Encore une fois, le fameux réquisitoire contre l’« américanisation » de la société québécoise a été dressé. Chez les chantres du nationalisme identitaire, pourtant férus d’actualité française, les événements en sol américain ne devraient pas nous concerner, même si le Québec est confronté, quoique de manière plus atténuée, aux mêmes problématiques en matière de racisme, ce qui n’amenuise pas le moins du monde la gravité de la situation. Depuis l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l’entreprise de diabolisation de la Chine bat son plein. Au-delà de la guerre commerciale entre les deux pays, l’irruption du coronavirus désigné subséquemment comme le « virus chinois » a vite donné lieu à l’idée d’un « nouveau péril jaune » qui menacerait l’Occident. Cette rhétorique fielleuse qui témoigne d’une animosité grandissante envers les communautés en provenance de l’Extrême-Orient a pu se propager rapidement au Québec sous la plume de certains chroniqueurs, sur les réseaux sociaux et notamment dans les cercles complotistes. D’après ce constat, il n’est pas étonnant que les actes haineux à caractère anti-asiatique, qui vont du harcèlement en ligne jusqu’aux agressions physiques, aient quintuplé à Montréal depuis l’année dernière. De ce point de vue, la société québécoise ne s’« américanise » pas : le racisme anti-asiatique déborde tout simplement les frontières américaines.
Suivant cette optique, il est important de souligner que la stratégie argumentaire qui est ici mise en œuvre est la même qu’adoptent les négationnistes du racisme systémique, qui tâchent toujours d’utiliser l’expression entre guillemets pour mieux démentir la réalité à laquelle elle renvoie en l’attribuant à la diffusion d’une simple « théorie » importée des États-Unis dont la prégnance serait un symptôme de plus de l’« américanisation » du Québec. En d’autres termes, le refus catégorique d’identifier une composante institutionnelle au racisme, qu’il soit anti-asiatique ou autre, en faisant fi des statistiques alarmantes qui corroborent à chaque mois son existence serait par le fait même un acte patriotique de résistance face à l’hégémonie culturelle américaine, quitte à passer sous silence les méfaits qui en découlent.
Comme nous l’avons vu en fin de semaine, à force d’accusations de mauvaise foi toujours mieux dirigées contre les victimes de discrimination à base ethnique, la banalisation du racisme « ordinaire » finit par vider le vocable de son sens, au point où les termes du rapport majorité / minorités seraient inversés : la société d’accueil, en fléchissant sous le joug implacable du multiculturalisme, subirait un assaut constant de revendications tout aussi exotiques que farfelues par les membres de minorités racisés qui, en se rebellant obstinément contre leur propre intégration, mettraient en péril l’existence même de la société québécoise. À ce titre, seuls les Québécois dits « de souche » auraient droit au statut de « victimes ». Dans bien des cas malheureusement, la victimisation emboîte le pas à l’intolérance.
En guise d’exemple, aux yeux de ces mêmes commentateurs, il est tout à fait odieux de manifester dans la langue de son choix comme certains l’ont fait dimanche dernier. Le fait de brandir des pancartes rédigées en anglais ou en mandarin parmi un arsenal de pancartes rédigées en français au cours d’une marche pacifique contre le racisme anti-asiatique constituerait un affront à la société québécoise encore plus alarmant que le racisme anti-asiatique lui-même. À quand une loi qui bannira les vêtements arborant des inscriptions autres qu’en français ?
On nous dit que certains membres des minorités racisées voient du racisme partout. Si on prenait le problème à l’envers : est-ce que certains commentateurs sont engagés expressément pour voir du racisme nulle part ? Est-ce que le déni au Québec est encore plus systémique que le racisme lui-même ? Le surgissement d’un « nouveau péril jaune » n’est que l’image inversée de la montée du péril identitaire que représentent le repli sur soi et l’obsession de l’homogénéité ethnique.
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