Édition du 17 décembre 2024

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Philosophie

Du rêve américain au réveil des wokes

Tiré de : Pivot : Conflit en Ukraine | Impacts de la crise climatique sur notre santé | Des néonazis québécois sur Telegram
https://pivot.quebec/2022/03/02/du-reve-americain-au-reveil-des-wokes/

Le mouvement woke participe-t-il d’une idéologie qui fragmente la population et empêche l’insurrection des classes ouvrières ? Le mouvement divise-t-il les groupes en communautés fermées, en identités s’opposant les unes aux autres et, en ce sens, nuit-il à l’émergence d’une révolution globale contre l’ordre capitaliste actuel ? Il irait en fin de compte à l’encontre de la possibilité d’une révolte générale semblable à celle survenue en France en 1968 qui, elle, ravivait l’idéal progressiste des Lumières. Que penser de ce point de vue ?

À l’opposé du mouvement woke, l’idéal des Lumières considère la personne humaine comme étant la seule source de réclamations morales valides, et il la conçoit dans sa plus pure abstraction, sans distinction de couleur, de sexe, de genre, de langue, de culture, de nationalité ou de religion. C’est un idéal qui est « color blind » face à la différence et cela s’applique aussi à l’échelle internationale. Il faudrait donc transcender les différences et écarter les enjeux liés à leur reconnaissance. C’est seulement à cette condition que nous pourrions apercevoir les liens de solidarité qui nous unissent en tant qu’individus.

Les seuls enjeux importants seraient donc d’ordre économique et ils relèveraient de la justice distributive. Les enjeux identitaires leur feraient obstacle et nous empêcheraient d’avancer. Les débats de société portant sur la religion, l’ethnicité, le genre, le sexe, l’orientation sexuelle, le racisme et le colonialisme prendraient beaucoup trop de place et ils seraient autant d’écrans de fumée devant être dissipés pour que l’on puisse retrouver enfin les bonnes vieilles classes sociales d’antan, étant donné que l’économie est à la base de tous les véritables conflits et enjeux importants et que la classe ouvrière est au cœur de la lutte des classes. D’où l’idée que les prolétaires de tous les pays doivent s’unir.

A-t-on raison de voir dans le mouvement woke une source de division ? N’est-ce pas plutôt le contraire ? La sensibilité woke ne consiste-t-elle pas justement dans le fait d’être éveillé aux différents types d’injustice ?

La position que je viens d’évoquer à l’endroit des wokes trahit-elle une posture idéologique ancienne, déconnectée des enjeux vécus à notre époque et explique-t-elle en grande partie la débandade actuelle de la gauche en France ? En somme, le mouvement woke est-il une source inévitable de division ou, au contraire, une source potentielle de révolution ?

Aux origines du mouvement woke

Le wokisme trouve notamment son origine dans les travaux d’Iris Marion Young, car cette dernière était elle-même très sensible aux manifestations multiples de l’oppression subies par différents groupes au sein de la société : l’exploitation, la marginalisation, la domination, la violence et l’impérialisme culturel. (Voir « Five faces of oppression », Philosophical Forum, paru en 1988). Une théorie de la justice ne doit pas selon elle être color blind. Elle doit incorporer une politique de la différence. Ainsi, dans Justice and the politics of difference, paru en 1990, elle discute des injustices faites aux femmes, aux Afro-Américains, aux autochtones, de même qu’aux homosexuels et aux lesbiennes. Ces injustices débordent largement le domaine très étroit de la justice distributive.

La sensibilité woke remonte aussi à une autrice comme Kimberlé Crenshaw qui, avec son concept d’intersectionnalité, aperçoit les différents types d’injustice. Il y a les oppressions visant les classes populaires, mais aussi la discrimination basée sur la couleur de la peau. Les Afro-américains font des demandes de reconnaissance et non seulement des demandes liées à la redistribution socio-économique. Son premier texte en ce sens date de 1989 (« Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum).

