Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

La guerre de cinq ans de Bernie Sanders (2/2)

La politique en direction de la classe ouvrière peut encore être l’avenir.

Partout dans le monde, de la Norvège à la Nouvelle-Zélande, alors que les partis de gauche de la classe ouvrière ont cédé la place à leurs descendants « brahmanisés », la portée et l’horizon de la politique de gauche ont changé. Moins intéressés par une redistribution économique transformatrice – et bien moins capables de la mettre en œuvre, en tout cas – les progressistes contemporains ont mis leur foi et leur énergie dans toute une série d’autres projets, de l’environnement aux questions de représentation culturelle.

Inprecor no 681-682, janvier-février 2021

Par Matt Karp

Pourtant, les socialistes comme Bernie Sanders comprennent que peu de ces luttes pour la justice peuvent être gagnées, de manière significative ou durable, si elles ne s’accompagnent pas d’un transfert de pouvoir et de ressources à grande échelle, obtenus par une classe ouvrière déterminée.

En soi, la guerre de cinq ans de Bernie n’a pas réussi à réanimer la politique de classe du XXe siècle. Mais s’il y a un espoir de revenir à l’alignement électoral qui a produit toutes les grandes réformes sociales-démocrates de l’histoire – unissant une classe ouvrière diversifiée autour de demandes pressantes de redistribution – il réside dans la cohorte des électeurs de Sanders âgés de moins de 45 ans.

Non seulement les deux tiers ou plus de ces jeunes Américaines et Américains pauvres soutiennent le programme Medicare for All (soins de santé pour tous), l’impôt sur la fortune et d’autres réformes importantes, mais ils ont montré, lors des campagnes primaires de 2016 et de 2020, que ces engagements fondamentaux de redistribution sont suffisamment forts pour guider leurs choix de vote. Il ne s’agit pas encore d’une majorité socialiste, mais il s’agit peut-être d’une majorité socialiste à l’état embryonnaire.

Et même si la population américaine vieillit, cette majorité embryonnaire s’accroît chaque année et au sein de chaque groupe démographique. Malgré le folklore selon lequel les électeurs deviennent plus conservateurs en vieillissant, le consensus académique est que les préférences idéologiques sont, en fait, assez stables dans le temps. Les Millennials plus âgés, enfermés dans une économie de plus en plus inégale, ne semblent pas se diriger vers la droite. La majorité écrasante qui réclame aujourd’hui la sécurité sociale, on peut le parier, la réclamera aussi demain.

Si Bernie Sanders n’était pas destiné à être l’Abraham Lincoln de la gauche du XXIe siècle, gagnant une révolution politique sous sa propre bannière, il pourrait bien être quelque chose comme notre John Quincy Adams (35) – le « vieil homme éloquent » dont les attaques passionnées dans les années 1830 et 1840 contre le pouvoir esclavagiste ont inspiré les radicaux qui l’ont renversé une génération plus tard.

Au cours de la prochaine décennie, cette majorité embryonnaire devra relever au moins deux défis considérables. Tout d’abord, et c’est le plus pressant, elle doit affronter son principal antagoniste au sein de l’électorat des primaires : la coalition des Démocrates / tendance Fairfax-Halliburton, plus âgée, plus riche et toujours plus nombreuse, dont les voix sont courtisées par les dirigeants du parti avec des discours, patriotiques, et du concret : des promesses d’allégement fiscal.

À court terme, la piste d’attaque la plus prometteuse se trouve dans les scores des districts législatifs essentiellement urbains, de Los Angeles à Denver et San Antonio, où les jeunes électeurs prédominent et où Sanders a surpassé tous ses rivaux centristes réunis. Les récentes victoires des candidat∙es de gauche radicale à Philadelphie, Pittsburgh, Washington DC et New York suggèrent que la politique démocrate socialiste peut aussi se développer dans les villes du Nord-Est.

