Comment la grève des enseignantEs de Chicago s’insère-t-elle dans le récit que vous élaborez dans votre livre ?
Chris Hedge : Elle s’insère parfaitement dans ce que Joe et moi avons vu et rapporté au cours de la dernière année. Dans ces zones sacrifiées, on trouve : une population sans plus aucun pouvoir, la destruction, un appauvrissement généralement invisible dans le reste du pays. Nous avons aussi observé les assauts perpétrés contre les communautés amérindiennes et celles des centres villes. Nous avons fait un chapitre entier sur Camden au New Jersey la ville la plus pauvre per capita dans tous les États-Unis. Ce qui s’est passé là nous tombe dessus maintenant.
C’est dans cette conjoncture que la grève des enseignantEs de Chicago doit être considérée comme l’action la plus importante dans le monde du travail depuis des décennies. Si cela échoue vous pouvez être surEs que le flot des attaques contre les syndicats va se poursuivre partout : contre les syndicats d’enseignantEs et dans le dernier réduit des activités syndicales soit celui du secteur public, celui des pompiers-ères et policiers-ères. C’est déjà commencé. Depuis que notre livre a été publié, Camden a licencié toute sa force policière. C’est non seulement la ville la plus pauvre du pays mais une des plus dangereuses. L’administration voulait se débarrasser du syndicat des policiers-ères. Et ils l’ont fait.
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Nous sommes allés dans ces zones sacrifiées pour montrer ce qui arrive quand les familles, les individuES, les communautés, l’environnement, sont forcés de se mettre à genoux devant les dictats des marchés. Vous avez des résultats à tous les niveaux : personnels, économiques et de dévastation environnementale. Maintenant ces forces qui ont fabriqué ces zones, les ont laissées sans voix devant les profits et la cupidité des compagnies, se tournent vers le reste de la population pour reconfigurer le pays en une société néo féodale, avec un État oligarchique. Et je pense que cela fait parti des gènes profonds du parti Démocrate qui est représenté d’une certaine manière ici par Rahm Emanuel le maire de Chicago, (et ancien chef de cabinet du président Obama, n.d.t.). Tous les ténors de ce parti ont tourné le dos aux syndicats, à la lutte des enseignantEs de Chicago, Barck Obama le premier.
A.G. : C’est intéressant de voir que les grands médias questionnent la situation en se demandant pourquoi les enseignantEs ont attendu « jusqu’à maintenant » ? Pourquoi ils n’auraient pas négocié avant ? J’ai pourtant vu Rahm Emanuel, le maire de Chicago à Charlotte, à la convention démocrate, la semaine dernière…
C.H. : Vous savez, la tactique est claire. Et le secrétaire à l’éducation, Duncan, soutient cette posture. Il s’agit essentiellement de se débarrasser des enseignantEs qualifiéEs. Nous observons ce qui se passe à New-York. Les attaques contre ce personnel sont aussi graves là que contre les syndiquéEs de Chicago.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le gouvernement fédéral dépense chaque année environ 600 milliards pour l’éducation. Les compagnies veulent cet argent. Et c’est ce qui est en train d’arriver à travers la création des écoles privées affiliées (charter schools), à travers l’imposition des tests standardisés et le démantèlement des syndicats d’enseignantEs, en embauchant des remplaçantEs à temps partiel et sans grande qualifications. C’est ce que veut dire « Teach for America ». L’enseignement se fait machinalement et ils et elles sont sous payéEs. Ce n’est plus une carrière. Je veux dire : il y a une grande différence entre enseigner quoi penser et enseigner comment penser. Les entreprises veulent qu’on enseigne quoi penser. C’est une position un peu classique. Le peuple devient un simple figurant. C’est un enseignement qui prépare à travailler. Donc, je considère ce qui se passe à Chicago, comme un exemple de soulèvement viscéral de notre temps. Si cela échoue nous sommes tous et toutes dans un bien mauvais pétrin.
A.G. : Est-ce que vous voyez une similitude entre les effets du mouvement Occupy qui a répandu ses camps un peu partout dans le pays et cette grève qui est en train d’entrainer la mobilisation des enseignantEs un peu partout ?
C.H. : J’espère ! Nous avons pu voir des ralliements à New-York. Ce qui me semble important dans le conflit de Chicago c’est qu’il s’oppose aux centres de décision traditionnels, dont ceux du mouvement syndical. Et cela bien sûr, est similaire à ce que fait le mouvement Occupy.
Pour moi, l’administration Obama a démantelé les campements dans un effort concerté. Le dernier chapitre de notre livre intitulé « Days of Revolt », (…) fait état de cette action. Une réponse sensée aux injustices vécues et les doléances exprimées par des dizaines de millions de travailleurs-euses américainEs et leurs familles, aurait été de déclarer un moratoire sur les saisie de maisons, la nationalisation des banques, un programme massif de création d’emplois principalement destinés au jeunes de moins de 25 ans et la création d’un système s’assurance maladie universel, public, que cette administration a cyniquement écarté. Paul Krugman réclame un tel programme sans arrêt dans sa chronique ne serait-ce que d’un point de vue économique. Mais ça ne s’est pas produit. Le contraire de ce qui était arrivé avec le New Deal. Cela aurait permis de dissiper la lourde situation dans laquelle nous sommes maintenant et qui est devenue inévitable. Au lieu de cela la sécurité et la surveillance d’État sont entrés dans les camps pour les éradiquer. C’est toujours la classe dominante qui détermine les paramètres de la rébellion et de la résistance.
La grève de Chicago illustre la faillite à la fois des directions traditionnelles des travailleurs-euses et du parti Démocate. C’est dans ce contexte que le mouvement Occupy était si important. Est-ce que le mouvement va se reconstruire tel quel, ou est-ce que ce qui se développera dans l’avenir prendra le nom de Occupy n’est pas la question. C’était une tactique de la même façon que les marches pour les droits civiques (Freedom Rides) l’étaient. Ce qui se passe à Chicago est intimement lié au mouvement Occupy. C’est un mouvement avec des racines populaires. C’est une bataille contre les deux partis politiques qui défendent les intérêts de groupes financiers qui les soutiennent sans faillir. L’ennemi le plus acharné du syndicat de ces enseignantEs à Chicago est une éminente figure du parti Démocrate et évidemment un allié proche de Barack Obama. Je n’ai pas vu, lors de la convention démocrate, personne qui soit venu soutenir ces syndiquéEs.
A.G. : Pourtant, Mitt Romney les accuse d’avoir précisément fait cela.
C.H. : C’est une illustration de l’absurdité du débat entre les deux partis. Par exemple, ce qui est nommé « Obamacare » étaient les « Romneycare » à l’origine. La rhétorique politique, des deux côtés, n’a aucun lien avec la réalité telle qu’elle se déroule autour de nous.