Édition du 17 décembre 2024

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La religion de la laïcité, un livre de Joan W. Scott

La laïcité est-elle un substitut de religion ? Les laïques sont-ils antiféministes ? Les féministes sont-elles racistes ? Une recension du dernier livre de Joan Wallach Scott...

Tiré du blogue de l’auteur.

La religion de la laïcité de Joan W. Scott est publié par les Editions Climats.

Le titre fera hausser les épaules à nombre de lecteurs. Ils auront tort. Cet ouvrage n’est pas à confondre avec les rudimentaires imputations de sectarisme faites aux « laïcards », d’ignorance aux « laïcistes » ou d’intolérance aux « mangeurs de curés ». Joan Wallach Scott est une historienne américaine, spécialiste de la France et de la question du genre. A la fois marxisante et spécialiste des « cultural studies », elle pèse dans le débat d’idées outre-Atlantique. Un de ses nombreux articles « Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », paru dans la revue de la vénérable Association des historiens américains, l’a imposée dès 1986. Huit de ses livres ont été traduits en français.

Le premier portait sur les verriers de Carmaux. Les suivants sur les femmes et la citoyenneté. C’est le plus récent qui nous occupe aujourd’hui. Il est à prendre au sérieux pour la précision de son propos (remarquablement traduit) et l’influence de son auteure, non seulement aux USA mais aussi, de plus en plus, en France. Les thèses qu’elle défend ici sont, selon nous, en partie vraies, mais elle néglige un certain nombre de faits qui rendent contestables plusieurs de ses positions.

Dans « La religion de la laïcité » Joan W. Scott développe et systématise les thèses proposées dans son essai « La politique du voile » paru en 2017 aux Editions Amsterdam. Le sujet est le « discours de la laïcité ». Non pas le corpus des lois laïques, mais le sens qui lui a été donné et son application effective. Non pas les lois et la jurisprudence, mais les usages politiques et sociaux. Joan W. Scott propose une « généalogie de la laïcité » incluant à la fois « l’anticléricalisme français » et la « laïcité protestante aux Etats-Unis et en Allemagne ».

Etonnante confusion sur laquelle nous reviendrons. Le terme « laïcité » engloberait la sécularisation, processus sociologique de baisse des croyances, et laïcisation, processus politique de séparation entre Eglises et Etats. Des affinités électives se seraient développées entre la laïcité et le christianisme, en particulier dans sa variante protestante. Sur cette base l’auteure entend démontrer le lien entre laïcité, colonialisme, impérialisme et subordination des femmes.

De la méfiance à l’instrumentalisation du mouvement des femmes

Joan W. Scott affirme que « le genre est au cœur du discours de la laïcité ». C’est l’essentiel de l’ouvrage. Elle propose une fresque vaste et subtile s’ouvrant avec la féministe française Hubertine Auclert, militant dans l’Algérie des années 1900. Son engagement pour les droits des femmes aurait été dévoyé par son insistance à combattre la loi coranique appliquée à la famille et à la sexualité. Elle se serait rendu de ce fait collaboratrice de la « mission civilisatrice » coloniale. Joan W. Scott se place sous l’égide de Michel Foucault et de sa critique du « bio-pouvoir » comme pratique spécifique de contrôle sur les corps et les populations.

Dans un premier temps, elle rappelle que les femmes ont été d’abord globalement assimilées par les laïques à de simples victimes ou complices des pouvoirs cléricaux. Justifiant ainsi le refus du droit d’agir dans la Cité. Ceci n’est qu’en partie vrai. Il a existé une ambivalence dès l’essor du mouvement laïque. Nombre de pionnières et de pionniers féministes en furent membres : Hubertine Auclert certes, mais aussi Jeanne Deroin, Marie Bonnevial, Léon Richer, Maria Deraisme, Jules Ferry, Jean Macé, Ferdinand Buisson, Paul Bert…

Joan W. Scott soutient que le pouvoir occidental aurait dans un deuxième temps récupéré les revendications du mouvement des femmes. Les libertés pourtant difficilement conquises étant mises en avant pour démontrer le caractère libéral de ce pouvoir. Les acquis du mouvement des femmes étant d’ailleurs réduits à l’affichage d’une certaine liberté sexuelle. Par ailleurs l’auteure montre comment, de la guerre froide avec l’URSS au choc des civilisations face à l’Islam, les USA ont usé de l’arme de la défense de la liberté religieuse, assimilée à la laïcité. La libération des femmes étant supposée cohérente avec cette liberté religieuse. Le communisme, puis l’islam, les deux ennemis successifs du monde occidental, sont ainsi déconsidérés comme allergiques aux libertés fondamentales.

