Du côté du FMI. Après le choc brutal de 2009 (près de 15 % de récession), la reprise a été fragile en 2010 et 2011, accompagnée d’une flambée du déficit public (passant de -1,5 % en 2008 à -4 % en 2009 et à -6 % du PIB en 2010) et d’un retrait massif des banques occidentales comprimant les crédits. Le gouvernement a préféré soutenir la consommation par une politique de dépense publique expansionniste, se heurtant de plein fouet au FMI : celui-ci, en dépit d’une dette publique globale relativement modérée (inférieure à 40 % du PIB, comme c’est souvent le cas en Europe de l’Est), prônait, comme ailleurs, la contraction des dépenses publiques – notamment les salaires des fonctionnaires – et le relèvement des tarifs d’énergie payés par les entreprises à l’État [1]. Le refus du gouvernement d’obtempérer, par crainte d’une explosion sociale, laissait en même temps le pays confronté à une dette à court terme, dont le montant excède les réserves du pays (158 % de celles-ci [2] selon les Études du CERI de décembre 2013). Après une croissance quasi nulle en 2012, l’Ukraine était à nouveau en récession (-0,5 %) en 2013 et confrontée à une dégradation de ses comptes extérieurs et au risque de se trouver en cessation de paiement..
C’est dans le contexte de menaces russes (de blocage des importations ukrainiennes de chocolats et de céréales et de hausse des tarifs du gaz) aggravant cette situation d’ensemble que se déroulaient les négociations avec le FMI et l’UE, pour un pays dont plus du quart des échanges se font avec la Russie – et 40 % avec les pays de la CEI – Communauté des États indépendants associés à elle (contre 20 % avec l’UE). Les industriels ukrainiens sont évidemment divisés, tout comme la population et une bonne partie de la classe politique, au-delà des étiquettes journalistiques où l’on doit être “pro-russe” ou “pro-occidental” (entendez barbare ou démocrate).
Du côté de l’UE. À la veille de la rupture, le président Ianoukovitch demandait à l’UE (et aux États-Unis) une aide, face aux pressions du FMI pour honorer ses échéances de court terme, et une compensation de 20 milliards d’euros pour le coût que la Russie infligerait au pays en cas de signature de l’accord d’association. Il demandait en outre une réunion et une concertation avec la Russie, l’UE et l’Ukraine simultanément.
La réponse de l’UE fut claire : elle était prête à se substituer au FMI pour un coup de main, mais… à la condition que soient appliquées les réformes demandées par le FMI. Quant aux compensations, il n’en était pas question. Enfin, les accords d’association étaient contradictoires avec toute participation à l’Union douanière avec la Russie. Presque certains d’une impossible entente de Kiev avec Moscou, les négociateurs de l’UE ajoutèrent une condition politique à toute avancée avec Kiev : la libération ou au moins le transfert en Allemagne de Ioulia Timochenko pour se faire soigner. Ce que le parlement ukrainien refusa, au nom du droit souverain du pays de gérer un conflit juridique en cours.
Mais l’essentiel était ailleurs : quelles sont en réalité les offres de l’UE ? Il n’y a actuellement aucun accord au sein des États membres, notamment de son centre, pour offrir à l’Ukraine l’adhésion à l’Union. Celle-ci distingue les États possibles candidats, et les pays européens voisins. Au-delà des Balkans de l’Ouest [3] dont l’adhésion est officiellement possible – bien que peu crédible dans l’état actuel des choses=, aucune autre adhésion n’est négociée en Europe de l’Est. Les Accords d’Association sont donc prônés par l’UE dans le cadre de ses “Politiques de voisinage” (PEV). En symétrie des accords proposés par Nicolas Sarkozy du côté méditerranéen, la Pologne, soutenue par la Suède, a proposé et fait adopter en 2009 un partenariat oriental tourné vers six pays frontaliers de l’UE – Ukraine, Moldavie, Biélorussie et les trois États du Caucase du Sud : Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan – toutes anciennes républiques de l’URSS. Il cherche à établir des relations “politiques” – sans intégration comme membre de l’UE – se traduisant en pratique pour l’essentiel par des accords d’association [4], visant à l’établissement d’une “zone de libre-échange approfondi et complet” (ZLEAC – ou, selon les initiales anglaise de ce nouveau barbarisme : Deep and Comprehensive Free Trade Area (DCFTA).
