Édition du 17 décembre 2024

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Charte des valeurs québécoises

Débat Djemila Benhabib - Amir Khadir

Le Charte des valeurs québécoises : le heurt de logiques contradictoires

Lundi le 21 octobre, s’est tenu à Québec un débat sur la Charte des valeurs québécoises. Il mettait aux prises Djemila Benhabib du Parti québécois et Amir Khadir de Québec solidaire. Ce débat s’inscrivait dans la série “Le Devoir de débattre » organisé par le journal Le Devoir. Il fallait réserver pour pouvoir participer à cette rencontre. Dès la veille, les réservations n’étaient plus possibles. Comme l’a lancé à la blague l’animateur du débat, Antoine Robitaille, il y avait du monde à la messe.

Le débat fut fort instructif car non seulement, il a permis de discuter les propositions mises en jeu par le ministre Bernard Drainville avec son projet de Charte, mais également les deux logiques inscrites dans les positions du Parti québécois et des partisanNEs de la laïcité identitaire d’une part et celle de Québec solidaire et des partisanNEs d’une laïcité inclusive d’autre part.

Djemila Benhabib inscrit son combat laïc comme un axe central de la résistance à la montée de l’intégrisme musulman qu’elle a présenté comme un danger essentiel pour les démocraties occidentales et pour l’égalité des hommes et des femmes en particulier. L’ensemble des femmes portant le voile, quelque soit le discours qu’elles peuvent tenir sur leur motivation à le porter font le jeu de l’islamisme politique qui vise à occuper une place de plus en plus grande dans les sociétés occidentales. Cette islamisation devenait dans son discours le plus important facteur de régression sociale : recul de l’égalité des femmes, montée de l’obscurantisme religieux et de l’irrationnalité... Elle fonde son raisonnement sur l’importance du combat laïc comme combat anti-fondamentaliste sur un bilan positif de l’expérience française, particulièrement de la loi de 2004 qui interdit aux jeunes étudiantes de porter le foulard dans les écoles. L’abandon du foulard par les jeunes musulmanes à l’école aurait été un exemple d’intégration permise par la laïcité. Elle mobilisait, en appui de ses thèses un contre-exemple, celui de la Grande-Bretagne qui, en permettant le développement du multiculturalisme, aurait favorisé le renforcement du communautarisme musulman qui conduit un nombre important des membres de cette communauté à se définir d’abord à partir de leur religion et non comme citoyenne ou citoyen britannique, et cela, y compris chez des jeunes nés en Grande-Bretagne.

Amir Khadir a d’abord souligné qu’il ne fallait pas négliger le combat contre la montée des intégrismes. Et il a expliqué cette montée de l’intégrisme par les offensives menées par les puissances occidentales contre des pays à majorité musulmane (Afghanistan, Iraq...) , sous le fallacieux prétexte de libérer les femmes des Talibans pour ce qui est de l’Afghanistan. Il a expliqué qu’il est nécessaire de distinguer la lutte contre l’intégrisme et la lutte pour la laïcité des États. Et il faut également prendre en compte que l’intégrisme prend également la forme de l’intégrisme chrétien comme on peut le voir aux États-Unis et au Canada. La laïcité est fondée sur la séparation de l’Église et de l’État et sur la neutralité de ce dernier face aux religions. Elle vise à permettre la liberté de conscience. Elle est ainsi un facteur d’harmonisation sociale et d’évitement de la discrimination sur une base religieuse. À défaut de faire la différence entre le combat contre le fondamentalisme et la lutte pour un État laïc, on dérive vers une laïcité identitaire, qui participe souvent au développement de l’ethnicisation et de la xénophobie.

Quand le ministre Bernard Drainville justifie l’interdiction du voile dans une garderie en affirmant qu’il faut protéger les enfants, il fait miroiter le spectre d’une menace hors de proportion par l’étranger. Le fait d’exposer des enfants à plusieurs référents culturels est un facteur qui va leur permettre de susciter des questionnements et de construire une distance critique par rapport aux figures d’autorité. Cela permettra de renforcer leur autonomie.

Présenter cette situation comme une menace, c’est affirmer que le système d’éducation, que les différents modèles d’autorité et le système de valeurs offerts par la société québécoise sont si fragiles que la seule présence d’une éducatrice voilée constituerait un danger de basculement de la société québécoise.

