7 janvier 2021 | Le blogue de Pierre Khalfa | mediapart.fr
Une vidéo, Hold up, tissu d’absurdités paranoïaques, visionnée des millions de fois en quelques jours sur internet, fake news se répandant sur la crise sanitaire, des millions de gens aux États-Unis croyant que le monde est gouverné secrètement par une secte de pédophiles maléfiques… le complotisme semble être partout. Certes, le complotisme n’est pas nouveau et depuis la haute antiquité, les rumeurs, présentées comme des vérités incontestables font florès. Plus près de nous, rappelons-nous le rôle qu’a joué au début du XXe siècle dans le développement de l’antisémitisme un faux rédigé par la police secrète tsariste Le protocole des sages de Sion, et en 1969 « la rumeur d’Orléans », analysée par Edgar Morin, prétendait que des jeunes filles disparaissaient dans des magasins de vêtements tenus par des juifs. Bref, les théories du complot sont de tout temps, mais elles semblent connaitre aujourd’hui une ampleur et un développement inédits.
Le complotiste veut révéler une vérité que les « élites » politiques, médiatiques ou scientifiques cachent, celle d’un pouvoir d’un groupe, ou d’un individu, qui manipule le peuple et le dirige dans l’ombre. Quels que soient les acteurs, le scénario sera toujours le même. Une petite minorité, souvent désignée comme étant d’origine étrangère, se camouflant avec l’aide des « élites », manipule l’énorme majorité des gens dans l’objectif de contrôler la société. Plusieurs éléments expliquent l’impact que peut avoir ce type de discours. D’une part, la posture qui consiste à dévoiler les apparences n’est pas propre aux complotistes. Il s’agit même du rôle que se donnent traditionnellement les intellectuels, économistes, sociologues, philosophes ou les journalistes. On ne peut donc reprocher aux complotistes de vouloir faire de même. D’autre part, les complots existent bel et bien, l’histoire en regorge, et il y a bien des vérités cachées. En pleine crise sanitaire, il est donc de bon sens de s’interroger sur les laboratoires pharmaceutiques quand on a vécu l’affaire du Mediator et la connivence pour l’étouffer entre les autorités de santé, le laboratoire Servier et une grande partie des experts.
Contrairement à ce que dit Eva Illouz dans une tribune du Monde[1], la question n’est pas de croire ou pas à la science, mais de croire ou pas les scientifiques, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Or, comme l’écrit Alessendro Leiduan, leur savoir est « non argumentable », au sens où pour le valider on non, il faut faire partie de la petite cohorte d’experts du champ considéré, et « la société hyper-scientifique d’aujourd’hui a remis à l’honneur un mode de consécration du savoir qui avait cours dans les sociétés où régnait l’obscurantisme : l’allégeance à l’autorité du spécialiste (autrefois les docteurs de l’Église, aujourd’hui, les scientifiques) [2] ». Or, outre que cette autorité est bien ébranlée par les liens entre de nombreux scientifiques de premier plan et les puissances financières, la crise sanitaire a montré que des points de vue différents pouvaient exister au sein même du monde scientifique sur la façon de la combattre et il est assez sain de se demander si ces divergences ne sont pas aussi, au moins en partie, le produit de ces liens.
Si globalement les climato-sceptiques ont perdu la bataille dans les opinions publiques, c’est certes parce que le GIEC a réussi à construire un consensus de tous les experts sur le réchauffement climatique - quand tous les experts sur un sujet disent la même chose, on peut raisonnablement penser qu’ils ont raison - mais aussi, et surtout, parce que les effets concrets du réchauffement climatique se font de plus en plus durement sentir. Mais même un consensus peut se révéler erroné. Ainsi, il y avait un consensus des scientifiques sur l’existence biologique des races jusqu’à la première moitié du 20ème siècle et à la fin du 19ème siècle, tous les physiciens pensaient que l’explication du fonctionnement de l’univers était achevée. Certes il y avait deux petites expériences que l’on n’arrivait pas vraiment à expliquer, mais c’était marginal. Et puis Einstein vint…
Croire en la parole de la science est donc d’autant plus difficile que le régime démocratique n’est pas le régime de la vérité, l’epistémè, mais celui de l’opinion, la doxa. La parole du scientifique, même justifiée, laisse donc toujours un arrière-gout de frustration. L’espace public démocratique devrait être celui où règne la conflictualité des débats et le rôle de la politique devrait être de permettre de les trancher. Or nous assistons aujourd’hui à deux transformations majeures. L’espace public s’est construit historiquement comme un espace où la plupart des individus étaient des spectateurs et où s’affrontaient des personnes reconnues comme qualifiées (experts, responsables politiques ou syndicaux, journalistes). L’arrivée d’internet a totalement changé la donne pour le meilleur (démocratisation des possibilités de production, de diffusion de l’information et du commentaire), et pour le pire comme on peut le voir. De plus, et c’est probablement l’aspect essentiel, la parole des « qualifié.es » est elle aussi particulièrement dévaluée. Frédéric Lordon a raison de noter que « l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements. […] Vient forcément le moment où l’autorité de la parole institutionnelle s’effondre parce que l’écart entre ce qu’elle dit et ce que les gens expérimentent n’est plus soutenable d’aucune manière »[3].
La montée du complotisme est à mettre en regard avec le fait que gouvernements, grands médias et de nombreux intellectuels, comme les économistes mainstream, n’ont fait depuis des décennies que défendre le « there is no alternative » cher à Margaret Thatcher. Pire, la tentation existe de marquer au fer rouge du complotisme les critiques un tant soit peu radicales du modèle néolibéral. La tension entre la décision démocratique, par définition contingente, et la parole de l’expert qui se veut définitive atteint son acmé quand cette dernière prétend, non pas éclairer le débat démocratique, mais au contraire en fermer les issues pour ne laisser ouverte qu’une possibilité. Face au complotisme, le recours à l’autorité scientifique risque de n’être qu’un piètre recours et le décryptage par les médias et autres sites gouvernementaux ne peut convaincre que les convaincus ou au mieux empêcher certains d’être ébranlés par des affirmations fantaisistes.
Quand la parole publique se met au service exclusif des dominants, quand elle ne sert qu’à justifier l’ordre néolibéral, il est assez naturel qu’apparaisse une défiance généralisée. Que celle-ci prenne la forme du complotisme est le signe inquiétant d’une crise de la politique. La politique, que Cornélius Castoriadis définissait comme « l’activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle[4] », est aujourd’hui frappée d’aphasie. En ce sens le complotisme apparaît comme la maladie sénile de la politique. Pour faire dépérir le complotisme, il faut redonner à la politique son rôle fondamental, celui de « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société »[5]. Combat de long terme donc, alors même qu’une minorité infime de la population exerce la quasi-totalité des pouvoirs dans la société.
Ce point de vue a été publié par Le fil des communs
Notes
[2] https://www.univ-tln.fr/spip.php?page=imprimer&id_article=3131.
[3] https://blog.mondediplo.net/paniques-anticomplotistes.
[4] Cornélius Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », dans « Le monde morcelé », Seuil.
[5] Ibid.
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