En pratique, ils visent, comme leur nom l’indique, une libéralisation radicale du marché du travail (suppression des ultimes protections – entendez “rigidités”), du marché du capital (libre circulation – entendez “suppression des contrôles” politico-économiques) et des biens et services (entendez “privatisations”). Le tout est, jusqu’à la caricature, un “libre” échange entre inégaux, qui évoque irrésistiblement la comparaison connue entre le renard et les poules “libres dans le poulailler libre”. Les dissymétries au sein de l’UE telle qu’elle est et leurs effets seraient encore aggravés sur deux plans : les écarts de développement (étant donné l’impact des crises successives en Ukraine) sont considérables – en termes de PIB comme en termes de salaires encore inférieurs à ceux de la Roumanie ou de la Bulgarie. Et les “pays voisins” ne bénéficieraient pas des mêmes transferts budgétaires – pourtant déjà insuffisants et aux critères discutables – que les États membres, comme la Pologne par exemple, au titre de la PAC ou des fonds structurels de l’UE. La “compétitivité” est le maître-mot d’un système normatif où l’UE vise l’intérêt de ses firmes multinationales exportatrices et non pas le bien-être et les droits sociaux.
Quant à la libre circulation des personnes, il s’agit sans aucun doute d’un des aspects les plus importants des rêves, notamment dans la jeunesse, et après la chute du Mur, à l’Est, d’une Europe sans frontière et sans murs pour tous ses habitants (que nous pouvons aussi soutenir). Mais que sera-t-elle en pratique pour les “partenaires” de l’UE telle qu’elle est ? On peut avoir des doutes, quand on voit ce que représente au sein de l’UE elle-même, la montée de la xénophobie et un droit à géométrie variable : les interdits de travail viennent seulement d’être levés en janvier 2014 pour les Bulgares et les Roumains, pourtant citoyens européens depuis 2007 – non sans fantasmes délirants sur la “déferlante” qui allait advenir début 2014 en Angleterre ; sans parler du racisme d’État anti-Roms en France. Les réseaux de prostitution massive de femmes d’Europe de l’Est, et en particulier d’Ukraine, sont un autre éclairage d’une “libre circulation” dans un contexte de dégradation sociale désastreuse. Et “l’élargissement de Schengen”, qui est probablement ce qui se substituera aux futurs élargissements de l’UE, n’est pas non plus sans épines et incertitudes. Tout cela demande à être en outre spécifié selon les milieux socio-professionnels, les langues parlées et les qualifications.
Mais, globalement, la réalité est que l’UE avait bien davantage intérêt à la signature de l’Ukraine à Vilnius que l’inverse – pour des raisons symboliques et géopolitiques qui font partie des rapports de force. Mais le repoussoir des régimes politiques actuels en Russie et de son capitalisme oligarchique et violent sert de miroir à l’UE pour se montrer “la plus belle”. Et dans l’argumentaire néolibéral qui se présente comme “scientifique” contre l’arbitraire des partis aux pratiques dirigistes, la “concurrence libre et non faussée” apportera les moindres coûts et la satisfaction des besoins, forcera à la transparence contre la corruption, protégera les libertés – avec une part de vérité dans ces mensonges d’autant plus acceptés que l’expérience n’en a pas été faite : en Europe de l’Est, ce sont éternellement les “entraves” à la libre entreprise et à la compétitivité (des salaires) ou “l’incomplétude” de la transition vers le capitalisme [5] qui sont présentées comme la cause du chômage et de la dégradation sociale. Le “mauvais capitalisme” – de l’Est – essentiellement marqué par la corruption, doit être chassé par “le bon”.
Les accords d’association offraient donc des “lendemains qui chantent” à ceux qui accepteraient la “bonne gouvernance” et les réformes “structurelles” adéquates. Mais la crise de l’UE a rendu encore plus flou le pouvoir d’attraction des accords d’association avec elle. Outre l’adhésion pleine de la Biélorussie à l’union douanière (UD) proposée par Moscou, dès 2010, l’année 2013 a été marquée par l’annonce plus inattendue, le 3 septembre, du ralliement de l’Arménie au projet de Vladimir Poutine. Si l’UE se retient de critiquer le régime politique d’Azerbaïdjan (pourtant peu différent de celui de la Biélorussie), tant qu’il reste “observateur” entre les différents projets, elle a dû constater à Vilnius que seules la Géorgie et la Moldavie ont paraphé les accords proposés – qui demanderont encore confirmation. Si bien que des commentateurs estiment que les 3,5 millions d’habitants de la Moldavie pourraient de fait “rejoindre” la Roumanie, et devenir ainsi membres de l’UE – moyennant des enjeux identitaires et de souveraineté complexes –, la Géorgie se trouve elle-même sous pression des choix arméniens et avec 20 % de son territoire sous contrôle russe direct. La défection de l’Ukraine – corridor stratégique et géo-politique majeur et dont le nombre d’habitants est supérieur à l’ensemble des cinq autres pays – est, en tout état de cause, un cinglant échec.
