Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Les approches libertaires de l’école du Rojava... noyées sous les bombes

À l’heure où nos camarades résistent à l’offensive turque, un écho d’une partie des richesses créatives de cette région du Moyen-Orient, où l’on parle fièrement de démocratie réelle, d’égalité des femmes, d’écologie et de pédagogie au quotidien...

Posté le 16 octobre 2019 par Collectif Q2C tiré de [questionsdeclasses] Le monde éducatif dit : ’Non à l’islamophobie’

Dans son numéro 11, la revue N’Autre école (hiver 2019), sous la plume de Pierre Bance présentait les réalisations des insurgé.es du Rojava en matière d’éducation

En septembre 2018, c’était aussi la rentrée au Rojava. Malgré les menaces d’invasion des gouvernements turcs et d’el-Assad, malgré la guerre environnante, quelque 500 000 élèves ont pris le chemin de l’école au Rojava et dans les territoires libérés de l’oppression de l’État islamique en Syrie du Nord et de l’Est (1).

Petit territoire d’environ 60 000 km² au cœur du Proche-Orient où vivent trois ou quatre millions d’habitants, Kurdes, Arabes, Assy­riens, Turkmènes et d’autres peuples encore­, où se côtoient musulmans, yézidis, chrétiens de différentes obédiences.

Ensemble­, ils tentent de construire une nouvelle société fondée sur la solidarité entre les peuples, la liberté d’opinion et de conscience, la lutte contre le patriarcat, de s’organiser sans État par la démocratie directe au sein de communes autonomes fédérées.

Toutes les révolutions accordent une place importante à l’éducation et à la culture, pour le meilleur ou parfois le pire du bourrage de crâne idéologique. Pour un peuple victime d’un processus d’assimilation par un État nationaliste et dictatorial, la liberté d’instruction revêt d’autant plus d’importance que la reprise en main de sa culture s’accompagne d’une transformation radicale de la société. Il ne s’agit pas de remplacer l’instruction autoritaire arabe par une instruction autoritaire kurde, mais de concevoir une instruction libertaire arabe, kurde, assyrienne… Il ne s’agit pas de remplacer l’État par un autre État, mais d’apprendre pour inventer autre chose. Sous le régime baasiste n’existaient que des écoles publiques en langue arabe et des écoles confessionnelles privées assyriennes ; les enfants et les étudiants kurdes apprenaient en arabe, ce qui affaiblissait l’usage du kurmanci, dialecte kurde en Syrie. Pour beaucoup d’habitants du Rojava, la première grande conquête révolutionnaire aura été de simplement pouvoir donner aux enfants une éducation dans leur langue maternelle. Le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord du 29 décembre 2016 – sa « Constitution » – la consacre à l’article 54 :
« Les composantes de chaque région ont le droit d’établir et de pratiquer leurs vies culturelles, politiques et sociales en utilisant leurs langues maternelles et en exprimant leurs cultures. »

Penser une école pour tous

C’est à partir de 2013 que, parallèlement à une reprise en main de l’administration scolaire héritée de l’État syrien, les cantons du Rojava ont réintroduit la langue kurde dans les établissements scolaires et universitaires au point qu’il fallut organiser, notamment sous l’impulsion de l’Institution de langue kurde (SZK) et du Syndicat des enseignants du Rojava, des formations accélérées d’enseignants parlant – correctement – le kurde. Le mouvement se poursuit, la situation s’améliore. [...]
Dans le second degré, les programmes prévoient l’apprentissage d’une autre langue de la Fédération ou d’une langue étrangère, surtout l’anglais, parfois le français. Cette volonté d’instruction des enfants et des adultes n’a pas faibli depuis le début de la révolution. Il ne faudra pas un mois après la cruelle défaite d’Efrîn (Afrin), fin mars 2018, pour que les Kurdes réfugiés dans le camp de Berxwedan du canton voisin d’al-Shahba, ouvrent une école.