À propos de la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, Djamila Benhabib a affirmé qu’elle respecte la position du gouvernement Marois et de nombre de Québécoises et de Québécois. Mais elle a souligné qu’elle préférerait qu’il soit enlevé si on voulait être tout à fait conséquent. La Charte des valeurs québécoises lui apparaît comme une étape importante dans la lutte laïque qui sera, pour elle, encore un long combat. La question du crucifix devra tôt ou tard être réglée. En décrivant l’importance d’interdire le voile des jeunes filles dans le cadre de l’école de la république, en France, elle nous indiquait les prochaines étapes que ce combat laïc prendra pour elle. Et ce combat trouve sa motivation essentielle dans sa volonté de contrer l’islamisation du Québec qui constituerait un danger réel. Et elle pousse si loin sa cohérence à ce propos, qu’elle n’hésite pas à affirmer que c’est l’indépendance du Québec qui est menacé par l’intégrisme musulman.

Pour Amir Khadir, la Charte présentée par Québec solidaire constitue la volonté d’établir une entente sur une base minimale pour dépasser le débat actuel et ses possibles dérives ethnicistes. Mais, pour lui également, le combat laïc ne sera pas terminé pour autant. Il mentionne ainsi la nécessité d’en finir avec le financement public des écoles privées. Car, dans ces écoles privées qui sont le plus souvent religieuses, on ne procède pas à une socialisation basée sur les valeurs citoyennes partagées, mais sur des valeurs et des discours particularistes qui ne participent pas nécessairement au renforcement de la cohésion sociale. Le combat laïc pourrait également se concrétiser par l’annulation des privilèges accordés par le système d’imposition aux différents organismes religieux.

Si le combat laïc est pour lui important, la laïcité identitaire, qui stigmatise les minorités religieuses et ethniques, est un danger pour la lutte indépendantiste. Il faut revenir à une compréhension citoyenne de la nation québécoise. Il ne faut pas abandonner le combat pour convaincre les minorités ethniques du Québec de se joindre au combat indépendantiste. Et pour ce faire, il faut fournir les conditions de cette intégration au niveau de l’apprentissage de la langue française, au niveau de l’intégration au travail dans des conditions égalitaires, au niveau de la reconnaissance des acquis des personnes immigrantes. Tous ces combats solidaires pour cette intégration économique et politique vont être essentiels au ralliement à la lutte indépendantiste. Penser laisser de côté des secteurs substantiels de la société québécoise dans le combat pour l’indépendance du Québec est une dangereuse illusion. Provoquer une fracturation ethnique de la société québécoise va nuire à ce combat. Et les véritables opposants à l’indépendance du Québec, c’est la vaste majorité de la bourgeoisie québécoise qui s’est rangée à chaque moment important de l’histoire du Québec du côté des forces fédéralistes.

Bien d’autres questionnements ont été soulevés par le débat. Mais, il est essentiel de dépasser les raisonnements anecdotiques et d’essayer de comprendre les fondements des différents argumentaires qui, peu à peu, se construisent. Car, c’est dans la mesure, où on rendra explicite ces différents argumentaires, que des choix réfléchis pour l’avenir de la société québécoise pourront être faits.

La période de question a été courte. Trop courte. On a eu droit à des témoignages sur l’expérience des divers intégrismes et de la lutte laïque dans les pays de Maghreb. Une personne a rappelé l’abandon des vêtements et symboles religieux par les soeurs et les frères des écoles catholiques. Ce rappel visait à justifier l’appel fait dans le projet de Charte à l’interdiction des signes religieux. Les trois dernières interventions ont été faites par des femmes musulmanes. Elles ont expliqué pourquoi elles portaient le voile. Elles en ont souligné l’importance et le fait que c’était leur choix. Elles ont souligné voir dans l’interdiction une attaque contre leur liberté et contre leurs conditions d’existence. Ce fut là des interventions particulièrement intenses, qui ont rendu palpables les enjeux. Rien pour nécessairement convaincre, mais l’essentiel pour faire réfléchir.

Si, comme le demandait l’animateur au début de la soirée, ce débat sur la Charte a une dimension clairement électoraliste, il n’en reste pas moins qu’il soulève des questions essentielles, et que des réponses appropriées seront cruciales dans les années qui viennent pour que l’émancipation nationale du Québec se réalise.

Bernard Rioux

Militant socialiste depuis le début des années 70, il a été impliqué dans le processus d’unification de la gauche politique. Il a participé à la fondation du Parti de la démocratie socialiste et à celle de l’Union des Forces progressistes. Militant de Québec solidaire, il participe au collectif de Gauche socialiste où il a été longtemps responsable de son site, lagauche.com (maintenant la gauche.ca). Il est un membre fondateur de Presse-toi à gauche.

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