Du côté de la Russie. La demande ukrainienne de négociations tripartites (UE, Russie et Ukraine) a été soutenue : en dépit des rivalités évidentes, la Russie de Poutine a une ambition “européenne” majeure. Il s’agirait de remplacer la logique de concurrence par celle d’une “Grande Europe” dotée de deux pôles de puissance – à Moscou et Bruxelles – en coopération sur des intérêts communs [6]. La Russie est elle-même affectée par la crise de l’UE et la baisse du cours des matières premières, et aussi en rivalité avec la Chine en Eurasie.
Mais elle garde une position dominante d’approvisionnement en énergie pour un grand nombre de pays (en particulier de l’Est de l’Europe), que le projet de gazoduc Nabucco visait à briser. Or, en juin 2013, fut annoncé l’abandon de ce projet après quinze ans de pourparlers et de négociations [7] au profit d’un projet assurant à l’Azerbaïdjan, en alliance avec la Russie, un rôle clé. Le ralliement de l’Arménie à l’union douanière confortait encore les succès diplomatiques de Moscou en 2013. La crise de l’UE a renforcé ses moyens de pression tant sur l’Arménie que sur l’Ukraine, et au-delà. La politique de “Partenariat oriental” proposée depuis 2009 par l’UE a été perçue à Moscou comme relevant d’une logique menaçante pour ses propres intérêts. Le projet d’Union eurasienne a été annoncé en octobre 2011, comme le cœur du grand projet alternatif – la “Grande Europe” à deux pôles – dans lequel s’intégreraient les divers États qui le souhaitent. Depuis lors, elle essaie de convaincre tous les pays de la CEI concernés par le Partenariat, et la Géorgie (qui a quitté la CEI en 2008), d’adhérer à l’Union douanière comme première étape de ce vaste projet d’Union eurasienne qui devrait voir le jour en 2015. Sont actuellement membres de l’UD la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, rejoints par l’Arménie. L’Ukraine y a un statut d’observateur pour l’instant – ce que n’a pas modifié le récent voyage du président ukrainien. Elle y est – comme dans le Partenariat avec l’UE – un enjeu géostratégique majeur.
Après avoir joué des menaces – à la veille des négociations de Vilnius – les accords concrets ont été signés le 17 décembre : 15 milliards de dollars ont été investis en titres de l’État ukrainien, en même temps qu’une réduction d’un tiers des tarifs de gaz. « Ce n’est lié à aucune condition, ni à une hausse, ni à une baisse, ni au gel des avantages sociaux, des retraites, des bourses ou des dépenses », a précisé Vladimir Poutine, en clin d’oeil au FMI. Mais aucun accord n’a été conclu, a-t-il précisé, sur l’union douanière.
La dissymétrie des relations au sein d’une telle union ne fait pas de doute – et donc, le pouvoir réel de décision de la Russie sur bien des enjeux. Il n’en demeure pas moins, pour l’Ukraine, comme pour l’Arménie – toutes deux attachées à leur indépendance et où s’est exprimé depuis longtemps un espoir d’arrimage à l’UE – un intérêt immédiat, tant au plan commercial que productif, dans l’accord avec Moscou.
Les B(R)ICS ?
Mais les pratiques de grande puissance de la Russie étant réelles, pragmatiquement, c’est vers les “pays émergents”, et notamment le BRICS sans son R, que s’est tournée l’Ukraine pour tenter d’atténuer les pressions Russie/UE et FMI. La Chine est devenue son troisième partenaire commercial en 2009. Elle lorgne vers les terres ukrainiennes, et, déjà, treize accords de coopération ont été signés en septembre 2010. Lors de son voyage début décembre, le président ukrainien aurait obtenu d’autres promesses de prêts et d’investissements. Il s’y ajoute un projet d’aider l’Ukraine à produire du gaz de synthèse à partir du charbon – ce qui pourrait aussi réduire la dépendance envers la Russie des approvisionnement gaziers de l’Europe, qui transitent en majorité par l’Ukraine.
