L’œuvre politique de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est toujours subversive au XXIe siècle. Cela est dû, entre autres raisons, à sa tentative de penser le politique avec le social, à contre-courant des philosophes du droit naturel qui dissociaient en son temps les deux champs, à l’instar d’un John Locke ou d’un Voltaire.
Le projet du Contrat social (1762) est en effet de "trouver une forme d’association qui défende et protège de la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant". Son projet philosophique consiste donc à penser l’émancipation des hommes en société par la construction d’une société politique fondée sur le droit et non pas la force.
La corruption
Le point de départ de Rousseau est la corruption du corps social et politique qui apparaît comme une Chute indissociable des transformations culturelles et sociales de la modernité. Comment expliquer que l’harmonie sociale se soit rompue s’interroge Rousseau dans les années 1750 ? Il en vient vite à penser que la corruption des mœurs de la société vient de l’inégalité ; une inégalité dont les origines sont sociales et non pas un quelconque péché individuel. Il écrit en ce sens ce passage plus tard cité par F. Engels dans l’Anti-Dühring (1877-78) :
"Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire Ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne". (J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754 tiré des Oeuvres complètes, III. Ecrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. XIII.)
De cette identification de l’inégalité comme "la première source du mal" découlent une série de propositions ayant donné à Rousseau un vernis socialiste aux XIXe et XXe siècles : "Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain" ; "il est manifestement contre la loi de nature (...) qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire" ; "que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ?" Ou bien : "le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit, et le misérable qui le convoite". (Source : J.-J. Rousseau, Oeuvres complètes, III. Ecrits politiques, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, p. XII-XIII.)
La terre
Dans ses "Fragments séparés" du Projet de Constitution pour la Corse en 1760-69, Rousseau donne à voir son idéal égalitaire en proposant des mesures pour éviter l’accaparement des terres par une minorité. A ses yeux, propriété et citoyenneté sont interdépendantes. Son horizon d’attente est celui d’une république composée de petits propriétaires patriotes menant une vie digne mais tout aussi rustique. Il écrit :
"Il sera tenu dans chaque piéve un registre de toutes les terres que possède chaque particulier. Nul ne pourra posséder de terres hors de sa piéve. Nul ne pourra posséder plus de [ ] de terres. Celui qui en aura cette quantité pourra par échanges acquérir des quantités pareilles, mais non plus grandes même de terres moins bonnes et tous dons, tous legs qui pourraient être faits en terres seront nuls. Parce que vous avez gouverné justement pendant trois ans un peuple libre, il vous confie encore pour trois ans la même administration. Nul h[omme] garçon ne pourra tester, mais tout son bien passera à la communauté." (J.-J. Rousseau, "Fragments séparés" du Projet de Constitution pour la Corse, 1760-69 dans Oeuvres complètes, III. Écrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 942.)
Ces idées semblent être une application pratique du Contrat social, en réponse à ses détracteurs dans l’opinion éclairée européenne. L’insistance de l’auteur sur la répartition de la terre revoie à la prédominance écrasante du monde rural et de la terre dans les structures socio-économiques du XVIIIe siècle en Europe. La terre est alors le moyen de production prédominant qui régit l’activité des Corses, et plus généralement qui détermine la vie collective et individuelle des hommes. L’interdiction de toute propriété au-delà de la piéve de résidence (territoire civique local) et le plafonnement de la propriété terrienne à une superficie déterminée (Rousseau attendait d’étudier de plus près le sol et l’agriculture pour en fixer la valeur) visent directement cette forme spécifiquement méditerranéenne de régime foncier qu’est le grand domaine foncier détenu et exploité par des nobles absentéistes résidant en ville aux dépens d’une paysannerie pauvre et livrée aux abus et extorsions des régisseurs et représentants de leur seigneur. Un tel régime foncier est présent en Andalousie, en Calabre, en Sicile, en Grèce ottomane.
L’interdiction proposée par Rousseau de l’héritage instaure non seulement la communauté civique/paysanne comme propriétaire éminent de la terre mais insère celle-ci, en tant que bien commun, dans le fonctionnement du corps civique au moyen d’une propriété d’usage par l’attribution de parcelles aux citoyens. L’accumulation foncière et la dépossession des paysans pauvres auraient donc été rendues inopérantes grâce à ces barrières politiques.
Parallèlement, le projet de Rousseau cherche à éviter toute forme de concentration des terres au moyen d’institutions afin de toujours garantir la petite propriété individuelle des terres. L’interdiction des dons et des legs est dirigée contre l’accaparement des terres par l’Église, les ordres monastiques, la noblesse et la bourgeoisie. En un mot, contre les groupes sociaux qui veulent tirer profit de la terre mais qui ne la travaillent pas. Dans le diocèse de Montpellier par exemple, dans les années 1780, 40% de la terre appartient à des paysans, 18% à des bourgeois, 16% à des nobles, 4% au clergé et 20% sont des terres communes. (Données tirées d’Eric Hobsbawm, The Age of Revolution 1789-1848, Abacus, 1997, p. 78).
Enfin, le registre des terres de chaque piéve participe à instituer la communauté civique comme propriétaire éminent du bien commun car le patrimoine de chaque citoyen devient, grâce au registre, une information publique. Un tel savoir public n’existe pas au XVIIIe siècle. L’inventaire des ressources, le dénombrement des hommes et la connaissance du territoire relèvent pour l’essentiel du secret d’État dans le royaume de France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Du reste, la connaissance du territoire demeure très fragmentaire. A l’occasion de l’enquête sur la France lancée en 1697, le duc de Beauvilliers écrit à ses intendants, de manière emblématique : "Ce que vous m’envoyez ne doit pas devenir public". (Cité dans Jacques Revel, dir., Histoire de la France. L’espace français, Le Seuil, 2000 (1989), p. 110.)