Judith Butler a de son côté fait valoir qu’entre les deux pôles que sont les genres masculin et féminin, il existe une kyrielle d’autres identités de genre. Plus que quiconque, elle nous a sensibilisés à l’existence des LGBTQ. Son ouvrage séminal sur la question est Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, paru en 1990.

Nancy Fraser a elle aussi insisté sur l’aspect pluriel d’une théorie de la justice. Dans son article « Reframing Justice in a Globalizing World », paru en 2005, elle montre que la justice doit incorporer trois volets : la justice distributive, la politique de la reconnaissance et la représentation politique. Par exemple, les femmes sont défavorisées sur le plan de l’équité salariale (distribution socio-économique), mais on ne reconnaît pas non plus à leur juste mesure les mérites des professions fondées sur l’éthique du soin (reconnaissance), et elles ne brisent pas encore complètement le plafond de verre (représentation politique). Les Afro-Américains sont aussi victimes d’une triple injustice de ce genre. Il y a la pauvreté oui, mais il y a aussi le passé esclavagiste, la ségrégation, les politiques carcérales et les abus de la police qui relèvent d’un racisme systémique toujours en vigueur. Puis il y a les politiques diverses qui briment l’expression démocratique de plusieurs citoyens Afro-Américains.

Plus proche de nous, Chantal Mouffe insiste sur l’importance de construire le peuple en rassemblant les différents groupes qui subissent différents types d’injustice. Il faut rassembler les féministes, les écologistes et les identitaires venant d’une nation comprenant 99% de la population et ayant comme adversaire l’oligarchie économique. Pour y parvenir, il faut s’ouvrir à toutes ces différences. Voir l’ouvrage co-écrit avec Íñigo Errejón, Construire un peuple, Cerf, (2017).

Encore plus récemment, Aurélie Trouvé dans son livre Le Bloc Arc-en-ciel (Éditions La Découverte 2021) insiste pour dire que la gauche doit s’ouvrir au rouge des classes ouvrières, au vert des écologistes, au jaune des Gilets jaunes et aux différentes couleurs des groupes minoritaires identitaires.

Nous savons maintenant que la gauche doit aussi se porter à la défense de la biodiversité et que l’anti-spécisme requiert de respecter la différence animale. Mais nous devrions aussi savoir que pour combattre le communautarisme, il ne faut pas détruire les communautés. Et pour vaincre le nationalisme identitaire, il faut reconnaître les identités.

Or la culture woke participe de cette mouvance. Même si le terme a existé bien avant Black Lives Matter, ce mouvement l’a popularisé et fait entrer dans le discours social de notre époque. Le mot d’ordre qui consiste à devoir rester ‘woke’ recommande aux citoyens de tenir compte des problèmes d’inégalité raciale et des injustices sociales visant la communauté LGBTQ+, les femmes, les immigrés et les autochtones. On y trouve donc les mêmes enseignements que dans les travaux de Young, Crenshaw, Butler, Fraser, Mouffe et Trouvé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les figures de proue de cette nouvelle mouvance de la gauche sont des femmes. J’y reviendrai dans une prochaine chronique.

Les raisons de la colère

Pourquoi la gauche s’est-elle progressivement intéressée à des enjeux identitaires ?

Même si la lutte des classes demeure essentielle, une autre lutte s’est progressivement imposée et c’est celle qui oppose le 99% au 1%. L’écart entre les plus riches et le reste de la société se creuse de plus en plus. Aussi bien dire que ce sont les peuples en entier qui écopent face à la concentration du capital, des moyens de production et des pouvoirs de décision dans les mains d’un petit nombre. Le combat pour l’émancipation des masses n’est plus dirigé contre un seul groupe, le prolétariat, mais bien sur l’ensemble de la société, incluant en plus les minorités LGBTQ+, les femmes, les groupes racisés et les autochtones. Autrement dit, c’est la société dans son ensemble, dans sa différence par rapport aux autres sociétés et dans toutes ses différences internes, qui fait l’objet d’un rapport de domination et c’est la raison pour laquelle il faut élargir la lutte. Il faut tisser des liens avec les groupes racisés, les minorités religieuses, les minorités sexuelles et les nations minoritaires, afin de comprendre leurs revendications identitaires.