En vertu d’un accord signé en décembre 2012 [8], la Banque chinoise du développement aurait déjà accordé un crédit de 3,656 milliards de dollars au groupe gazier public ukrainien Naftogaz pour la réalisation du programme. Pékin s’engageant parallèlement à mettre ses technologies à la disposition de Kiev.
Le commerce bilatéral avec l’Inde a également doublé entre 2010 et 2012, avec des accords dans les secteurs du nucléaire civil, des sciences et des technologies, de la défense et de l’industrie d’armement. La même tendance est notable avec le Brésil (coopération pour le lanceur « Cyclone IV », circulation sans visas) et la Turquie, devenue second client de l’Ukraine après un doublement des échanges commerciaux en 4 ans.
Quel avenir ?
L’incertitude la plus grande règne sur l’évolution de la crise ouverte en Ukraine. Mais la mobilisation concernant les enjeux internationaux était bel et bien retombée début 2014 – en l’absence d’offres européennes concrètes à mettre en balance avec la besace du président ukrainien remplie de cadeaux russes : finalement, tout restait ouvert à plus long terme, puisqu’il n’y avait aucun accord conclu. Mais de part et d’autre, les accords sont empoisonnés s’ils ne sont pas soumis à un radical contrôle social et subordonné à des buts explicitement formulés par les populations concernées.s à des buts explicitement formulés par les populations concernées.
Les ministres des Affaires étrangères de Pologne et de Suède – les deux pays qui sont à l’initiative du Partenariat oriental de l’UE que l’Ukraine vient de mettre à mal – ont exprimé ensemble leur solidarité aux manifestants de Maïdan ; Alexandre Kwasniewski, membre de la mission de surveillance du Parlement européen leur a ouvertement conseillé d’accentuer la pression sur le pouvoir ukrainien ; le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, est allé à Kiev rencontrer deux chefs de l’opposition ukrainienne avant de se mêler aux manifestants ; des députés de l’opposition ont été reçus le 11 décembre à Strasbourg. De son côté, la secrétaire d’État américaine aux Affaires européennes et asiatiques, Victoria Nuland, a affirmé que les États-Unis étaient « avec le peuple ukrainien, qui voit son avenir dans l’Europe » [9] – et le 15 décembre (selon Libération) le sénateur républicain John McCain et le sénateur démocrate Christopher Murphy ont lancé aux 200 000 manifestants de la place de l’Indépendance : « L’Amérique est avec vous ! ».
Quelle Amérique ? Quelle Europe ? Avec qui ?
Les enjeux sous-jacents sont en effet importants – mais lesquels et pour qui ?
Il semble qu’à Lviv, capitale de la région de l’Ouest (Galicie) des milliers de manifestants ont investi (ce 23 janvier) l’administration régionale et déclaré « prendre le pouvoir » avec le concours des députés d’extrême-droite qui disposent d’une majorité dans la région. Des « prises de pouvoir » analogues auraient eu lieu à Rivne et Jitomir. L’absence de critique de ce courant – tant des autres partis d’opposition que des diplomaties étrangères – est un jeu d’apprenti sorcier. La solidarité va-t-elle à ces militants néo-nazis- qui agressent aussi d’autres manifestants parce que juifs, communistes, homosexuels – pas assez « ukrainiens » ?
C’est le vote d’un arsenal de lois extrêmement répressives [10] qui a produit un regain de mobilisations – dont s’empare l’extrême droite. Espérons qu’il sera remis en cause, démocratiquement. Le choix n’est pas entre ces lois et Svoboda. Ni entre “l’Europe” et “la Russie”. La souveraineté populaire ukrainienne ne sera réelle qu’avec une profonde démocratie sociale et politique, au cœur d’une “grande Europe” à construire, qui reconnaitrait pleinement le droit d’auto-déterminantion de toutes ses composantes tout en rejetant la domination des oligarques autant que des marchés financiers.
Catherine Samary
Cet article a été écrit pour la Revue Les Possibles n°2 (Hiver) du conseil scientifique d’Attac.