Cependant, même à court terme, les jeunes quartiers urbains ne suffiront pas à eux seuls à permettre aux partisans de la gauche à la Sanders de battre les Démocrates/Fairfax au sein du caucus du parti – et encore moins d’exercer un pouvoir fiscal significatif dans les gouvernements des grands États ou au Congrès.

Et à plus long terme, une focalisation au laser sur les quartiers urbains extrêmement libéraux des littoraux – une carte électorale qui suit les progressistes brahmanisés partout où ils vont – risque d’accélérer la dérive de la gauche, loin des questions fondamentales du pouvoir de classe et de la redistribution matérielle.

Pour certains des activistes brahmanisés, c’est précisément la question. Selon eux, une focalisation rétrograde sur la classe a empêché les progressistes de comprendre que leur base naturelle se trouve chez les banlieusards en col blanc, qui partagent déjà une politique culturelle libérale. « Je peux prendre quelqu’un qui est profondément préoccupé par le patriarcat et je peux lui faire comprendre comment le patriarcat recoupe le capitalisme », affirme Sean McElwee, « bien plus que je ne peux prendre quelqu’un qui est en colère parce que la GM lui a retiré son emploi et lui faire comprendre le socialisme » (36). Vu sous cet angle, le déclin continu de la participation de la classe ouvrière à la politique pourrait même être quelque chose de positif, car il ferait passer davantage de circonscriptions du Congrès des mains des Républicains à celles des Démocrates.

Sanders avait une théorie différente, et ses campagnes ont réuni une coalition différente, centrée sur les jeunes électeurs à faible revenu, de Brownsville à Duluth. En 2020, cette coalition ouvrière n’a pas suffi pour remporter l’investiture démocrate. Et non, Sanders n’a pas réussi à renverser l’histoire et à ramener le vaste réservoir de travailleurs aliénés et apolitiques à la politique des primaires.

Mais d’ici 2032, les électeurs de moins de cinquante ans de Bernie représenteront probablement une majorité, et certainement une pluralité, au sein de l’électorat du parti. Quelle sorte de gauche sera là pour les accueillir ? S’agira-t-il d’un mouvement progressiste profondément post-Sanders, dont les priorités sont définies par le discours des médias sociaux, les ONG militantes financées par des milliardaires et une relation de travail amicale avec le Parti démocrate bourgeois ? Imaginez Sean McElwee prononçant jusqu’à la fin des temps un discours d’ouverture au Walmart Center for Racial Equity… [Walmart est une très grande chaine de supermarchés…]

Ou bien est-ce que ce sera une gauche politique qui poursuivra le travail que Sanders a jusqu’ici si noblement avancé, en s’inspirant du discours (37) de Lincoln à Gettysburg ? Une gauche ancrée dans la politique de classe, et qui vise fondamentalement à renforcer les demandes de redistribution matérielle – soins de santé, éducation, emplois et allocations familiales pour tous, payés par les riches ? L’avenir n’est pas encore écrit.

* Matt Karp est professeur d’histoire à l’Université de Princeton et collaborateur de la revue Jacobin.
Cet article a d’abord paru le 28 août 2020 sur site web de la revue Jacobin : https://www.jacobinmag.com/2020/08/bernie-sanders-five-year-war
(Traduit de l’anglais par JM).

Notes

35. John Quincy Adams (1767-1848), président des États-Unis de 1825 à 1829, a défendu en 1841 devant la Cour suprême le cas des Africains du navire espagnol La Amistad qui en avaient pris le contrôle alors qu’ils étaient transportés comme esclaves. Menacés d’expulsion vers l’Espagne, ils seront finalement libérés.

36. Cf. Simon van Zuylen-Wood, « Pinkos Have More Fun – Socialism is AOC’s calling card, Trump’s latest rhetorical bludgeon, and a new way to date in Brooklyn », New York Magazine, 4 mars 2019.

37. Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_Gettysburg

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