Plus précisément, la concentration du capital, des moyens de production et des pouvoirs de décision dans les mains d’un petit nombre rassemble des riches apatrides, des multinationales délocalisées et un commerce qui fait tomber toutes les barrières, tarifaires et non tarifaires. C’est un terrain de jeu idéal pour le Grand Capital. Cette oligarchie veut faire disparaître toutes les différences.

On se rappellera qu’au 19e siècle, ainsi que l’a montré Ernest Gellner, le développement industriel du capitalisme voulait uniformiser culturellement les populations au sein des États pour favoriser la mobilité d’une main d’œuvre formée partout de la même façon, dans une langue unique et aux dépens des minorités. Or, le capitalisme mondialisé, qui n’est encore à notre époque rien d’autre que l’impérialisme américain, a besoin d’une lingua franca, l’anglais, et d’une culture uniformément répandue et communément partagée, hostile à la Convention sur la diversité des expressions culturelles. Il peut être utile de rappeler que les États-Unis et Israël sont les deux seuls pays à avoir voté contre cette Convention. Il est dans l’intérêt de l’empire économique étatsunien de vouloir laminer toutes les différences culturelles et d’endormir les masses dans le rêve américain.

Les GAFAMS sont un instrument essentiel pour nous imposer culturellement, sans jamais être imposés fiscalement, une identité unique obtenue par un effet d’atomisation. Il s’agit de fragmenter la société et de confiner les citoyens entre quatre murs, dans leurs cavernes, pour qu’ils confondent les ombres qu’ils voient défiler sur des écrans avec la réalité, et pour qu’ils soient tous coupés les uns des autres. Les identités différenciées doivent être renvoyées dans l’invisibilité de la vie individuelle privée. Cachez ce voile ou ce sein que l’on ne saurait voir. Cachez cette religion ou cette orientation sexuelle qui doit rester individuelle. Cachez cette pauvreté, cet immigrant, cet autochtone, cette minorité racisée. Les identités ne sont que des identifications subjectives. Elles ne seront accueillies favorablement que si elles renvoient à du ressenti et qu’elles n’imposent aucun changement. Tous disposent ainsi dans leur imaginaire d’un registre d’identités multiples qui leur font croire qu’ils sont libres.

De nouvelles avenues

À l’inverse du rêve américain qui a besoin d’une population endormie, la gauche doit s’éveiller aux différences et les accueillir dans l’espace public. Elle ne doit pas combattre sur le seul terrain économique et pour ne défendre qu’une seule classe.

Les militants au sein de la France insoumise doivent donc accepter la vision proposée par Chantal Mouffe et Aurélie Trouvé. Ils doivent construire les peuples en s’ouvrant aux politiques de la différence. Les gauches de par le monde doivent redevenir patriotiques et renouer avec les peuples.

La gauche ancienne se coupe de la réalité quand elle s’appuie seulement sur les concepts issus des Lumières. Si elle se concentre exclusivement sur la classe prolétaire, les droits individuels et les liens de solidarité transnationale, et qu’elle fustige les politiques de la différence, elle continuera d’être en perte de vitesse et à bout de souffle. Il faut laisser au Grand Capital le soin de ne jurer que par les enjeux de l’économie. La gauche doit faire valoir les autres couleurs du monde.

Les wokes ne sont pas parfaits. Ils dérapent parfois lorsqu’ils s’en prennent à des allié.e.s qui cherchent à nommer les sources du racisme symbolique. La droite identitaire ne rate d’ailleurs jamais l’occasion de sauter à pieds joints sur les moindres dérapages. Mais le wokisme a cette double vertu de pouvoir indiquer les nouvelles voies que doit emprunter la gauche pour raviver la flamme du militantisme, et il permet aussi de porter un bon diagnostic permettant de comprendre pourquoi cette même gauche est en parfaite déroute quand elle s’en tient aux classes ouvrières et aux enjeux socio-économiques, en faisant la sourde oreille aux politiques de la différence.

Michel Seymour

Profs contre la hausse

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