Ovide Bastien, auteur de Racines de la crise : Nicaragua 2018 (2018) et co-fondateur du programme Études Nord-Sud du Collège Dawson ; auteur aussi de Chili : le coup divin (1974)
« Et qu’avons-nous présentement après une révolution qui a fait 40 000 morts et une contre-révolution qui en a fait autant ? Exactement la même chose. Daniel Ortega utilise de la fraude massive pour gagner les élections. Il est propriétaire de nombreuses grandes entreprises au Nicaragua et de la plupart des stations de télévision et de radio. Il contrôle l’Armée, la Police, la Cour suprême et le Conseil électoral suprême. Il utilise la force pour écraser toute opposition. Si un ami de Daniel Ortega décide qu’il veut ta maison, il y a peu de choses que tu peux faire pour empêcher ça. Ce n’est pas la règle de droit dans le Nicaragua actuel. »
Ainsi s’exprimait le chauffeur de taxi qui me conduisait, le 31 janvier 2017, de mon hôtel à Managua au restaurant Bufé Laprado.
Comme il avait raison !
Avant de m’endormir hier soir, 14 février, je relisais tranquillement la lettre ouverte que je venais d’écrite à Daniel Ortega à la suite de sa libération, le 9 février 2023, de 222 prisonniers politiques, et que Presse-toi à gauche publiait le jour même.
Une lettre que n’appréciait guère ma conjointe qui ne veut absolument pas que je retourne au Nicaragua (elle craint pour ma vie), pays où j’ai séjourné annuellement depuis 1995 jusqu’à 2018, la plupart du temps avec des étudiants et étudiantes du Collège Dawson, et où j’ai tissé des liens profonds et inoubliables avec de nombreux paysans et paysannes, maires, professeurs, journalistes, médecins, etc.
Mais une lettre qui représentait pour moi un cri du cœur, et pour laquelle je ressentais une profonde satisfaction.
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Lorsque je vivais à Santiago le coup d’État chilien du 11 septembre 1973, c’était un cri de cœur qui me poussait à écrire mon journal – qui deviendrait éventuellement le livre Chili : le coup divin - dans lequel je dénonçais la complicité de la hiérarchie de l’Église catholique chilienne avec un régime qui, afin de restaurer la véritable ‘chilenidad’ et la civilisation judéo-chrétienne, semait la terreur en écrasant la liberté de presse, torturant, faisant disparaître des gens, et enfermant de milliers de membres de l’Unité populaire dans des camps de concentration. Et c’est encore un cri de cœur qui me pousse, en 2023, à prendre ma plume pour dénoncer Daniel Ortega, ce leader que je percevais hier comme un grand et admirable révolutionnaire, et qui s’est transformé en tortionnaire et dictateur de la pire espèce.
La junte militaire chilienne affirmait vouloir éliminer le ‘cancer’ qui rongeait le pays. C’est-à-dire, l’idéologie étrangère socialiste qui avait amené de centaines de milliers de Chiliens et Chiliennes à perdre leur âme, leur véritable identité nationale judéo-chrétienne, devenant ainsi des ‘non-personnes’ qu’on pouvait rassembler comme du bétail, détenir, torturer, et faire disparaître.
Lorsque Augusto Pinochet, en 1974, libérait Orlando Letelier, brillant ex-ambassadeur de Salvador Allende à Washington qui, après le coup d’État avait été torturé et emprisonné plus d’un an dans des camps de concentration, il l’avertissait de se tenir tranquille.
« Abstiens-toi de toute activité à caractère politique, car mon service secret, la DINA, a le nez long ! », lui dit-il.
Lorsque Letelier ignorait cet ordre - il donnait des conférences sur la situation au Chili, participait à des rassemblements de solidarité, et se rendait en Europe pour entamer des discussions sur un éventuel nouveau gouvernement chilien -, Pinochet passait à l’action. Il adoptait un décret dépouillant Letelier de sa nationalité et, à peine quelques semaines plus tard, soit le 21 septembre 1976, il l’assassinait en plein cœur de Washington : une bombe télécommandée faisait exploser son siège d’auto alors qu’il se rendait au travail au volant de sa Chevrolet.