L’égalité
Ces mesures ont pour but de réaliser et préserver l’égalité des citoyens que Rousseau désigne non pas comme une société où "les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre" (J.-J. Rousseau, Contrat social, 1762 cité dans Oeuvres complètes, III. Écrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade p. XVIII). Liberté politique, vertu civique et égalité sociale sont indissociables dans la république démocratique de Rousseau. Dans un XVIIIe siècle obsédé par la noblesse, le privilège et le raffinement aristocratique, Rousseau annonce les bouleversements de la Révolution française lorsqu’il conseille aux Corses :
"Laissez donc aux autres états tous ces titres de Marquis et de Comtes avilissants pour les simples Citoyens. La loi fondamentale de votre institution doit être l’égalité. Tout doit s’y rapporter jusqu’à l’autorité même, qui n’est établie que pour la défendre, tout doit être égal par droit de naissance." (J.-J. Rousseau, "Fragments séparés" du Projet de Constitution pour la Corse, 1760-69 dans Oeuvres complètes, III. Écrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 909-910).
Actualités
Trois tendances lourdes du monde contemporain contribuent à donner à l’œuvre politique de Rousseau une signification révolutionnaire : la concentration des richesses, la centralisation du pouvoir politique et la division du travail par la spécialisation. Toutes trois sont inhérentes aux dynamiques du système capitaliste et parcourent les XIXe et XXe siècles. La relation intime qui unit le bien commun/vertu des citoyens et la répartition égalitaire des biens-propriétés chez Rousseau constitue tout d’abord une ressource critique à l’encontre des inégalités de notre époque.
La croissance économique mondiale des vingt dernières années repose en grande partie sur un processus d’ "accumulation par dépossession" (D. Harvey), ce qu’illustrent les propos désormais bien connus de Jin Liqun de la China Investment Company en 2011 : "Les troubles qui se sont produits dans les pays européens résultent uniquement de problèmes accumulés par une société en fin de course vivant d’acquis sociaux. (...) Je pense que les lois sociales sont obsolètes. Elles conduisent à la paresse, à l’indolence plutôt qu’à travailler dur." (Cité par Serge Halimi, Avant-propos à L’Atlas du Monde diplomatique/mondes émergents, Hors-série, 2012).
La défense des "communs" face à la prédation capitaliste constitue en effet un des fils rouges des mouvements sociaux tant dans les pays du Nord que du Sud depuis la restauration libérale des année 1980, faisant écho à l’égalitarisme rousseauiste.
Ensuite, Rousseau offre un horizon de démocratie radicale en adéquation avec les aspirations radicalement démocratiques du "mouvements des places" en 2011 (Espagne, Grèce, Occupy, Égypte). L’un des effets incontestables de la mondialisation libérale sur le champ politique a été la réduction du périmètre de l’espace public et la transformation de la politique en "management". Une oligarchie a parallèlement accumulé les pouvoirs qui ont été peu à peu transférés des assemblées parlementaires vers des instances non-élues d’experts et de bureaucrates. L’Union européenne en fournit un exemple paradigmatique, souligné notamment par Jürgen Habermas dans un article retentissant au Guardian britannique en 2011 et intitulé "Europe’s post-democratic era".
Dans le Contrat social (1762), Rousseau jette les fondements d’une théorie de la souveraineté par le bas dans laquelle la légitimité politique dépend étroitement de la vertu (ou du bien commun) et du Souverain (le peuple). Théorie profondément polémique aujourd’hui car elle rompt à la fois avec le principe de représentation parlementaire et l’identification de la légitimité à la légalité.
"Que la souveraineté est inaliénable. La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun." Plus loin : "La puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui". Encore plus loin : "La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le peuple ne peut être représenté". (J.-J. Rousseau, Oeuvres complètes, III. Écrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. CV).
Enfin, Rousseau remet en cause l’extrême spécialisation technicienne que nous pouvons voir dans les pays capitalistes développés. L’hégémonie des professionnels de la politique, des experts, des économistes et des conseillers de toutes sortes n’a aucune légitimité politique et aucun fondement épistémologique face à l’égalité des intelligences que postule Rousseau. Sa critique de la raison savante et éclairée de son siècle débouche sur un plaidoyer en faveur de la "lumière intérieure" de chacun pour assurer son émancipation intellectuelle.
Au sujet de la Corse en quête de liberté et d’indépendance contre la domination de Gênes et de la France (qui reprend le contrôle de l’île en 1769 après des négociations avec la République de Gênes dont l’autorité a été renversée par le soulèvement corse de 1729), Rousseau conseille donc naturellement aux Corses de ne compter que sur leurs propres forces :
"Des alliances, des traités, la foi des hommes, tout cela peut lier le faible au fort et ne lie jamais le fort au faible. Ainsi, laissez les négociations aux puissances et ne comptez que sur vous. Braves Corses, qui sait mieux que vous tout ce qu’on peut tirer de soi-même ? Sans amis, sans appuis, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terribles, seuls vous avez secoué leur joug." (J.-J. Rousseau, Projet de Constitution pour la Corse, 1760-69 dans Oeuvres complètes, III. Écrits politiques, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 903).
Voilà un Rousseau politique dont la résolution et l’audace tranchent avec le dilettantisme et la douceur du Rousseau des salons et des mondanités de son siècle. En inversant le rapport entre dominants et dominés, entre forts et faibles, entre exploiteurs et exploités, il ouvre, semble-t-il, une possibilité aux subalternes d’entreprendre sans plus attendre leur propre libération, sans illusions, sans certitude de réussir, en toute lucidité. Une telle perspective n’est pas sans lien avec l’idée, plus tardive, que "l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes" (Statuts de l’Association internationale des travailleurs, 1864).