Nietzsche, Friedrich. 1977. La Naissance de la tragédie. Paris : Gallimard, 375 p.
Dans sa Préface de 18861, Nietzsche insiste sur le choc produit par « l’époque fiévreuse de la guerre franco-allemande de 1870-1871 » (p. 11). La Naissance de la tragédie est un texte qui fut écrit durant cette période de grandes violences militaires. Le livre traite à la fois de l’esthétique, de la métaphysique et de la politique.
Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche soutient la thèse que c’est dans la confrontation avec ce qui nous est étranger que nous pouvons accéder à nous-mêmes. Ce sera en interrogeant la genèse de la tragédie attique, à partir des personnages que sont Apollon et Dionysos, que Nietzsche pourra mettre en lumière le « pessimisme » (p. 11) qui régnait à l’époque de la Grèce présocratique. Ce « pessimisme de la force » (p. 12) en ce qui concerne le caractère douloureux de la vie humaine, n’exclut pas le désir d’exister, au contraire, il le renforce selon lui. Nietzsche va également interroger une autre forme de pessimisme qui atteint l’Europe (p. 12) à son époque : le nihilisme qui est la conséquence paradoxale du rationalisme socratique. Ce petit livre paru en 1872 inaugure une forme de philosophie radicalement nouvelle : une philosophie qui, contre la rationalité triomphante, met au jour le fond pulsionnel de toute activité humaine et qui ose comparer et évaluer les cultures en vue de mieux les comprendre face à leur présent et leur avenir.
L’ouvrage se divise en trois grandes sections (...) dans lesquelles Nietzsche apporte des éléments de réponses aux interrogations suivantes :
1) Qu’est-ce que l’art tragique et dionysiaque ou qu’est-ce que la tragédie eschyléenne ? (de la partie 1 à 10) ;
2) Qu’est-ce que la comédie nouvelle attique ou qu’est-ce que le théâtre euripidien sous l’influence de l’homme théorique socratique ? (de la parie 11 à 15) ; ou : qu’est-ce que l’homme théorique théocratique (ou le citoyen) apporte à la nouvelle comédie attique ou au théâtre euripidien ?
3) En quoi la musique allemande a-t-elle contribué à la renaissance de la tragédie ? (de la partie 16 à 25).
Les deux innovations du livre sont incontestablement l’interprétation du phénomène dionysiaque chez les Grecs (il en donne les caractères psychologiques et il voit dans ce dieu, Dionysos l’une des racines de l’art grec) et ensuite l’interprétation du socratisme (Socrate y est présenté comme le décadent type dont la " raison socratique » s’oppose à l’instinct). La " rationalité " coûte que coûte apparait comme une dangereuse puissance qui a pour effet de miner la vie. Ajoutons aussi que La Naissance de la tragédie porte l’empreinte de la complicité intellectuelle qui existait à cette époque entre le compositeur Richard Wagner2 et Nietzsche et également l’influence du livre de Schopenhauer intitulé Le monde comme volonté et comme représentation.
Nietzsche prend comme point de départ le problème de la douleur. Pourquoi y a-t-il eu la naissance de l’art chez les Grecs ? Pourquoi cette création artistique porteuse de l’idée d’un monde meilleur qui console du monde mauvais ? Pour saisir la tragédie grecque, Nietzsche met en relation Apollon et Dionysos.
Appolon est le dieu de la lumière, des formes accomplies et de la mesure parfaite. L’homme en sa présence reste conscient de son individualité propre (« principium individuationis » p. 30). Dionysos, est le dieu de l’extase et de l’ivresse. Son culte brutal (surtout présent chez les barbares), choquait l’esprit grec jusqu’au jour où l’on se mit à comprendre que le rêve apollinien n’était qu’un voile posé sur la réalité. Une aspiration se mit à monter du fond de l’être Hellénique. À l’occasion des crises d’extases où il s’abandonnait tout entier, le Grec rentrait dans l’unité de la nature. En face de l’illusion légère représentée par le rêve apollinien, une douleur sourde subsistait. Seul Dionysos était en mesure de briser les lois de la mesure et de dissiper la douleur. Ces principes opposés du rêve, et de l’ivresse finirent à la longue par s’accorder. C’est de leur union que naquit, selon Nietzsche, la tragédie attique. Composée d’un chœur de satyres, elle eût longtemps pour objet unique le culte de Dionysos. Nietzsche interprète les personnages de la tragédie comme des masques de Dionysos. Il identifie le tragique et le dionysien, les opposant à l’apollinien. Il fait d’Apollon et de Dionysos deux principes qui entrent en conflit. Nietzsche nous présente l’art comme étant le seul stimulant qui donne la force d’affronter et d’assumer le devenir.