L’école publique est gratuite à tous les niveaux et obligatoire pour le primaire et le secondaire (article 34 du Contrat social). L’instruction est largement assurée par le secteur public, mais l’enseignement privé n’a pas disparu telles les écoles assyriennes, ce qui est conforme à l’article 54 précité. L’éducation publique est sous la responsabilité des communes aux premiers niveaux et des régions pour les universités, avec le soutien de l’auto-administration fédérale. L’école publique est-elle laïque ? Sur ce point, le Contrat social est muet. A-t-il voulu éviter de choquer les parents ou les étudiants encore attachés aux traditions patriarcales autoritaires, à la religiosité obsessionnelle, notamment des territoires arabes libérés ? En pratique, l’esprit du Contrat social ne laisse pas place à interprétation, l’enseignement public est laïc et dans les programmes on ne note aucun enseignement religieux. Par contre, la gynéologie, c’est-à-dire la science des femmes, entrera dans les programmes scolaires du secondaire de l’année 2018-2019 dans la région de Cizîre (Jazira). Dans cet esprit, la Première conférence du Comité d’éducation des femmes de la Syrie du Nord, tenue à Qamislo en août 2018, considère que la gynéologie est la base pour élever le niveau de formation des enseignants à tous les niveaux.
Avant la révolution de 19 juillet 2012, sur le territoire de la Fédération de la Syrie du Nord n’existait aucun établissement d’ensei­gnement supérieur. Très rapidement, les citoyens et les autorités du Rojava se sont employés à combler ce vide. La première université s’est ouverte dans le canton d’Efrîn le 14 juin 2015. Sont venues ensuite les universités du canton de Cizîre à Qamislo, le 4 juillet 2016, et du canton de Kobanî, le 30 septembre 2017. [...]

Au nord de la Syrie se met en place un processus de « démopédie », telle que l’enten­dait Pierre-Joseph Proudhon. La base de l’éducation n’est plus constituée de principes transcendants religieux ou nationalistes, d’idées philosophiques absolues mais de l’observation, de l’expérience, de la critique et de l’autocritique. L’école est la voie d’accès à la démocratie et la démocratie conduit les citoyens à la raison politique. La révolution se fera par l’éducation continue, plus lente que par l’action violente, mais plus sûre. [...]

« Vous devez vous instruire vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour apprendre à discuter, à décider collectivement. Vous devez rejeter l’idée qu’un chef quelconque vienne vous dire quoi faire et apprendre à être autonomes dans une pratique collective. Les gens doivent s’éduquer mutuel­lement. Réunissez dix personnes, posez-leur un problème ou une question et elles trouveront la bonne réponse. L’échange favorise la politisation2. »

Une pédagogie émancipatrice

À tous les niveaux de l’enseignement, s’est produite une rupture pédagogique. Ce n’est pas seulement le brassage des populations et des langues qui renouvelle l’école, c’est aussi une nouvelle façon d’enseigner et de penser l’enseignement. À l’ordre autoritaire succède l’ordre liber­taire. L’art d’enseigner par la pédagogie nouvelle ne s’applique évidemment pas de la même manière à l’école primaire, au collège ou en faculté. Tous les instituteurs, institutrices et professeur·e·s ne sont pas préparés à la pédagogie de l’école moderne, tous n’y sont pas favorables. Certains peinent à remettre en cause leurs habitudes pédagogiques autoritaires héritées du régi­me­ syrien d’autant que ceux qui étaient en poste avant la révolution peuvent faire valoir que l’État syrien continue de les payer et, qu’à ce titre, il reste leur employeur­. D’autres seront confrontés à des cas de conscience reli­gieux voire politiques. [...]
Aux problèmes de personnels en nombre insuffisant et insuffisamment formés, s’ajoutent les difficultés matérielles. La construction d’écoles pour les réfugiés de retour, la rénovation des bâtiments en mauvais état, l’achat de mobilier et de fournitures scolaires se heurtent à des capacités budgétaires réduites. C’est, malgré tout, avec enthousiasme que beaucoup de maîtresses et de maîtres, de professeur·e·s d’université, d’étudiantes et d’étudiants se sont lancé·e·s dans l’aventure de l’école émancipée. Une école qui demande que soit abandonnée l’idée d’apprendre pour la réussite matérielle, la carrière, une place dans la société du spectacle. La pédagogie nouvelle est pensée pour adapter l’enseignement reçu aux réalités de la vie, l’harmoniser avec les modes d’organisation de l’auto­no­mie démocratique. La cellule de base étant la commune, chaque citoyen est responsable du destin collectif. [...] Il ne s’agit pas de promouvoir une pédagogie des opprimés mais une dynamique des savoirs pour des femmes et des hommes de la société des égaux. Message traduit de la manière suivante par le co-recteur de l’université de Kobanî, Mehmud Kemal Bersavi :

« Les jeunes ne vont pas simplement obtenir un diplôme. Ils apprendront sur leur société, ils acquerront une conscience qui déclenchera le changement social. Nous voulons leur donner une éducation démocratique et scientifique. Nous n’oublierons pas les valeurs de la lutte légendaire de notre ville et continuerons de les porter par la connaissance et l’éducation. Nous ne gaspillerons pas l’espoir et le travail du peuple3. »

