« La révolution, dans son mouvement même, produit des rêves et des idées. Elle porte en elle des volontés de solidarité, d’association et de coopération : l’aspiration à une vie bonne, plus juste et plus humaine – sans négliger sa beauté et le plaisir qu’elle inspire. Elle change les critères de référence : non plus le marché mais le partage, non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la publicité mais l’art par et pour chacun, non plus la compétition mais le commun. En cela, elle redonne du sens à ce qui n’en avait plus et du désir quand il s’était perdu. »
Sans révérence ni allégeance : la révolution, la subversion et la violence
Si la révolution est d’abord une manière hardie de s’en prendre aux pouvoirs établis, au pouvoir tout court, dans son centre et son cœur, elle est une subversion du quotidien ; mais on n’y invente pas tout, tout à coup et soudain. On y reprend parfois des gestes anciens pour les revêtir de nouveaux sens. Qu’on se rappelle les femmes de la Halle avant 1789, « harengères », « détailleresses de poissons de mer », fripières, marchandes de toutes sortes, vendeuses au marché de denrées alimentaires variées[1]. Elles allaient parfois à Versailles, selon un cérémonial fixé, dans une sorte de don contre-don à la gloire de la monarchie : il s’agissait de saluer le monarque au nom du peuple et, en échange, d’en recevoir la protection voire la bénédiction. D’autres pouvaient s’y rendre aussi, à la naissance d’un enfant royal : charbonniers, porteurs d’eau, portefaix ou ramoneurs de cheminées. Ces hommes et ces femmes connaissaient la route de Versailles ; son chemin était éprouvé. Mais quand elles l’empruntèrent les 5 et 6 octobre 1789, le sens qu’elles lui prêtèrent avait changé du tout au tout. Elles ne venaient plus faire la révérence, elles ne venaient plus faire allégeance. Elles réclamaient ce à quoi elles avaient droit, des moyens élémentaires de subsistance et, par-delà, une dignité, avec le sentiment profond d’une légitimité.
Cette prise de conscience était immense. Clubs, sociétés populaires, assemblées, retrouvailles autour des arbres de la liberté, discussions et fraternisations, rédaction de cahiers en assemblées d’habitants, exercice du droit de pétition… : la chose politique se découvrait là et, avec elle, le souhait d’y prendre sa part. Elle s’y inventait aussi et trouvait ses lieux, transformés pour se retrouver autrement : halles de marchés, chapelles et églises, places des villages et palais confisqués[2].
On ne saurait évacuer ici l’enjeu de la violence sans autre forme de procès. On suivra encore, pour quelques lignes et quelques instants, Daniel Bensaïd et son évocation de la Révolution à la première personne : « La Terreur, j’en ai ma part. Il y a longtemps qu’elle me fait un gros nœud, impossible à démêler, dans la gorge et sur l’estomac. Je m’efforce de distinguer un avant et un après. Une Terreur d’en bas qui serait mienne, et une Terreur d’en haut, qui serait de l’État ou de la république, une petite et une grande Terreur, une Terreur d’avant et une Terreur d’après. Il y a des différences, et des discontinuités. Mais, rien à faire : au milieu, ça se chevauche, ça s’interpénètre. On ne peut plus départager le mien du tien. Je suis déjà victime et encore un peu bourreau. C’est mon fardeau et mon destin »[3]. Il y a de la souffrance à se souvenir de cette violence. On ne peut l’oublier. Et ce ne sera sans doute pas suffisant de rappeler combien la société d’Ancien Régime était elle-même violente, combien la royauté l’était. En 1766, le chevalier de La Barre, accusé d’avoir mutilé un Christ en bois et de lire des œuvres philosophiques, eut la langue arrachée, la tête tranchée, son corps jeté sur un bûcher ardent. On soumettait à la question, « genoux et mains broyés, estomac rempli d’eau, corps étirés par 90 kilogrammes de pierres, jambes brûlées par des “chaussettes soufrées’’ ». La prison était un dépotoir où l’on mourait de maladies. Les galères et les bagnes tuaient 10 % des arrivants et n’en laissaient sortir que la moitié. Les peines étaient « afflictives, destinées à punir le corps même par des actes meurtrissant », avec la torture, les chaînes et le fouet. Il fallait « terroriser » le crime comme le délit – selon un principe de sacro-sainte propriété, les juges punissaient d’ailleurs plus impitoyablement le vol que le meurtre. Le supplice devait démontrer la puissance de la monarchie. Qu’un valet n’ait pas respecté son maître, il était envoyé aux galères. Qu’un autre domestique commette un maigre chapardage, le voilà condamné au gibet. Cela suscitait aussi la révolte populaire. Mais la violence la plus extrême, cette autre forme de barbarie, se commettait contre les esclaves, aux colonies. Tel est l’état des lieux que, plus tard, Babeuf décrira dans un mélange de lucidité et d’effroi : « Les supplices de tout genre, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes »[4].
