Tiré de Alternatives économiques.
A cinq mois de l’élection présidentielle argentine, l’étau se resserre autour du président libéral de centre droit Mauricio Macri, à la tête du pays depuis 2015. D’autant que l’ex-présidente Cristina Kirchner a joué de malice en annonçant quelques jours avant l’ouverture de son procès pour corruption, le 20 mai dernier, qu’elle ne briguerait pas une nouvelle fois la fonction suprême… mais la vice-présidence aux côtés de son ancien chef de cabinet Alberto Fernandez, d’orientation plus modérée. « Briguer cette deuxième place dans le ticket présidentiel permet à Cristina Kirchner de revenir en douceur sur le devant de la scène politique », explique Dario Rodriguez, chercheur à l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes, spécialiste de l’Argentine.
Elu après douze ans de présidence Kirchner (Néstor Kirchner entre 2003 et 2007, puis son épouse Cristina pour deux mandats consécutifs entre 2007 et 2015), Mauricio Macri a fait de la reconquête des marchés internationaux de capitaux – dont l’Argentine était exclue depuis quinze ans après son défaut de paiement intervenu en 2001 – son cheval de bataille. « Après douze ans d’un modèle axé sur le protectionnisme, l’interventionnisme de l’Etat et le soutien à la consommation des ménages, la politique économique mise en place par le gouvernement Macri (…) se veut en effet davantage extravertie, misant sur le libéralisme économique et la relance de l’investissement financé par le recours à l’endettement externe », note dans une récente note David Chetboun, économiste à l’Agence française de développement (AFD).
Péché originel
Ce retour de l’Argentine dans l’arène financière a été obtenu au prix d’un accord de paiement de près de 5 milliards de dollars avec ses créanciers les moins coopératifs (dits « fonds vautours »), auprès desquels elle s’était endettée à la fin des années 1990 et qui avaient refusé toute remise de dette lors des accords conclus le reste des créanciers en 2005 et 2010. Cela lui a permis de lever 16 milliards de dollars dès avril 2016, soit la plus importante émission obligataire jamais réalisée par un pays émergent. La bouffée d’air fut cependant de très courte durée. Sur les marchés, l’Argentine s’est en effet retrouvée face à des investisseurs bien capricieux, davantage préoccupés par la maximisation de leur rendement (proportionnel au risque qu’ils encourent) que leur apport à l’économie.
Début 2018, l’accélération de la hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine – décidée dans un contexte de croissance élevée et de chômage faible – les a poussés à se reporter rapidement sur le marché américain, considéré comme plus sûr. S’en sont suivies une augmentation de la valeur du dollar (on parle d’appréciation) et donc mécaniquement une diminution de la valeur du peso (on parle de dépréciation). La plupart des économies émergentes, qui jusque-là avaient également bénéficié de la faiblesse des taux aux Etats-Unis pour attirer des capitaux en mal de placements plus rémunérateurs, ont connu la même mésaventure. Souffrant de ne pouvoir emprunter dans leur monnaie nationale et étant donc contraintes par les variations du billet vert – ce qu’on nomme en économie « le péché originel » –, elles ont globalement connu une hausse de la valeur de leur endettement. L’Argentine et la Turquie ont été les plus touchées.
Argentine et Turquie
« Ces deux pays restent très exposés aux risques de change, car leurs agents économiques – entreprises et banques (dans le cas de la Turquie) ou l’Etat (dans le cas de l’Argentine) – sont principalement endettés en devise étrangère. A cela s’ajoute un risque politique élevé », explique Julien Marcilly, économiste en chef de l’assureur-crédit Coface. « La dollarisation, souvent présentée comme la cause des maux de l’Argentine, est en fait une conséquence de sa fragilité macroéconomique », nuance Carlos Winograd. « Quand une économie montre pendant des décennies une instabilité et une inflation chroniques, la fuite de la monnaie domestique est inévitable. Il est alors normal de chercher à préserver la valeur de l’épargne et des patrimoines en investissant dans des actifs perçus comme sûrs. Cela peut être des dollars, des euros, des francs suisses ou des diamants », explique le professeur associé à l’Ecole d’économie de Paris (PSE). Se met alors en place une économie bimonétaire, dans laquelle les épargnants ne sont disposés à détenir des pesos qu’à des taux d’intérêt annuels supérieurs à 60 %, contre 0 % pour des dépôts en dollars, et dont il est difficile de s’extirper. Or, si la stabilité monétaire n’est pas un gage de croissance à elle seule, c’est bien une condition préalable nécessaire.
