Ce devait être, après la Sécurité sociale, la deuxième grande réforme de Barack Obama, celle qui allait marquer la reprise en main du politique face au monde financier. Même si Washington tente de présenter le texte comme une grande victoire, la loi sur le nouveau système bancaire américain adoptée jeudi ne peut que lui laisser un goût amer. Toutes les avancées qui avaient semblé se dessiner au printemps ont été effacées. Les puissances de Wall Street ont imposé leur loi.
Sous l’impulsion de Paul Volcker, la Maison Blanche semblait pourtant vouloir frapper fort. Pendant des mois, l’ancien président de la Réserve fédérale dans les années 1980, devenu président du conseil de la reconstruction économique et un des conseillers les plus écoutés de Barack Obama, a milité pour une réforme profonde. Il ne parlait pas de réinstaurer le Glass Steagall Act – la loi bancaire de 1933 abrogée par Bill Clinton en 1999, qui imposait une stricte séparation entre les banques de dépôts et les banques d’investissements – mais il n’en était pas loin. Il voulait interdire les opérations sur banques pour compte propre, dissuader les banques d’avoir des hedge funds, strictement encadrer les marchés de dérivés et obliger leurs négociations sur des marchés réglementés, et non de gré à gré comme aujourd’hui, limiter les effets de levier. Ses maîtres mots étaient réglementation, clarté, transparence, encadrement, sanctions. Wall Street ne devait plus être le royaume de la dérégulation et du non-droit.
Les dizaines de millions de dollars dépensés par les géants de Wall Street pour contrer le projet, les centaines de lobbyistes engagés pour travailler sans relâche dans les couloirs du Congrès pour défendre « la gloire et la vitalité du système bancaire américain » ont eu raison de son ambition. Des milliers d’heures de discussion, des négociations ininterrompues pour tenter de trouver un compromis parmi des élus incapables de mesurer les enjeux de ce moment, il ressort un texte imprécis, illisible, sans principe directeur.
Quelque 2.300 pages de lois traitant aussi bien des activités bancaires, des produits dérivés, de la protection des consommateurs, de la titrisation, des agences de notation, des hedge funds. Un ensemble dont on ne sait comment les textes seront interprétés – les règles d’application sont confiées à la rédaction des différentes agences de régulation – ni quand. Au mieux entre 2012 et 2014, selon le secrétaire au Trésor, Timothy Geithner. Chargé de cette réforme en tant que président de la commission bancaire du Sénat, Christopher Dodd a dressé lui-même un constat d’impuissance : « Nous ne connaîtrons pas les résultats complets de ce que nous avons fait jusqu’à ce que l’ensemble des institutions que nous avons créées, jusqu’à ce que les régulations que nous avons imaginées, soient mises à l’épreuve. » En un mot, ce n’est qu’avec une nouvelle crise, que l’on saura la pertinence ou non des choix faits.
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A défaut de principes clairs, c’est la bureaucratie qui prend le pas. Pas moins de quatre agences fédérales (Conseil de la supervision de la stabilité financière, SEC, Federal insurance Office, Federal deposit insurance corporation), en plus de la Réserve fédérale, sont concernées. Toutes voient leur mission de contrôle et de supervision élargie. Une nouvelle agence (bureau de protection financière des consommateurs), chargée de la protection des consommateurs, va être créée. Tout cela suppose des moyens énormes.
Mais pour quelles fins ? En lançant la réforme du système bancaire, le gouvernement américain entendait répondre à une exigence des Américains : plus jamais cela. L’Etat et les contribuables ne devaient plus se trouver en situation de devoir se porter au secours d’un système qui avait failli, et qui menaçait par sa faillite même l’ensemble de l’économie.
Mais sur les deux principes de base – la protection de l’argent public et la fin du too big to fail – qui tenaient à cœur aux Américains, le texte apporte que peu de garanties. La seule avancée significative est que les autorités bancaires pourront à l’avenir se saisir des établissements bancaires en faillite et organiser leur liquidation, en fonction des testaments déposés à l’avance. Pour le reste, si les consommateurs et les déposants américains gagnent quelque assurance sur le fonctionnement au jour le jour de leurs comptes, de nouvelles sûretés sur les prêts et les produits financiers, rien ne viendra perturber les jeux de casino auxquels se livrent chaque jour les banquiers de Wall Street.
Là où il fallait des clarifications, de nouvelles confusions ont été ajoutées. Ainsi aucune séparation ne sera imposée entre les activités de dépôts et les activités d’investissement. Alors que le gouvernement espérait au départ obliger les banques à créer des filiales séparées pour leurs activités sur compte propre, celles-ci ont obtenu de pouvoir les conserver en leur sein et poursuivre les spéculations pour leur propre compte, à condition qu’elles investissent à côté d’un client. Même laxisme sur les produits dérivés. Seules quelques catégories de produits dérivés – liés à l’énergie, aux matières premières, aux changes – devront être échangées sur des marchés régulés. Les autres pourront toujours être négociés de gré à gré. Quant à demander aux banques d’assumer au moins une partie des risques dans leur bilan et non de les reporter sur les marchés par le biais de la titrisation afin de les responsabiliser, inutile d’y penser : elles seront tenues à l’avenir de conserver 5 % des produits titrisés qu’elles ont conçus. Autant dire une paille.
Dès l’adoption de la loi, les analystes ont fait leurs comptes. Les premiers résultats sont unanimes : la puissance de Wall Street est intacte. « Aucune des grandes banques ne sera affectée par cette législation », assure Simon Johnson, professeur au MIT Sloan. Après avoir évité un texte fondateur strict, les banques veulent pousser encore l’avantage. L’encre de la loi était à peine sèche que des armées d’avocats et de lobbyistes ont commencé à s’activer pour fouiller tous les interstices des textes, et réfléchir à tout ce qui pourrait être suggéré aux agences pour obtenir des textes d’application le moins contraignants possible.
Le recul du gouvernement américain va fournir un excellent prétexte aux banquiers européens pour obtenir à leur tour des aménagements sur la réglementation bancaire. Déjà l’Allemagne et la France se sont portées au secours de leurs banques pour demander un report des nouvelles règles dites Bâle III, voulant imposer des niveaux de capitalisation beaucoup plus élevés qu’auparavant. Obliger les banques à renforcer leurs fonds propres en ce moment risque de peser sur l’activité économique, plaident les deux gouvernements, en écho au lobby bancaire.
Bref, tout le monde est prêt à repartir comme avant, à oublier les engagements pris au moment de la crise financière, à éviter surtout toute immixtion du moindre pouvoir politique et réglementaire dans le monde financier. Tout cela durera jusqu’au prochain accident. A ce moment-là, beaucoup pourraient regretter d’avoir œuvré pour éviter une réforme bancaire en profondeur, d’avoir perdu une occasion d’imposer des règles claires. Car les conséquences alors pourraient être sans commune mesure avec ce que fut le séisme financier de 2008.
* Martine Orange est journaliste pour le site Mediapart.