En psychanalyse, on parle de perversion lorsqu’une fonction biologique est déviée de son rôle utile à l’espèce pour servir d’autres fins plus aberrantes. La régression, c’est le passage d’un comportement bien développé du répertoire de l’espèce vers un comportement plus primaire, moins performant sur le plan de l’adaptation. Nous pouvons, hélas, faire appel à ces concepts pour décrire le comportement des membres du Conseil de la fédération, réunis la semaine dernière à St-John’s (Terre-Neuve-et-Labrador) pour définir la stratégie canadienne de l’énergie.
Perversion il y a, puisque le développement d’un réseau de transport par pipeline du pétrole sale des sables bitumineux est présenté comme un projet d’intérêt national visant à assurer la sécurité énergétique du pays. Or, nous le savons tous, ces infrastructures de transport pétrolier visent avant tout l’exportation et elles ne contribueront pas à diminuer le transport par train, au contraire. Elles favoriseront l’expansion de ce qui est déjà le plus grand désastre écologique au monde. L’ industrie des sables bitumineux contribue à la dégradation irréversible des milieux de vie des Canadiens d’un bout à l’autre du pays. Puisque l’eau et l’atmosphère ne connaissent pas de frontières, les rejets toxiques et les émissions de gaz à effet de serre (GES) générés par l’exploitation de ce pétrole non conventionnel portent atteinte directement, et de façon dramatique, à la stabilité du climat, à la santé humaine, aux rendements agricoles, à la foresterie, aux pêcheries et à l’économie de toute la planète. Dans le contexte de crise environnementale et climatique que nous connaissons, c’est une perversion de perpétuer les comportements qui conduisent à notre destruction. Ni les redevances, ni les impôts, ni les emplois du pétrole ne constituent une perspective économique viable et sécuritaire, alors que, à très court terme, les hydrocarbures sont directement liés à un risque d’effondrement de notre civilisation et de toute la biodiversité,.
Perversion il y a, lorsque les premiers ministres manipulent l’information pour tenter de faire croire à la population qu’ils agissent efficacement pour la protection du climat et le virage énergétique alors qu’il n’en est rien. Les experts sont on ne peut plus clair : si nous voulons avoir une chance d’échapper à un emballement irréversible du climat qui pourrait conduire à notre propre extinction en tant qu’espèce, au moins 80 % des réserves connues d’hydrocarbures doivent rester dans le sol. Les projets de pipelines qui visent à désenclaver la production pétrolière et gazière de l’Ouest sont incompatibles avec cet objectif.
L’ingénieure en environnement Julie Guicheteau établit un parallèle entre les émissions humaines de GES et celles des micro-organismes préhistoriques qui sécrétaient de l’oxygène. Ces organismes primaires capables de photosynthèse consommaient du CO₂ et de l’eau pour se développer, tout en rejetant de l’oxygène, un déchet toxique pour eux. C’était il y a environ 2,3 milliards d’années. L’oxygène a fini par envahir l’atmosphère et les océans, tuant les micro-organismes qui l’avaient produit. Maintenant que l’humanité arrive à un tournant critique de l’anthropocène, il n’est pas encore assuré que nous saurons utiliser nos capacités supérieures de coopération et de créativité pour faire mieux que ces créatures primitives et réussir à éliminer assez rapidement nos émissions de GES pendant la courte décennie qui nous reste pour agir. En continuant d’ignorer les avis des scientifiques, en repoussant constamment la mise en œuvre des solutions connues pour décarboniser efficacement et rapidement notre économie, en restant cantonnés dans des politiques à courte vue, nos gouvernements démontrent une capacité de régression qui semble sans limites.
Louise Morand
29 juillet 2015