J’ai essayé ici de réunir sous la forme la plus concise possible les propositions fondamentales de la méthode dialectique. L’idée même de définir la dialectique en dix points n’a cependant rien de dialectique, bien qu’à mon avis, il faille, pour l’aborder et s’en approprier, passer par cette étape. Le matérialisme dialectique (1940) de Henri Lefebvre est la principale source utilisée ici. Le plan suivi ci-dessous n’a pas de signification en lui-même : tous les points sont tout aussi importants et sont interdépendants.
En tant que méthode de raisonnement, la dialectique est complexe. Par ailleurs, derrière le même mot – dialectique – se cachent des démarches sinon opposées du moins différentes : la dialectique de Léon Trotsky n’est pas la même que celle de Herbert Marcuse, etc. Une bonne partie de ces propositions ont irrigué depuis plus d’un demi-siècle les sciences sociales ce qui fait qu’il est de moins en moins nécessaire de distinguer – comme il était d’usage dans les polémiques d’avant 1945 – les partisans de la dialectique et ses opposants.
1. Sujet et objet sont indissociables et influent l’un sur l’autre. L’activité pratique, c’est-à-dire « l’être », détermine la conscience même si celle-ci joue un rôle actif dans la transformation de l’être. De sorte que la méthode dialectique partage une parenté théorique avec l’approche « praxéologique » de P. Bourdieu qui rompt avec l’idéalisme et le finalisme des acteurs sociaux, tout autant qu’avec le matérialisme mécanique du XVIIIe siècle (La Mettrie, D’Holbach) et ses variantes positivistes et objectivistes dans les sciences sociales.
2. La logique formelle sépare les formes de la pensée de leur objet et transpose en théorie les contradictions pratiques qui par conséquent semblent insolubles. Ainsi, le principe d’identité (x est x) n’est valide que dans la mesure où la négativité inhérente à tout être (x n’est pas x) demeure contenue et dominée. La dialectique appréhende tout objet comme un produit de ses contradictions propres et externes. Par conséquent, tout être recèle de multiples possibles déterminés (donc non aléatoires). Il s’ensuit que si la logique formelle fait du monde un ensemble statique et immuable, la dialectique appréhende ce qui est mouvement et dynamique sous forme de processus.
3. La réalité n’est pas un donné : au-delà des apparences les objets du monde social ont une essence qui n’est pas fixe et qui se transforme. Les concepts théoriques sont par conséquent nécessaires pour identifier et saisir le réel.
4. Toute vérité est fausse dans la mesure où elle se proclame absolue et, à l’inverse, toute vérité n’est vraie que dans sa relativité à un espace-temps. Toute proposition fausse peut s’avérer vraie dans une certaine mesure.
5. La méthode dialectique « d’exposition » (Marx) doit être comprise comme une entreprise de déconstruction des faits apparents à l’aide des concepts théoriques. En ce sens, abstrait et concret sont indissociables : le particulier n’est révélé dans son essence que par le général et à l’inverse le général serait une absurdité sans les multiples formes concrètes et particulières issues de la pratique.
6. Tout changement procède suivant des modifications quantitatives et qualitatives. Les « sauts » qualitatifs interviennent à partir d’un certain stade de développement d’un processus donné, où l’accumulation de changements quantitatifs ouvrent la possibilité d’une transformation qualitative de l’objet considéré.
7. Le projet du matérialisme dialectique est l’émancipation des hommes à l’égard de tout ce qui les réduit et les soumet à d’autres logiques que les leurs. La libération de ces aliénations et dominations multiples constitue ainsi le fondement philosophique de l’humanisme marxiste.
8. Le point de départ et le point d’arrivée du matérialisme dialectique sont la pratique, c’est-à-dire la vie humaine en ses différents aspects. Point de départ, car la dialectique n’est pas une méthode logique abstraite transcendantale ; au contraire, elle est toujours immanente de la vie concrète telle qu’elle est. Point d’arrivée, car l’objectif de cette philosophie est de fournir, par la critique, des clés pour une action libre et libératrice des puissances sociales réifiées (marchandise, État, religion).
9. Il s’ensuit que le matérialisme dialectique ne sépare par la raison de la volonté, la connaissance rationnelle de l’intuition, ce qui est de ce qui devrait être, les sciences sociales de la stratégie politique.
10. Indissociable de la pratique, le matérialisme dialectique ne peut être transformé en système fermé et figé sans en violer les principes. La dialectique ne peut être un dogme car il s’agit d’une méthode de pensée avant tout négative, c’est-à-dire qui se construit en prenant appui sur les contradictions et la conflictualité à l’œuvre dans le monde. Quant à l’œuvre positive de la dialectique, elle désigne le dépassement de ce qui est dans une négation déterminée vers un troisième terme.
Légende : Diego Riveira, « L’homme, contrôleur de l’univers », 1934. Fresque de Bellas Artes, Mexico. Source : Michael Löwy, « Diego Rivera et Frida Kahlo, artistes révolutionnaires », 2014, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article32150