Daniel Ortega veut, lui aussi, éliminer du Nicaragua tous ceux et celles qu’il perçoit comme des « traîtres de la nation », des « mercenaires à la solde des Etats-Unis ». Il les réprime brutalement, détient leurs principaux leaders, utilisant souvent la même prison - El Chipote - et les mêmes méthodes tortionnaires qu’utilisait le dictateur Somoza.
Et comme Pinochet le faisait il y a cinquante ans, Ortega, pour justifier son comportement carrément dictatorial, ose faire appel aux valeurs chrétiennes.
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La profonde satisfaction à certains égards thérapeutique que je ressentais hier soir en relisant mon article aurait pu m’aider à passer une bonne nuit. Mais ce ne fut pas du tout le cas, car, avant de fermer les yeux, j’ai eu le malheur de consulter le journal espagnol El País...
Non satisfaisait d’avoir dépouillé de leur nationalité les 222 prisonniers politiques qu’il libérait et expatriait le 9 février, et de les présenter comme de simples mercenaires à la solde des Etats-Unis, Ortega vient de dépouiller de leur nationalité un autre 94 Nicaraguayens et Nicaraguayennes, note le journaliste d’El País Carlos S. Maldonado ! En plus, il annonce qu’il va saisir tous leurs avoirs au Nicaragua !1
Parmi les personnes visées par ce soi-disant révolutionnaire, on retrouve :
• Mon ami, Carlos Chamorro, avec lequel je suivais des cours de sciences économique à l’Université McGill à la fin des années 70s et qui est présentement un des journalistes les plus renommés du Nicaragua. (Durant les années de la révolution sandiniste – 1979 à 1990 – Carlos dirigeait le journal Barricada qui agissait comme porte-parole de cette révolution. À la suite du soulèvement populaire d’avril 2018, la répression d’Ortega fut telle que Carlos a dû se réfugier à deux reprises au Costa Rica parce qu’il craignait pour sa vie. C’est là qu’il se trouve présentement. Il a souvent donné des conférences à nos étudiants du Collège Dawson lors de leur stage au Nicaragua) ;
• Les auteurs renommés Sergio Ramirez et Gioconda Belli, qui se trouvent présentement réfugiés en Espagne (Sergio fut vice-président du Nicaragua de 1984 à 1990, alors que Daniel Ortega agissait comme président) ;
• La grande féministe Sofía Montenegro - elle a maintes fois dénoncé l’impunité dont jouit Ortega dans l’Affaire Zoilamérica - qui donnait souvent des conférences aux étudiants du Collège Dawson lors de leur stage. (Rosario Murillo, au lieu de se solidariser avec sa fille Zoilamérica, qui allègue avoir été sexuellement abusée comme adolescente par Ortega durant les années 80s, se solidarise avec ce dernier. Ma fille ment, dit-t-elle. Et Sofia n’est qu’une agente de la CIA qui cherche à salir un grand révolutionnaire) ;
• L’évêque Silvio Baez, dont le courage pour dénoncer publiquement la répression brutale du gouvernement Ortega est tel qu’on le compare souvent à l’archevêque Óscar Romero, qui, parce qu’il dénonçait la brutale répression de son peuple salvadorien dans ses homélies dominicales radiodiffusées, fut assassiné par un commando gouvernemental le 24 mars 1980. (Le pape François demandait à Mgr Baez de quitter le Nicaragua quelques mois après le soulèvement populaire d’avril 2018, sans doute parce qu’il craignait pour la vie de ce dernier) ;
• Vilma Núñez, présidente du Centre nicaraguayen des droits humains, qui, lorsqu’elle luttait contre la dictature de Somoza en 1979, fut emprisonnée et torturée. (En 1998, elle quittait le FSLN et prenait la défense, comme avocate, de Zoilamérica qui alléguait avoir été sexuellement abusée par Ortega lorsqu’elle était adolescente) ;
• Arturo McFields, qui agissait comme l’ambassadeur d’Ortega dans l’Organisation des États américains (OEA) jusqu’en mars 2022. (Il perdait ce poste à la suite de sa déclaration publique, soudaine et fort embarrassante pour son chef, que dans le Nicaragua « il n’y a pas de liberté de presse ni de séparation de pouvoirs, et qu’on détient des prisonniers politiques, confisquent des universités et éliminent les ONGs »).
