Mon but est de vous amener à lire le Livre l du Capital, à le lire tel que Marx voulait qu’il fût lu. [...] Vous devrez, pour comprendre son propos, faire tous les efforts pour vous arracher à votre discipline, à votre formation intellectuelle, et surtout à votre expérience personnelle
En faisant cet effort d’ouverture, vous pourrez apprécier l’incroyable richesse du Capital. [...] Marx s’appuie sur une immense quantité de sources, qu’il pourrait être instructif – et amusant – de repérer, puisqu’il néglige souvent de les citer directement. Depuis que j’enseigne Le Capital, je n’ai eu de cesse d’en découvrir. Au départ, par exemple, je n’avais pas lu grand-chose de Balzac. Mais plus tard, en lisant ses romans, je me suis souvent écrié : « Ah ! C’est donc de là que vient cette phrase de Marx ! » Or non seulement ce dernier semble avoir fait une lecture approfondie de Balzac, mais il avait l’ambition d’écrire une étude d’ensemble sur La Comédie humaine quand il aurait achevé Le Capital.
On comprend pourquoi en lisant conjointement ces deux œuvres. Le Capital est donc un texte qui présente une immense richesse et de multiples dimensions. Il s’inspire d’innombrables expériences, conceptualisées dans différentes littératures, à différents moments, dans différents lieux, dans différentes langues. [...] Marx voulait assurément que son œuvre fût lue comme totalité, et il se serait violemment opposé à l’idée que l’on puisse la comprendre par des extraits, fussent-ils bien choisis. [...] La lecture intégrale du Capital modifiera sans doute profondément votre conception de la pensée marxienne. [...] Dans leur diversité, les perspectives disciplinaires sont susceptibles de dévoiler les dimensions multiples de la pensée de Marx, précisément parce que ce texte repose sur une tradition critique incroyablement riche et diverse. [...]
La méthode critique
Elle s’appuie sur ce que d’autres ont vu ou dit, et elle retravaille ce matériau pour transformer de fond en comble et la pensée, et le monde qu’elle décrit. Selon Marx, on produit des connaissances nouvelles lorsqu’on s’empare de blocs conceptuels radicalement différents, et qu’on les frotte les uns contre les autres pour faire jaillir un feu révolutionnaire. C’est précisément ce qu’il fait dans Le Capital : il rassemble des traditions intellectuelles divergentes pour offrir au savoir un cadre résolument neuf et proprement révolutionnaire.
L’économie politique
Le Capital est donc le point de convergence de trois grands courants de pensée : l’économie politique classique, tout d’abord, qui se développe entre le XVIIe siècle et le milieu du XIXe, principalement mais pas exclusivement en Grande-Bretagne, et dont les principaux représentants sont William Petty, Locke, Hobbes et Hume, et surtout la grande triade formée par Smith, Malthus et Ricardo, sans oublier, parmi de nombreux autres, James Steuart. Il y a aussi une tradition française de l’économie politique (les physiocrates, comme Quesnay et Turgot, et plus tard, Sismondi et Say).
Enfin, une poignée d’Italiens et d’Américains (comme Carey) fournit à Marx un matériau critique additionnel. Il soumet tous ces penseurs à une critique approfondie dans les trois volumes qui portent aujourd’hui le titre de Théories sur la plus-value. [...] Dans sa lecture d’Adam Smith, il commence par admettre bon nombre des thèses défendues par cet auteur ; mais il recherche ensuite les failles et les contradictions de son argumentaire, lesquelles, une fois rectifiées, transformeront radicalement la thèse qu’il avait énoncée. Cette forme argumentative est omniprésente dans Le Capital, qui s’articule, comme son sous-titre l’indique, sur une « critique de l’économie politique ».
La tradition philosophique
Seconde base conceptuelle de la théorie marxienne : la tradition philosophique dont les Grecs sont aux yeux de Marx les initiateurs. Ce dernier, qui consacra sa thèse à Épicure, avait une intime connaissance de la philosophie grecque. Et vous verrez qu’il prend souvent appui sur Aristote dans ses démonstrations. Il connaissait aussi très bien l’influence de la pensée grecque sur la tradition de la philosophie critique – Spinoza, Leibniz et bien sûr Hegel, sans oublier Kant et de nombreux autres. Marx établit un lien entre la philosophie critique (qui s’est surtout développée en Allemagne) et l’économie politique franco-britannique. Cependant, on aurait tort d’envisager ces courants seulement en termes de traditions nationales : Hume, par exemple, était tout autant un philosophe – empiriste, certes – qu’un économiste politique ; Descartes et Rousseau ont aussi eu une influence significative sur la pensée marxienne. Mais si la philosophie critique allemande a eu une si forte importance pour Marx, c’est parce que c’est au sein de cette tradition qu’il a été formé. En outre, le climat critique qui régnait en Allemagne dans les années 1830 et 1840 (surtout grâce à ceux que l’on appellerait plus tard les « jeunes hégéliens ») eut un profond effet sur sa pensée.