Dionysos est l’être le plus exubérant de la mythologie grecque. Il incarne certes l’ivresse organique mais également la surabondance existentielle, la vie comme puissance créatrice. Par opposition, Apollon est le symbole de la mesure, de la maîtrise rationnelle et de la sérénité. Selon Nietzsche, ces deux principes contradictoires trouvent leur réconciliation dans la tragédie de Sophocle et d’Eschylle. Mais la tragédie grecque, meurt avec le théâtre d’Euripide qui, sous l’influence socratique, introduit un rationalisme responsable de la décadence des instincts de vie. Nietzsche semble trouver l’esprit dionysiaque dans la musique de Wagner qu’il considère comme l’antidote à l’ascétisme socratique et chrétien ; il y voit le point de départ d’une nouvelle culture susceptible de lutter contre la perte du sens de la vie et des valeurs qui les accompagnent, entre autres problèmes.
Au cours de sa réflexion sur l’art, Nietzsche distingue dans l’apollinien et le dionysien les grandes catégories suivantes : le rêve et l’ivresse ; la parole et la musique ; le serein et le mélancolique ; l’optimisme et le pessimisme. C’est à travers ces deux divinités qu’il fixe le cadre général de sa réflexion et amorce les grands développements de la thèse d’un Socrate, agent de la décadence grecque3.
La vision tragique du monde s’oppose à la vision dialectique d’Euripide. La mort de Sophocle et d’Eschylle est le résultat de l’importation de la dialectique de Socrate dans le théâtre d’Euripide. La dialectique ne comprend pas le tragique. Elle le lie au négatif, à l’opposition et à la contradiction qui est celle du tragique et de la vie.
La compréhension du constat de la présence du pessimisme dans l’existence humaine conduit à la recherche d’une transmutation de la souffrance en plaisir esthétique et c’est ce que permettait la tragédie grecque4 jadis. C’est dans la musique5que Nietzsche voit l’œuvre d’art de l’avenir6.
Yvan Perrier
1 Nietzsche, Friedrich. 2011. L’origine de la tragédie (1872). Trois-Rivières : Les Échos du Maquis, pp. 6-14. https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Lorigine-de-la-tragédie.pdf. Consulté le 13 mars 2018.
2 La relation amicale entre Neitzsche et Wagner durera pendant dix ans (de 1868 à 1878).
3 Nietzsche pose Socrate comme l’anti-artiste par excellence : symbole de la décadence de la tragédie à l’époque d’Euripide, Socrate apparaît comme l’édificateur d’un monde « non tragique » correspondant, en termes modernes, à la civilisation démocratique (c’est-à-dire, pour Nietzsche, égalitaire et individualiste). Il dira au sujet de l’homme socratique : « Pénétrer jusqu’au fond des choses, séparer la connaissance vraie de l’apparence et de l’erreur, telle était pour l’homme socratique la plus noble des vocations, et même la seule qui fût véritablement humaine. » Nietzsche, Friedrich. 1977. La naissance de la tragédie. Paris : Gallimard, p. 94. Nietzsche écrit même ce qui suit : « Et si la tragédie a péri, c’est dans le socratisme esthétique qu’il faut aller chercher le principe meurtrier » (p. 83).
4 Tragédie grecque qui était une merveilleuse « synthèse des arts » (poésie, musique et arts plastiques).
5 « Musique et mythe tragique expriment d’égale manière l’aptitude d’un peuple au dionysiaque et sont inséparables. » Nietzsche, Friedrich. 1977. La naissance de la tragédie. Paris : Gallimard, p. 141.
6 « L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : ce qui se révèle ici dans le tressaillement de l’ivresse, c’est, en vue de la suprême volupté et de l’apaisement de l’Un originaire, la puissance artiste de la nature tout entière. » Nietzsche, Friedrich. 1977. La naissance de la tragédie. Paris : Gallimard, p. 31.
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