Le président chilien Gabriel Boric critique Ortega. Ainsi que le frère de ce dernier, Humberto (Note ajoutée le 20 février 2023)
Le courage du jeune président chilien Gabriel Boric m’impressionne. Hier, se référant à un poème de Gioconda Belli, il écrivait sur Twitter :
« Le dictateur ne sait pas que la patrie se porte dans le cœur et dans les actes, et qu’on ne peut la dépouiller par un simple décret.
« Une accolade fraternelle à Gioconda Belli, Sergio Ramirez, Sofía Montenegro, Carlos Fernando Chamorro, et à tous ceux et celles qu’Ortega a tenté de déchoir de leur nationalité nicaraguayenne.
« Ils ne sont pas seuls. »2
M’impressionne aussi le fait que même le frère de Daniel Ortega, Humberto, le dénonce.
Humberto Ortega a été chef de l’armée durant la révolution sandiniste des années 80s, et aussi sous le gouvernement de Violeta Chamorro au début des années 90s. À la suite du soulèvement populaire d’avril 2018, il affirmait que la répression des manifestants était répréhensible, que les forces para-policières gouvernementales semaient la terreur et étaient hors la loi, que le rôle des évêques dans le Dialogue national était important, et que des élections anticipées étaient souhaitables.3
En février 2022, Humberto Ortega dénonçait la détention de Hugo Torres, lequel avait risqué sa vie en 1974 afin de sauver celle de Daniel Ortega, alors détenu par Somoza. Il laissait entendre que la mort de Torres résultait de sa détention, qu’il qualifiait de « cruelle », et exhortait son frère à libérer tous les prisonniers politiques.4
Lorsque Daniel Ortega, devant le refus de l’évêque de Matagalpa Rolando Àlvarez de prendre l’avion pour Washington le 9 février 2023, transformait sa détention domiciliaire à prison à haute sécurité, augmentant sa peine à 26 ans, le dépouillant de sa nationalité, et l’excluant à vie de toute fonction publique et toute élection populaire, Humberto exprimait encore publiquement son désaccord avec son frère.
« C’est une grande erreur. L’évêque Álvarez est très important ici au Nicaragua, j’ai suivi de près son discours et, en général, je le considère conforme aux libertés que l’on doit avoir et tolérer dans un gouvernement démocratique. »5
Notes
1. Ortega despoja de la nacionalidad a otros 94 nicaragüenses, entre ellos los escritores Sergio Ramírez y Gioconda Belli, El País, le 15 février 2023. Consulté le jour même.
2.Antonia Laborde, Boric carga contra Ortega : “No sabe el dictador que la patria se lleva en el corazón”, El País, le 19 février 2023. Consulté le même jour.
3. « El mundo ya sabe lo que pasa en Nicaragua » (Le monde sait maintenant ce qui se passe au Nicaragua). Envío, numéro d’août 2018. Consulté le 15 septembre 2018.
4.Humberto Ortega : Hugo Torres murió por el “cruel encierro” y pide la libertad de los reos politicos, Confidencial, le 18 février 2022. Consulté le 20 février 2023
5. Humberto Ortega llama a su hermano Daniel a “corregir” la situación del obispo Álvarez, Confidencial, le 19 février 2023. Consulté le même jour.
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