Le socialisme utopique
Enfin, le troisième courant de pensée sur lequel Marx s’appuie n’est autre que le socialisme utopique. À son époque, cette mouvance se développait surtout en France, même si l’on considère généralement que c’est un Anglais, Thomas More, qui lui a donné sa forme moderne – car cette tradition remonte elle aussi aux Grecs – et même si un contemporain de Marx, Robert Owen, auteur de copieux tracts utopiques, avait la ferme intention de mettre ses idées en pratique. Mais dans les années 1830 et 1840 c’est en France que la pensée utopique connut sa plus prodigieuse floraison, largement inspirée par les écrits de Saint-Simon, de Fourier et de Babeuf. Étienne Cabet par exemple, fonda le groupe des Icariens, qui s’implanta aux États-Unis après 1848. Mais il y avait aussi Proudhon et les proudhoniens, Auguste Blanqui (qui inventa l’expression de « dictature du prolétariat ») et ceux qui, comme lui, s’inscrivaient dans la tradition jacobine (celle de Babeuf), le mouvement saint-simonien, des fouriéristes comme Victor Considérant, ou encore des féministes socialistes comme Flora Tristan.
C’est aussi en France que, dans les années 1840, de nombreux radicaux se donnèrent, pour la première fois, le nom de communistes (quoiqu’ils ne sussent pas très bien quel sens donner à ce mot). Non seulement Marx connaissait bien ce courant de pensée, mais il y était immergé, surtout pendant les années qu’il passa à Paris (dont il fut expulsé en 1844) – je dirais même qu’il lui doit bien plus qu’il n’incline à le reconnaître. Il prit cependant ses distances avec l’utopisme, l’estimant responsable des échecs de la révolution parisienne de 1848. Comme le montre le Manifeste du Parti communiste, ce qui le répugnait le plus chez les utopistes, c’était qu’ils imaginaient une société idéale sans savoir le moins du monde comment la réaliser. Marx entretient donc un rapport négatif à ce courant, surtout à la pensée de Fourier et de Proudhon.
Tels sont donc les trois principaux fils conceptuels que Marx va nouer dans Le Capital. Son but est de proposer un projet politique radical qui dépassera le socialisme utopique, superficiel à ses yeux, en direction d’un communisme scientifique. Mais pour ce faire, il ne peut se contenter d’opposer les utopistes aux économistes politiques. Il lui faut récréer et redéfinir la méthode des sciences sociales. Pour le dire vite, cette nouvelle méthode scientifique repose sur l’examen de l’économie politique classique (surtout britannique) à partir des outils développés par la philosophie critique (surtout allemande), dans le but d’éclairer l’élan utopique (surtout français) et de répondre aux questions suivantes : qu’est ce que le communisme ? Comment doivent penser les communistes ? Comment comprendre et critiquer le capitalisme scientifiquement, afin d’ouvrir la voie à une révolution communiste ? [...]
La dialectique
Marx cherche à comprendre le fonctionnement du capitalisme en effectuant une critique de l’économie politique. [...] La méthode de recherche part de tout ce qui existe – de la réalité telle qu’elle est vécue, de toutes les descriptions qu’en ont donné les économistes politiques, les philosophes, les romanciers, etc. Marx soumet cette matière à une critique rigoureuse dans le but de découvrir des concepts simples mais puissants, car susceptibles d’éclairer le fonctionnement de la réalité. [...]
Marx a formidablement éclairé le développement du capitalisme, et des concepts qui, au premier abord, paraissaient abstraits et a priori se révèlent ainsi riches de sens. [...] L’un des plus précieux enseignements à tirer d’une lecture attentive du Capital a trait à la méthode. [...] Cette méthode procède, bien sûr, de la dialectique, qui, comme Marx le souligne dans la préface déjà citée, « n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques ».
[...] Marx évoque ici son intention de réinventer la méthode dialectique pour prendre en compte le déploiement et les rapports dynamiques des éléments qui constituent le système capitaliste. [...] Le Capital nous révèle un Marx obsédé par le mouvement ou les processus – la circulation du capital, par exemple. Pour lire Marx tel qu’il voulait l’être, il est donc nécessaire de comprendre ce qu’il entend par « dialectique ».
Le problème réside dans le fait qu’il n’a jamais écrit de traité de dialectique, ni expliqué sa méthode [...]. Il y a donc un apparent paradoxe : pour comprendre la méthode dialectique de Marx, il faut lire Le Capital, qui est le lieu de sa mise en œuvre ; et pour comprendre Le Capital, il faut comprendre la méthode dialectique de Marx. En règle générale, Marx part de l’apparence de surface pour découvrir les concepts profonds.
Dans Le Capital au contraire, il commence par présenter les concepts fondamentaux et les conclusions qu’il a pu dégager grâce à sa méthode de recherche[...]. Marx entend retrouver la puissance intuitive de la méthode dialectique et l’utiliser pour montrer que tout est processus, que tout est mouvement. Il ne parle pas seulement du travail, mais du procès de travail. Le capital n’est pas une chose, mais un processus qui n’existe que par le mouvement. [...] Le capitalisme n’est rien s’il ne bouge pas. Marx l’avait bien compris, qui se propose d’évoquer le dynamisme du capital et sa capacité à se transformer. [...]
J’ai passé l’essentiel de ma carrière académique à étudier, à la lumière de la théorie marxienne, l’urbanisation sous le capitalisme, le développement géographique inégal et l’impérialisme. [...]
Ma lecture du Capital tente, d’une part, de souligner la pertinence et l’actualité de cet ouvrage, et d’autre part d’en proposer une interprétation adaptée à notre époque. Il revient à chaque lecteur de traduire Le Capital, de lui donner un sens qui informera sa propre vie. Il n’y a pas, il ne peut exister de lecture ultime et définitive, précisément parce que le monde est en perpétuel changement. »
Extraits de Pour lire Le Capital (La Ville brûle, 2012) publiés avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
La Revue du projet, n° 19, septembre 2012
*David Harvey est géographe, professeur à l’université de New York.