« En matière de violence d’état, 1793 n’a rien inventé. Pratiquée dans toute l’Europe par les monarchies de l’ère moderne, la terreur d’état se caractérise par un usage d’une violence extrême et ciblée, destinée à réduire les populations civiles à l’obéissance, en temps de guerre et de paix. »[5] Les hommes du Comité de Salut public furent gens de leur temps : avec l’échafaud, ils pensaient non pas déchaîner mais maîtriser la violence et la soumettre à une rationalité politique. Les débâcles militaires et l’invasion étrangère ne sauraient suffire à expliquer les politiques répressives. Mais celles-ci ne touchent en réalité que les territoires où la guerre civile fait rage ainsi que les régions frontalières : la majeure partie du pays les ignore et connaît même une vitalité démocratique inédite. Les années 1793-1794 sont riches de projets et de pratiques aspirant au progrès social et à l’égalité : protection sociale, allocations pour les accidentés du travail, aides pour les personnes âgées, caisses d’épargne populaire, première loi d’obligation scolaire…[6]. De surcroît, sans rien effacer de la violence qui s’abat durant cette période-là, on remarquera avec l’historien Jean-Clément Martin que, dans les discours médiatiques et politiques prompts à disqualifier tout mouvement révolutionnaire, la « Violence n’est pas aussi intimement associée à la religion, aux colonies, à l’empire ou à la République, qu’elle ne l’est à la Révolution »[7]. Pourtant, combien de massacres commis en leurs noms ? Combien de gouvernants et de généraux érigés en héros pour avoir envoyé à la mort des millions de jeunes gens ?
On se souvient peu du général Ferrand : en 1804, il avait promis la mort à tout Haïtien qui sortirait de l’île. C’est que la révolution commencée à Saint-Domingue en 1791 est un événement inouï ; son retentissement est aussi intense qu’immense. Et pourtant, l’Occident l’a longtemps confiné dans l’oubli, tenté de l’enfermer à double tour dans les pourtours de l’amnésie. C’est qu’il fallait tenter de faire taire ce soulèvement qui a tant fait trembler les puissants. Pour la première fois de l’histoire, une révolte d’esclaves s’achève par une victoire. Mais l’enjeu va bien au-delà : il combine l’anti-esclavagisme, l’anti-racisme et l’anticolonialisme ; il touche à l’universel et en cela ne trouve pas tout à fait son pareil. Il exprime l’émancipation par excellence, avec la constitution d’une nation noire. Cette conquête de la liberté dans le processus révolutionnaire fera dire à Aimé Césaire : « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité ». On la lui fera payer cher et l’Europe tentera d’établir autour de l’île un cordon sanitaire pour éviter toute « contagion » de la révolution et de l’abolition. Talleyrand décrira le peuple haïtien comme sauvage et barbare. En 1825, la France imposera au pays une dette considérable au prétexte de « réparations », sous peine d’intervention militaire et de rétablissement de l’esclavage ; l’État français considérait que c’était le prix à payer pour la reconnaissance de l’indépendance. C’est que la révolution haïtienne fut pour le système colonial et l’économie de plantation « une anomalie, une menace, un défi »[8]. Il fallait à toute force tenter de le briser : la France le fit par une mise au ban et par une rançon.
