Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

La pandémie en Afrique du Sud : un désastre annoncé

Un pays fragile avant la pandémie actuelle.

En 1994, l’Afrique du Sud élisait un parlement démocratique multiracial, avec Nelson Mandela comme président et l’African National Congress (ANC) comme premier parti du pays. On pensait alors que le pays pourrait se reconstruire après de longues décennies de violence et de misère. Après le départ de Mandela en 1999 cependant, la situation économique et sociale s’est aggravée avec la montée du chômage ( plus de 30% de la population active, soit 10 millions). Pour la majorité des Noirs qui vivent dans les « townships », les anciens quartiers où ils étaient confinés à l’époque de l’apartheid, les conditions ne se sont pas améliorées. En sus de tous ces problèmes, l’Afrique du Sud a été durement frappée par l’épidémie du VIH-SIDA. Dans les années 1990, le gouvernement a été très critiqué pour son inaction devant ce désastre qui a fait plusieurs millions de morts. Encore récemment (2018), plus de 126 000 Sud-africains sont morts du SIDA. Plus de 19% des 15 à 49 ans portent le virus.

Article écrit ebn collaboration avec Pierre Beaudet.

Le confinement n’est pas une solution

C’est ainsi que ce pays fragilisé par la misère et la maladie entreprend, avec beaucoup d’appréhension, la lutte contre le coronavirus. Pour le moment, le nombre de personnes infectées est encore modeste (autour de 1500), mais tout le monde convient que cela résulte du fait que le dépistage ne touche qu’une très petite portion de la population. La semaine passée, le gouvernement a imposé la fermeture des entreprises et ordonné le confinement dans leurs domiciles (avec la permission de sortir pour acheter de la nourriture ou consulter un médecin). Cependant, dans les townships, la densité de la population à Soweto (Johannesburg) ou à Khayelitsha (Cape Town) est telle que les gens vivent les uns sur les autres. Pire encore, une partie substantielle des résidents vivent dans des abris de fortune (des shacks), le plus souvent sans accès à l’eau potable et à l’électricité. Une fois refoulés dans leurs quartiers, les gens font alors face au problème de l’approvisionnement. C’est ce qui explique les émeutes survenues autour des magasins d’alimentation. Le contraste est saisissant dans les centres urbains, où réside la minorité blanche, qui profite d’un appartement, même modeste. On s’inquiète du fait que la polarisation raciale et sociale qui sévissait sous l’apartheid se reproduit dans la crise actuelle.

L’impact économique

Avec la fermeture des entreprises pour une période de 21 jours, les salariés de l’État et des grandes entreprise sont partiellement compensés par l’État ou les employeurs, sur une échelle qui va de 38% à 60% de leur salaire (avec une limite de 1700 dollars par mois). Mais cette aide n’existe pas pour l’immense masse qui travaille dans le secteur informel, sans contrat ni protection sociale, dont un grand nombre de travailleuses domestiques. Déjà, on s’interroge sur ce qui va se passer après le retour au travail. Bien avant la pandémie, l’économie sud-africaine était dans une sévère récession, avec des fermetures d’entreprises et la fuite des investisseurs. Grand exportateur de ressources minières, le pays pourrait subir la récession qui frappe les locomotives de l’économie mondiale comme la Chine, les États-Unis et l’Union européenne. Le gouvernement ne dispose pas de ressources suffisantes pour mettre en œuvre de grands projets d’infrastructures. Le dernier budget proposé par le gouvernement, avant l’éclosion de la pandémie, proposait d’imposantes coupures de 16 milliards de dollars dans les dépenses de l’État.

Perte de légitimité

Depuis quelques années, de grandes affaires de corruption ont terni l’image des dirigeants de l’État et de l’ANC. L’ex-président Jacob Zuma a été accusé de détournements de fonds. Le président actuel, Cyril Ramaphosa, porte le fardeau d’une réputation d’un homme d’affaires à la main de fer. En 2012, lors d’une grève de mineurs à Marikana, l’entreprise Lonmin dont il était un des principaux actionnaires a été la scène d’un massacre où des travailleurs ont été tués par la police dans des scènes qui rappelaient la brutalité du régime de l’apartheid. L’actuel ministre de la police, Bheki Cele, a la réputation d’un homme qui n’hésite pas à utiliser la violence, comme ce qui est survenu la semaine passée dans plusieurs townships. Cette perte de légitimité perdure depuis quelques années, ce qui explique le déclin électoral de l’ANC sur le plan national et municipal

La pandémie risque de frapper fort

La démographie sud-africaine, avec une grande majorité de jeunes, aurait pu faire penser que le coronavirus ferait moins de dommages qu’ailleurs. En réalité, le virus vise ceux et celles qui ont des maladies chroniques ou qui sont affaiblies par d’autres maladies. Outre les deux millions de séropositifs, l’Afrique du Sud compte un grande nombre de personnes souffrant de la tuberculose et de diabète, qui sont, comme on le sait, des maladies liées aux mauvaises conditions de vie. L’insuffisance des infrastructures médicales est énorme, empêchant des mesures préventives comme la mise en réserve de lits, l’utilisation d’appareils de dépistage, voire la disponibilité de masques, de gants et de ventilateurs. À date, quelques pays seulement (dont la Chine) ont promis un peu d’aide, mais à une échelle qui ne correspond pas à l’ampleur du problème.

Des répercussions sur tout le continent

Pendant quelques années, le pays de Mandela était un peu le refuge et l’espoir de l’Afrique, d’où l’afflux de millions de personnes de tous les coins du continent. Il y avait également l’espoir que les capacités de l’Afrique du Sud pourraient relancer l’économie africaine. On comprend donc que la crise actuelle risque d’avoir des effets très négatifs, surtout dans la région australe du continent où vivent plus de 70 millions de personnes. Il faudra voir dans le développement d’une crise qui risque de durer plusieurs mois comment l’Afrique du Sud et l’ensemble du continent pourront se reconstruire. L’enjeu est tellement important, et pas seulement pour l’Afrique.

Roger Etkind

Journaliste sud-africain.

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