Ces fuites soudaines de capitaux ont donc vite contraint le président à faire appel, en mai 2018, au Fonds monétaire international (FMI), bête noire du pays. L’institution a mis la main à la poche et consenti le prêt le plus important de son histoire (tous pays confondus), d’un montant de 57 milliards de dollars1. Mais l’hémorragie continue, le peso perd inexorablement de la valeur (un peso ne vaut plus aujourd’hui que 0,022 $, contre 0,053 début 2018 et 0,1 lors de l’élection de Macri), et le gouvernement se révèle incapable d’endiguer l’inflation, qui atteint 55 % sur un an et grignote le pouvoir d’achat des Argentins. La réaction des prix domestiques aux variations de change est d’ailleurs exacerbée par un degré élevé d’indexation des salaires et des pensions, sur lequel le gouvernement tente de revenir progressivement.
Appel au FMI
Dans ce contexte économique particulièrement dégradé, le président arrive encore contre toute attente à éviter un véritable chaos social en maintenant des politiques redistributives en faveur des populations les plus fragiles, notamment des travailleurs du secteur informel, qui peuvent prétendre à une aide financière à condition d’envoyer leurs enfants à l’école et au centre de soins. « Pour l’instant, les deux cycles économiques et sociaux ne coïncident pas comme ce fut le cas à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 », explique Dario Rodriguez. Mais la Cocotte-Minute est prête à exploser, comme en témoigne la grève générale qui a bloqué le pays il y a deux semaines, à l’appel des principaux syndicats.
Et la politique de baisse des dépenses prônée par le FMI ne risque pas d’améliorer la situation. D’autant que l’institution a admis depuis avoir été – comme dans la plupart de ses programmes d’aide, dont elle a récemment dressé le bilan – trop ambitieuse sur les perspectives de croissance de la troisième économie latino-américaine, sous-estimant l’impact de la perte de confiance des investisseurs. Prévue pour croître de 1,5 % en 2019, l’économie argentine devrait régresser de 1,7 % en 2019. « Les politiques prescrites dans ce programme ne justifient pas les coûts humains qu’elles introduisent », regrette une étude d’impact sur la politique du FMI, menée par le Center for Economic and Policy Research (CEPR).
Réaction dans l’urgence
Le gouvernement a réagi cette année dans l’urgence, en rétablissant notamment les taxes sur les exportations qu’il avait supprimées en début de mandat pour augmenter les recettes de l’Etat. Le président a aussi conclu un accord avec des producteurs et distributeurs pour geler le prix de 60 biens de consommation de base. Une solution peu durable étant donné les coûts de production des entreprises.
« La conjoncture internationale a été défavorable à Mauricio Macri. Mais il pâtit sûrement plus d’avoir joué le bon élève dans la classe du FMI et de s’être ouvert aux marchés internationaux de capitaux sans étape transitoire. Et sans mener de réflexion sur les mécanismes correctifs à mettre en place en parallèle à l’échelle nationale », nuance Julien Marcilly. « La mondialisation est une force globalement positive pour la croissance, mais son interaction avec les politiques nationales est cruciale pour déterminer son résultat réel », note la Banque des règlements internationaux dans une récente note sur l’Argentine. En l’occurrence, la population trinque. Le gouvernement de son côté affirme payer les pots cassés de douze ans de mauvaise gestion et accuse Cristina Kirchner de contribuer à la déstabilisation des marchés financiers par la seule éventualité de son retour au pouvoir.
Contrôle des capitaux
Il est utopique d’imaginer que l’Argentine puisse se passer des marchés financiers car, comme dans toute économie instable, les ménages ont tendance à surconsommer plutôt qu’à épargner, contribuant à la rareté des financements domestiques (si l’on renonce à la création monétaire, fortement inflationniste). « Mais il est possible de les réguler davantage », assure Dario Rodriguez. Comment ? En contrôlant les capitaux pour privilégier les investissements directs étrangers (IDE) ayant un impact positif pour l’économie réelle – dans le secteur de l’électronique, par exemple – au détriment des investissements spéculatifs et volatils.