Car la diffamation brutale n’est jamais loin, du côté des puissants, quand ils craignent les révolutions. Pour les disqualifier, ils inventent des mots. Ainsi, « casseurs », qu’on croirait agrippé à notre seul présent. Et cependant… Nous sommes en 1832. Les 5 et 6 juin se déroulent les journées insurrectionnelles qui inspireront Victor Hugo dans Les Misérables. Les obsèques du général républicain Lamarque se transforment en manifestations et en protestation contre un régime qui a déçu. La Monarchie de Juillet n’a pas tenu ses promesses ; deux ans à peine après l’épisode révolutionnaire, l’insurrection est réprimée dans le sang. Mais le régime de Louis-Philippe est aux abois. Il se sent menacé de toutes parts, et notamment dans la presse satirique qui le harcèle de sa critique. Le Figaro est de ces journaux-là, de ceux qui pratiquent l’insolence à l’égard du gouvernement et revendiquent allègrement la liberté de pensée sans laquelle, on le sait, « il n’est point d’éloge flatteur ». Pour contrer la fronde, le pouvoir n’y va pas par quatre chemins. Son moyen de faire taire l’impertinent est en effet bien évident : il rachète Le Figaro, purement et simplement. Ses confrères d’hier l’accablent de sarcasmes : voilà un « Figaro préfet ». Rien n’y fait. Le journal trempe désormais sa plume à l’éloge des gens établis. Ses cibles sont toutes trouvées : ce sont ces républicains qui viennent de mettre le régime en danger, ces révolutionnaires. C’est ici que l’image du « casseur » intervient. On en voit très précisément surgir l’occurrence à l’automne 1832. Elle se fait vite obsédante : il n’est pas une semaine sans qu’apparaisse la figure, harcelante. Le journal stigmatise le « gamin », « celui dont la seule croyance politique, morale, religieuse et littéraire, est le tapage, l’émeutier, le casseur de vitres ». Puis vient cette « litanie » prêtée aux dangereux républicains : « Saint-père des émeutes, des insurrections, des révolutions, fais nous dévorer un garde municipal […] Destructeur de réverbères, casseur de vitres, éteignoir des lampions, éclaire-nous ». Le révolutionnaire est même assimilé à une « muse du charivari et du tohu-bohu », un « Paganini du chaudron ». Ces jeunes gens, disqualifiés comme de faux étudiants, ne sont rien d’autre au fond que des « criards et des casseurs de vitres pour les émeutes ». Le « premier Paris », à entendre au sens de primitif, « les pieds dans le ruisseau », a toutefois du souci à se faire, selon le quotidien défenseur des doctrinaires : à leurs yeux, l’émeute n’existera plus ; elle est désormais « au rebut ». « Son temps est fait », « tant pis pour les vitriers ». Des casseurs et des carreaux brisés on n’entendra plus parler[9]. Bel exemple d’un discours performatif, de ceux qui agissent pour qu’advienne ce qu’ils disent : de crainte que la révolution ne revienne, il faut vite sceller son sort et proclamer sa mort haut et fort. Mais Le Figaro lui-même s’étiole et finalement s’éteint, faute d’avoir pu se renouveler en se vendant au pouvoir. Il réapparaîtra bien des années plus tard, relancé sous d’autres auspices, en 1854. Aujourd’hui, comme bien d’autres, il reparle de « casseurs », tout en en ayant probablement oublié l’histoire – et son histoire. Mais, dans une manifestation des « gilets jaunes » le 1er décembre 2018, une banderole surgit où on ne l’y attendait pas : « les vrais casseurs sont chefs d’État ».
Notes
[1] David Garrioch, « The everyday life of Parisian women and the October Days of 1789 », Social History, n° 24, 1193/3, p. 231-249 ; Haim Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013, p. 271 sq.
[2] Michel Vovelle, La Découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1992, p. 7, 19 et 151 et Serge Aberdam et Malcolm Crook, « Délibérer et voter : une passion durable », in Michel Biard (dir.), La Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010, rééd. CNRS Éditions, 2014, p. 83-91.
[3] Daniel Bensaïd, Moi, la Révolution, op. cit., p. 181.
[4] Sur tout ceci, je suis Jean-Clément Martin, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 15-24.
[5] Guillaume Mazeau, « La “Terreur’’, laboratoire de la modernité », in Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, Pierre Serna, Pour quoi faire la révolution, Marseille, Agone, 2012, p. 83-114, et notamment p. 103.
[6] Idem, p. 99 sq.
[7] Jean-Clément Martin, « Violence/s et Révolution, les raisons d’un malentendu », in Michel Biard (dir.), La Révolution française. Une histoire toujours vivante, op. cit., p. 170. Cf. Sophie Wahnich, La Liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Paris, La Fabrique, 2003.
[8] Rayford W. Logan, The Diplomatic Relations of the United States with Haiti, 1776–1891, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1941. Cf. aussi Michel-Rolph Trouillot, Silencing the past, Power and the production of history, Beacon Press, Boston, 1995.
[9] Le Figaro, respectivement 29 septembre, 14 octobre, 10 novembre et 18 novembre 1832.
Un message, un commentaire ?