Pour les plus jeunes doivent être abandonnées « les mauvaises manières d’enseigner, tels les coups et les insultes qui conduisent à la haine de l’élève pour les études », comme le rappelle une pièce présentée par des enfants lors du Festival de la culture et des arts des écoles de la Syrie du Nord4. Ainsi, l’instruction ne doit pas être fondée sur la mémorisation, laquelle cultive des accointances avec la société autoritaire, mais sur la compréhension pour former des sujets en mesure de débattre et de décider par eux-mêmes. La hiérarchie enseignant-élève est redéfinie « sur la base de l’amitié et du respect »5, chacun ayant à apprendre de l’autre avec, bien sûr, des pondérations liées à l’âge. [...] Les examens traditionnels fondés sur un contrôle des acquis livresques sont remplacés par un système d’évaluation continue et un entretien final sur la compréhension de l’ensei­gnement reçu ; il n’y a pas d’échec à un examen, seulement le besoin de compléter la formation. [...] Au-delà de l’enseignement, maîtres et élèves participent, en principe, à l’administration de l’école et l’entretien de ses locaux, pour bannir la hiérarchie des tâches, ce qui n’est autre que l’autogestion.

La nouvelle éducation prend une valeur particulière avec le rôle fondamental que jouent la reconnaissance et la stricte égalité des cultures traditionnelles de tous les peuples (article 54 du Contrat social). Et du droit, reconnu comme un droit de l’homme, « de développer et de rendre publiques ses activités culturelles et artistiques » (article 39). [...]

On citera, entre autres, le Festival de théâtre du Rojava en mars qui s’appelait, jusqu’en 2016, Festival du théâtre kurde, et a changé de nom pour respecter la diversité culturelle. [...] Toutefois, l’expression artistique est encore souvent liée soit à la tradition, soit au réalisme socialiste, sans qu’émerge un style immédiatement identifiable et associable à la Révolution du Rojava comme ce fut le cas pour les photographies de la Commune de Paris, le constructivisme de la Révolution soviétique, les peintures du modernisme mexicains, le street art cubain, les affiches de l’Espagne libertaire ou les slogans de 68.

Le danger en matière éducative comme culturelle serait que l’idéologie baasiste, le panarabisme et le « socialisme » d’État soient remplacés en Syrie du Nord plus encore que par une propagande partisane en elle-même condamnable, par le culte de la personnalité d’Abdullah Öcalan. Que se profile la tentation d’inculquer aux enfants, mais aussi au peuple, la vérité d’un système qui ne devrait pas en avoir.

Il n’est pas de sauveurs suprêmes

Qu’en est-il aujourd’hui, où le culte de la personnalité est toujours oppressant ? À cette survivance du marxisme-léninisme qui nous déroute, défi à l’idée et à l’éducation libertaires, ont été données des explications, des logiques, dont il appartient à chacun d’apprécier la pertinence. Il ne s’agit pas d’abandonner la lutte pour la libération d’Öcalan emprisonné depuis 1999, mais de la mener avec un autre état d’esprit que l’idolâtrie. Si Öcalan doit être libéré, ce n’est pas parce qu’il est « l’infaillible­ leader », mais parce qu’il a su mettre en question une idéologie qui déna­ture le socialisme, la remplacer par une idée émancipatrice, le confédéralisme démo­cratique, qu’il a su prôner la fin de la lutte armée et la paix entre Turcs et Kurdes et proposer une refonte des institutions qui permettrait d’y parvenir. Pour moins que cela, dans ce même Proche-Orient, d’autres ont obtenu le Prix Nobel de la paix. ■

Pierre Bance, Auteur d’Un autre futur pour le Kurdistan ? Municipalisme libertaire
et confédéralisme démocratique, Paris, Éditions Noir et Rouge, 2017.

1. Les chiffres varient fortement d’une source à l’autre. Pour un bilan à la fin de l’année scolaire 2017-2018, Hogir Najjar, « Second Semester finished in Rojava, North Syria successfully », Hawar news Agency (ANHA News), 13 mai 2018.
2. Salih Muslim, novembre 2014. Propos rapportés par Janet Biehl, « Revolutionary Education. Two academies in Rojava », Ecology or Catastrophe, 7 février 2015.
3. ANF News, « Kobanê University to open new faculties », 8 juin 2018.
4. ANHA News, « Art, sports performances on 3rd day of schools-festival », 13 mai 2018.
5. Déclaration du premier symposium des universités du Rojava précité (ANHA News, « Researchers : constructive criticism, creative thinking are crucial to built educated society », 21 juillet 2018.

Mots-clés : Asie/Proche-Orient Syrie

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