Édition du 17 décembre 2024

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La technique ne sauvera pas le monde

Dans « Le Bonheur était pour demain », l’ingénieur Philippe Bihouix démolit efficacement les illusions d’une réponse technologique à la crise écologique. Quant à l’économie circulaire, c’est un fourre-tout tout aussi vain. La vraie solution est d’aller vers la sobriété.

Tiré de Reporterre.

Tous ceux qui sont convaincus que demain, on pourra se rendre de Paris à New York en trente minutes, que la colonisation de Mars — et au-delà — n’est qu’une question de temps, que le stockage de l’information sur de l’ADN est à notre portée, bref que les lendemains s’annoncent radieux pour l’humanité, tous ces optimistes béats devraient lire le dernier livre de Philippe Bihouix. Il les aiderait à redescendre sur terre.

Mais pas qu’eux. Devraient également se jeter sur l’ouvrage ceux du camp d’en face, si l’on peut dire, ceux qui croient qu’un autre monde est possible moyennant un peu de bonne volonté, les thuriféraires de l’économie circulaire et du développement durable, les consomm’acteurs et les prosélytes de l’économie collaborative. Ils y seront confrontés à des vérités dérangeantes propres à faire vaciller quelques-unes de leurs convictions.

Bihouix n’en est pas à son premier coup d’essai. Dans un ouvrage précédent (L’Age des low-tech, Seuil 2014), bien accueilli par la critique, il démolissait le mirage de l’innovation high tech en en prenant le contre-pied. Dans Le Bonheur était pour demain, d’une lecture aussi aisée que stimulante, il élargit son champ d’action. Pour remettre d’aplomb une planète bien malade, ceux qui prêchent la course au progrès sont des menteurs ou des illuminés, accuse-t-il avant de fustiger, avec une égale vigueur, les effets de mode et les fausses bonnes idées colportées par certains courants écolos.

L’auteur sait de quoi il parle. Passé par l’école Centrale de Paris — le top des écoles d’ingénieurs — il est difficile de lui vendre du vent et de lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Lorsqu’on fait miroiter, par exemple, les promesses des voitures intelligentes, synonymes de circulation fluide, d’accidents moins nombreux, Bihouix répond « augmentation des besoins en métaux » de toutes sortes et des « flux de données et d’informations ». Un million de voitures autonomes effectuant des trajets automatiques, calcule-t-il, exigeraient autant d’échanges de données que trois milliards de personnes connectées à leur mobile. « L’ordre de grandeur fait frémir », note-t-il avant de rappeler que le parc automobile mondial est de l’ordre du milliard. Si l’on y ajoute le flux de données engendrées demain par les « villes intelligentes » et les objets connectés qui vont avec (de la climatisation des bâtiments au distributeur de croquettes pour chats), un vertige saisit le lecteur en songeant aux data centers à construire pour gérer le tout. Sans doute, techniquement le défi n’est pas insurmontable mais il suppose de malmener encore un peu plus la planète Terre.

Dans les médias, les rêves fous censés apporter le bonheur à l’humanité sont légion. Bihouix en recense plusieurs qu’il démolit allègrement avec quelques chiffres bien sentis. Il y a l’Hyperloop, un sorte de train circulant à plus de 1.000 km à l’heure dans un tunnel sous vide dont le premier trajet commercial à Abu Dhabi est promis pour l’Exposition universelle de 2020 ; l’envoi vers des exoplanètes (première étape avant leur colonisation humaine) de minuscules engins spatiaux propulsés à des vitesses avoisinant celle de la lumière en concentrant sur elles pendant quelques minutes l’équivalent de la production électrique annuelle française ; ou encore le stockage de la totalité de l’information existant sur des fragments d’ADN (mais avec quel outils transférer et lire cette information sans dépense énergétique excessive ?)…

L’économie circulaire n’est pas la solution

En dépit des discours des grands prêtres du technoscientisme moderne (plusieurs se font joliment épingler dans le livre), sans doute ne faut-il pas attendre de ces utopies techniciennes la solution à nos problèmes de fond (dérèglement climatique, raréfaction des ressources, biodiversité en berne, épuisement des sols…) Mais quelles sont les alternatives ? Ou réside l’espérance ? Sûrement pas dans une économie circulaire, répond Bihouix. Pas plus que l’économie « durable » (un concept qui n’a plus guère le vent en poupe, selon lui) elle n’est une solution. C’est « un fourre-tout consensuel », une tarte à la crème qui inclut des idées « indéniablement intéressantes [qui] peuvent et font émerger des alternatives » sans être à la mesure du défi à relever.

Un modèle de développement fondé sur une économie circulaire supposerait de « tout reconsidérer du sol au plafond dans les processus de production et de consommation actuels ». On en est loin, observe l’auteur. Le mot a été vidé de son sens. Et demain, il sera supplanté par d’autres concepts tout aussi artificiels. Certains pointent déjà leur nez : l’économie symbiotique, biomimétique, permaculturelle…

Deuxième barrière sur la route d’une économie circulaire généralisée : l’hostilité des entreprises. Il est « illusoire et naïf » de croire que celles-ci vont jouer leur rôle dans la transformation du modèle de développement actuel. Le fabricant de petit électroménager SEB-Moulinex peut s’engager à fabriquer des appareils réparables, il ne s’agit que d’un cas d’espèce (probablement motivé par des considérables commerciales). « S’il faut, demain (ou après-demain), construire moins de bâtiments et d’ouvrages d’art, ne plus tracer de routes nouvelles, fabriquer moins de voitures et plus un seul sac de plastique… il sera difficile de demander aux entreprises d’accélérer cette destruction créatrice d’un genre nouveau… celle du chiffre d’affaires ! »

Il ne faut guère attendre mieux de l’économie collaborative, qui privilégie une relation directe entre producteurs et consommateurs (à base de partage, de gratuité). Elle n’est pas davantage la panacée : la création d’Airbnb n’a pas mis un terme à la construction des hôtels et l’envoi à l’autre bout de la France d’un livre d’occasion, acheté sur un internet, n’est pas neutre en termes de bilan carbone (surtout si l’ouvrage est enrobé de papier bulle).

Dans son souci de « parler vrai », Bihouix consacre un chapitre de son essai à la question démographique. Le sujet est miné, l’auteur le sait et, s’il n’épargne pas les démographes français et leur discours lénifiant, c’est avec une prudence de chat qu’il l’aborde. Évitant toute prise de position idéologique, il se contente de montrer, données chiffrées à l’appui, que notre monde arrive à « saturation » et que cette dernière « est un facteur explicatif de nombreuses dégradations environnementales ». « Ce sont la saturation et la densité qui (…) impliquent des travaux d’infrastructure et des équipements plus coûteux, requièrent l’utilisation accrue de ressource et de travail humain », rappelle-t-il.

Au fond, la société qu’appelle de ses vœux Bihouix au terme de son passionnant voyage, aurait pour caractéristique principale d’être sobre. Elle tolèrerait les voitures mais des voitures moins sophistiquées que les SUV qui paradent aujourd’hui sur les routes, des villes davantage en prise avec la nature et ne faisant pas la part belle aux objets connectés, une agriculture sans pesticide… Autant dire, au vu de la direction prise par nos sociétés, qu’il s’agit d’une utopie au même titre que celle des technoscientistes béats décrits par Bihouix.

Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un ingénieur solitaire, de Philippe Bihouix, éditions du Seuil, avril 2019 366 pages, 19 euros.

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