« On pourrait par exemple imaginer l’instauration d’une taxe à l’achat ou la vente d’une obligation, pour limiter les transactions et valoriser les financements de long terme », suggère Julien Marcilly. Une illusion pour Carlos Winograd : « L’économie argentine continuera d’attirer les capitaux de court terme tant qu’elle n’aura pas résolu ses fragilités structurelles. C’est bien connu : les marchés sont disposés à faire des financements dans des meilleures conditions à ceux qui en ont le moins besoin. »
Dans tous les cas, c’est une position à laquelle Mauricio Macri pourrait, pour l’heure, difficilement souscrire. Les entreprises les plus solides sont aujourd’hui prises à la gorge par un taux d’intérêt qui est le plus haut du monde, frôlant les 70 %. « Plus grande est la récompense financière, plus faible est la valorisation du travail sous toutes ses formes », résument deux chercheurs ayant travaillé sur l’exploitation financière des secteurs populaires argentins.
« Le gouvernement réduit également les dotations accordées au financement de la recherche, anesthésiant les possibilités de montée en gamme technologique qui semblent pourtant une des pistes les plus prometteuses de redressement », explique Dario Rodriguez. En outre, « la structure des exportations traduit le déficit de compétitivité de nombreux secteurs de l’économie », souligne David Chetboun. L’économie argentine étant fortement dépendante de ses exportations agricoles – dont les prix sont fixés sur les marchés internationaux –, les dévaluations successives renchérissent le coût de ses importations de biens et services sans lui permettre de bénéficier d’un avantage compétitif à l’export pour compenser.
La mémoire d’une société égalitaire
Résultat : le taux de chômage a grimpé de 2 points de pourcentage depuis l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri, pour atteindre 9 %. A la fin 2018, 23,4 % des ménages vivaient sous le seuil de pauvreté, contre 21,5 % il y a deux ans) et la persistance des emplois informels (qui concerne presque le tiers de la main-d’œuvre) entraîne une polarisation importante du marché du travail. « Sur le plan éducatif, on assiste à une importante dégradation depuis plus de quarante ans. Les dépenses ont fortement augmenté ces vingt dernières années, de 1,5-2 % à 5-6 % du PIB, mais les comparaisons internationales ne montrent pas d’améliorations significatives de la performance du pays », ajoute Carlos Winograd.
« Macri a été élu en 2015, en faisant la promesse de réduire l’inflation et d’éradiquer la pauvreté et la corruption. Il a fait exactement l’inverse depuis qu’il est au pouvoir, en choisissant de gouverner pour une minorité puissante », note la confédération syndicale internationale dans son message de soutien à la dernière grève de protestation contre les mesures d’austérité du FMI. Sans surprise, les principaux bénéficiaires de la politique de Mauricio Macri sont les acteurs du secteur financier et ceux qui gravitent autour.
« Le président semble oublier que la fonction principale de l’Etat consiste à créer une arène institutionnelle qui permette la stabilité interne sans compromettre le bien-être de la population », souligne Dario Rodriguez. A l’inverse de Cristina Kirchner, qui avait encouragé le dialogue avec les syndicats et engagé des négociations collectives sur les salaires, le président en exercice néglige la sphère syndicale.
Avec une classe moyenne qui a fondu de 60 % à 40 % de la population depuis les années 1970, la fracture sociale est aujourd’hui consommée. « Et les Argentins qui, contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, ont la mémoire d’une société mobile et plus égalitaire, ont une attente sociale forte et une demande persistante de redistribution qui est aujourd’hui économiquement difficile à satisfaire », conclut Carlos Winograd. Aujourd’hui, le revenu par tête argentin (14 000 dollars en 2017) se rapproche certes de celui du reste du continent, mais il s’éloigne du niveau des économies développées.
Note
1. 50 milliards initialement accordés mi-2018, auxquels se sont ajoutés 7 milliards dans la seconde version du plan d’aide validée en octobre.
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