On y apprend ainsi que le Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) a confié à un groupe conseil de huit spécialistes la tâche de fournir des avis « ad hoc et confidentiels » dans le cadre d’une réflexion sur les enjeux prioritaires de l’éducation au Québec. Ces spécialistes qui adhèrent à une même école de pensée sur le plan éducatif, comme le souligne l’un d’eux dans l’article précité, ont produit six avis sur divers sujets. C’est celui de juin 2021 intitulé
Avis sur les pratiques et les résultats probants en éducation qui retient ici mon attention.
Cet avis comporte une série de recommandations qui constituent les éléments essentiels du PL23, à savoir : 1) l’énoncé d’une politique formelle sur l’utilisation des données dites probantes en éducation et la création d’une structure indépendante vouée à l’identification de celles-ci et des meilleures pratiques pédagogiques ; 2) le financement de recherches effectuées au MEQ dans la perspective des données probantes ; 3) l’intégration aux programmes de formation des enseignants et enseignantes des pratiques et des résultats probants ; 4) la modification de la forme et de l’orientation du comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE) ; 5) la mise sur pied d’un système de collecte de données dont les micro-données sur les élèves afin, le cas échéant, de repérer les interventions nécessaires à leur réussite scolaire ; etc. Ces recommandations auraient, selon l’attachée de presse du ministre citée par la journaliste du Devoir, constitué une source d’inspiration dans la rédaction du PL23 qui fait de la gouvernance du système d’éducation du Québec un système centralisé de surveillance, de contrôle et de normalisation des activités éducatives.
La tutelle permanente des centres de services éducatifs
La concentration des pouvoirs entre les mains du ministre est manifeste puisque, selon la loi, il pourrait dorénavant non seulement nommer les directeurs des centres de service mais aussi les congédier s’ils prennent des décisions qui, à son avis, vont à l’encontre d’une politique ministérielle. Par ailleurs, chaque centre devra conclure avec le ministre une entente de gestion et d’imputabilité comportant : des indicateurs nationaux, les orientations et les objectifs d’un plan favorisant la réussite scolaire des élèves (entendue comme la réussite aux tests et examens) de même que les objectifs portant sur l’administration, l’organisation et le fonctionnement du centre de services scolaire.
Le PL 23 ne précise pas comment ni sur quelles bases une telle entente sera élaborée et le discours du ministre a été vague sur le sujet lors de l’étude à l’assemblée nationale des articles de la loi. Il a simplement signalé qu’il pourrait consulter diverses instances et des spécialistes, nommément Normand Baillargeon et Égide Royer, qu’il semble considérer comme des sommités en éducation. On peut cependant supposer qu’il suivra sans doute l’une des recommandations du groupe des huit spécialistes qui suggère de s’inspirer de ce qui se fait dans les centres de services suivants : Marguerite Bourgeois, des Laurentides et de La Rivière du Nord. Ces centres de services seraient, selon ces spécialistes, les plus avancés dans l’implantation de pratiques d’enseignement basées sur des résultats probants. C’est ce que, dans la novlangue managériale, on appelle le « benchmarking », c’est-à-dire un processus sans fin de comparaison et d’émulation semblable à celui qui conduit à l’établissement des normes ISO dans les entreprises.
Mais qu’advient-il si le ministre est d’avis qu’une décision prise par la direction de l’un de ces centres de services n’est pas conforme aux objectifs et orientations de l’entente conclue ? L’article 40 du projet de loi fournit une réponse claire à cette question. À défaut de fournir des motifs qui satisfont le ministre, ce dernier peut annuler cette décision et en prendre une qu’il estime être celle qui aurait dû être prise en premier lieu. Bref, bien que l’on ne sache pas comment le ministre va surveiller l’activité des 61 centres de service du Québec, la loi lui permettrait d’émettre des avis de non-conformité et de ramener les fauteurs dans le droit chemin.
Le ministre dans la salle de classe
Les centres de services ne seront pas les seuls à faire l’objet d’une telle surveillance. En effet, le ministre souhaite se donner les moyens de suivre à la trace l’évolution académique de tous les élèves et de procéder à l’évaluation de leurs besoins en lien avec leur réussite scolaire. À cette fin, comme le précise l’article 37 du PL23, le ministre « peut déterminer les outils, les cibles et les indicateurs permettant de détecter les facteurs de risque pour la réussite scolaire des élèves et, lorsqu’il le juge utile, procéder à l’analyse de la situation de certains élèves ou de groupes d’élèves ». Le cas échéant, s’il y a péril en la demeure, le ministre peut conseiller le ou les services scolaires sur la manière d’y remédier.
Pour être ainsi présent dans la classe, le ministre fera sienne une autre recommandation du groupe des huit, soit la mise sur pied s’un système de collecte de données dont les micro-données relatives au parcours scolaire des élèves. En commission parlementaire, le ministre a d’ailleurs déclaré que les centres de services seront dans l’obligation de lui fournir ces informations. C’est donc dire que le ministre aurait accès au dossier de chacun des élèves du Québec, ce qui, il va sans dire, pose problème tant sur le plan éthique que sur celui de leur confidentialité, ce que le ministre a cependant mis en doute dans cette même commission parlementaire. Mais d’où tiendrait-il sa compétence de conseiller pédagogique ?
Il ne l’a pas acquise personnellement, mais il n’a pas lésiné sur les moyens pour doter le Ministère de l’Éducation des outils servant à cette fonction. C’est ainsi que le PL23 prévoit la création d’un institut national d’excellence en éducation (INEE) dont la mission a été conçue à cette fin. Cet institut devra, entre autres, produire des données probantes et repérer les meilleures pratiques pédagogiques et de gestion en relation avec la réussite scolaire des élèves, développer et diffuser des activités de formation pratique axées sur les méthodes pédagogiques qui se seraient révélées efficaces selon la recherche dite scientifique, formuler des avis sur les programmes de formation à l’enseignement et procéder à la reconnaissance du contenu de certaines activités de la formation continue des enseignants et des enseignantes.
Mais concrètement qu’est-ce que cela signifie ? Par exemple, si un groupe particulier d’élèves ne performe pas au niveau attendu sur le plan de la réussite scolaire, il peut être suggéré à l’enseignant ou l’enseignante d’adopter des méthodes pédagogiques appropriées afin de redresser la situation, c’est-à-dire des méthodes « scientifiquement éprouvées ». Il est évident que cela constituera une pression telle sur les enseignants et enseignantes qu’ils et elles pourraient en venir à concevoir leur enseignement en vue de la seule réussite aux examens, ce qui, on l’imagine, serait catastrophique sur le plan éducatif.
Mais ce qui est aussi troublant dans tous ces pouvoirs que le ministre s’accorde est que cela constitue une atteinte directe au statut professionnel des enseignants et enseignantes qui, au quotidien, exercent une forme de jugement adapté aux conditions locales. Dans le projet du ministre, ils deviennent plutôt des exécutants et exécutantes d’un modèle pédagogique conçu par des bureaucrates qui, dans le calme de leurs bureaux à Québec, dépouilleraient des résultats de recherche, de surcroit majoritairement produits aux États-Unis, en prétendant fournir des solutions générales et décontextualisées aux problèmes d’apprentissage des élèves de tous âges et provenant de différents milieux.
Épilogue
Des élèves fichés et normalisés, des enseignants et enseignantes dont le statut professionnel est mis à mal, voilà de bonnes raisons de s’opposer à l’adoption du PL23 qui propose une réorientation majeure de notre système d’éducation sans avoir fait l’objet d’une large et démocratique consultation.
Jacques Désautels
Professeur Émérite
Université Laval
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