L’instrumentalisation des acquis du mouvement des femmes a déjà été maintes fois dénoncée. De nombreuses pages de Joan W. Scott les réitèrent à juste titre. Mais son propos est desservi par des phrases censées synthétiser ses travaux. L’expression qu’elle emploie pour désigner la « laïcité chrétienne, marque de supériorité raciale » dépasse de loin les démonstrations contenues dans l’ouvrage. Il existe certes un certain ethos commun aux chrétiens et aux laïques vivant dans la même aire culturelle. Il n’efface pas la rivalité, les conflits, qui les ont opposés et les opposent toujours. L’assimilation de la laïcité française à la liberté religieuse anglo-saxonne est fausse. La laïcité française défend et illustre, selon la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, la liberté de conscience. Celle-ci garantit le libre exercice des cultes, donc la liberté religieuse, mais aussi la libre expression des athées, humanistes, agnostiques, voire indifférents…

Alors que la liberté religieuse de type anglo-saxon ne concerne évidemment que les croyants. Il est vrai que dans les pays se réclamant de la laïcité, à commencer par la France, il existe une idéologie parfois résumée par l’expression : « tyrannie de la taille 38 », qui réduit les femmes à leur apparence au détriment de leur personne réelle. Mais quel rapport avec la laïcité ? Les religions monothéistes restent les plus dangereuses ennemies des droits des femmes. Aussi bien par leurs actions politiques directes que par les représentations sociales qu’elles véhiculent.

Ce que ne dit pas Joan W. Scott

L’ouvrage de Joan W. Scott n’est pas seulement critiquable par ses affirmations abruptes. Il l’est aussi parce qu’il ne dit pas. Bonne connaisseuse des débats français, l’auteure ne mentionne pourtant pas la mouvance postcoloniale mobilisée contre les « féministes blanches ». Se reconnaît-elle notamment dans le pamphlet postcolonial le plus influent sur le sujet : « Les féministes blanches et l’empire » de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem paru en 2012 aux éditions La Fabrique ? Ici ce n’est pas « l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes » (selon Joan W. Scott) qui est dénoncée mais carrément le « ralliement » du féminisme au racisme.

Il est de même inadmissible d’englober dans un prétendu « féminisme hégémonique » la diversité des associations féministes. On ne peut pas confondre l’association « Ni putes, ni soumises », soupçonnée de vouloir contrer l’essor des militants de la Marche pour l’égalité et contre le racisme dans les années 80, avec l’historique Collectif national pour les droits des femmes ou les très actives militantes d’ « Osez le féminisme ! ». Ce pamphlet contient également des considérations douteuses sur la répression des homosexuels (qui n’existeraient pas comme tels) dans certains pays musulmans.

Répression dont la cause serait « l’importation de la morale victorienne occidentale » ! Ces conceptions impliquent la subordination du combat antisexiste (vieille rengaine) au combat antiraciste lui-même redéfini sur des bases racialisantes. Aussi aberrantes soient-elles, on ne peut ignorer ces affirmations sur les « féministes blanches » largement reprises sur les réseaux sociaux.

Enfin, et c’est sans doute l’aspect le plus contestable, la rencontre du mouvement laïque et du mouvement des femmes est occultée par Joan W. Scott. On a vu que les pionnières et pionniers sont anciens. Cette rencontre s’est vraiment concrétisée lors de la lutte pour les droits sexuels et reproductifs, les « Lois de l’amour » pour reprendre la belle expression de Janine Mossuz-Lavau. Le combat pour ces libertés met fin à des interdits religieux. En ce sens il est profondément laïque. Il perdure avec notamment la remise en cause de l’IVG, la difficile acceptation du mariage pour tous dans de nombreux pays, le refus non justifié de la Procréation médicalement assistée, l’appropriation de la notion de genre… Le silence de Joan W. Scott (à part la mention d’un seul article) sur les travaux de Florence Rochefort est révélateur.

Depuis au moins la parution de l’ouvrage que celle-ci a dirigé « Le pouvoir du genre. Laïcité et religions 1905-2005 » aux Presses universitaires du Mirail, ses travaux se sont imposés comme des références incontournables. Ils interdisent en particulier de réduire l’ensemble du mouvement laïque, certes traversé d’ambivalences, aux groupes qui tentent d’enrôler les républicains dans un clash des civilisations contre l’islam. Au-delà de ces critiques, cet ouvrage est à lire car il est au cœur des problématiques les plus actuelles.

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