islamistes ».
Le 23 septembre, le « fin tacticien » envoie un coup particulièrement disgracieux envers Cloutier, l’accusant d’avoir reçu l’ « appui public » d’Adil Charkaoui (considéré comme un « islamiste » par quelques-uns). La tension est alors à son comble. Le jeune Cloutier se voit contraint de recevoir la protection de la SQ tellement les menaces de représailles se font sévères à son endroit. Merci Lisée !
Des personnalités telles Gilles Duceppe sont sorties dans les médias pour dénoncer ces agissements indignes d’un aspirant chef : « En associant Charkaoui à Cloutier, [Jean-François Lisée] a échoué le test »…
Eh bin non, Lisée rattrape Alexandre Cloutier dans les sondages et passe même loin devant. Le jeu de « politique de la division » (wedge politics) porte ses fruits. Le plan de ce dernier en matière de laïcité se veut également fort restrictif : en plus d’interdire les signes religieux chez les agents de l’État ayant un pouvoir de contrainte, « s’ajoutent à cette liste les enseignants du primaire et du secondaire, ainsi que les éducatrices dans les centres de la petite enfance et les garderies subventionnées ». « La position recycle aussi l’idée d’examiner l’opportunité d’interdire la burqa et le niqab dans l’espace public » (25 novembre).
Sur l’immigration
On a donc vu que notre habile manœuvrier a progressivement durci ses positions sur la laïcité, tout en profitant des sentiments anti-islam de certains électeurs pour faire mal paraître Cloutier. Il en ira de même pour les questions d’immigration.
Le 20 mai 2016, un article de La Presse annonce en gros titre que d’après Lisée, « 50 000 immigrants par année, c’est la recette de l’échec ». Il se flatte d’ailleurs que sous le gouvernement péquiste de 2002, « le nombre d’immigrants.es admis ne dépassait guère les 37 000 ». Quel bonheur… Il conclura donc qu’il faudrait accueillir moins d’immigrants.es, pour leur propre bien.
Quant à la question des demandeurs d’asile, l’intellectuel jouera encore la carte de la démagogie. En août 2017, tandis que le gouvernement libéral tente d’assurer les besoins de base de ces nouveaux arrivants – ce dont nous avons l’obligation légale d’accomplir – Lisée se plaint que ça coûte trop cher :
« Le gouvernement nous dit qu’il est incapable de donner un deuxième bain dans les centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD), et ça, ça coûte 30 millions de dollars. Alors, combien ça va coûter, 8000, 10 000, 15 000 demandeurs d’asile qui restent au Québec pendant trois ans ? C’est sûr que c’est plus que 30 millions ».
Dans les jours suivants, il dérape encore en clamant que ces demandeurs d’asile sont « les invités de Trudeau ». Plusieurs souverainistes se diront gênés par cette déclaration : « J’aurais préféré qu’on n’ait pas l’usage de ces mots-là », a confié le député péquiste François Gendron mercredi matin. La veille, l’ex-chef intérimaire du Parti québécois, Louise Harel, a également qualifié d’« indignes » les propos de Jean-François Lisée, en plus d’exprimer sa « profonde déception » ».
Comment se fait-il que Lisée déraille aussi souvent sur les questions identitaires ?
Conclusion
Ce portrait des prises de position du chef péquiste ne se veut pas exhaustif. Il y aurait bien d’autres choses à rappeler, par exemple sa vive résistance à une Commission sur le racisme systémique, allant jusqu’à citer le site islamophobe et complotiste Point de bascule, en pleine Assemblée nationale (septembre 2017).
Sur la laïcité, il a annoncé récemment qu’un gouvernement péquiste voudrait « faire adopter une loi sur « les règles du vivre ensemble » d’ici l’été 2019 :
Cette annonce est venue tout juste après le débat sur la possibilité qu’une jeune musulmane – portant un très discret hidjab – puisse devenir policière.
On le constate par ces nombreux exemples, que notre « fin tacticien » répond habituellement à des sujets chauds de l’actualité, par des solutions simplistes et démagogiques, pour flatter une certaine opinion publique. Il s’agit donc de clientélisme et d’électoralisme, mais n’empêche que tout le débat public s’est aussi droitisé depuis une décennie.
Des chroniqueurs identitaires, eux-mêmes démagogues et acteurs du virage à droite de l’opinion publique, s’étaient réjouis des succès de Lisée lors de la course à la chefferie :
Jean-François Lisée est-il lui-même un partisan des politiques identitaires ? À le voir aller ces dernières années avec une constance à toute épreuve et le peu de remords dont il fait preuve, on peut sans doute le croire…
(Pour la caricature complète par Alex Fatta) :
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