Édition du 3 décembre 2024

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Europe

Le Monde

La crise du travail au coeur de la crise du capitalisme

Il est habituel de présenter la crise qui atteint le monde entier et qui a éclaté en 2007 selon un déroulé désormais classique, sinon consensuel :

 Depuis la financiarisation de l’économie capitaliste mondiale et la dérégulation des marchés financiers, l’ensemble des institutions bancaires et financières ont mis la monnaie et le crédit au service exclusif des activités financières, le plus souvent à caractère spéculatif, notamment :

. la restructuration du capital par la concentration, les fusions, les délocalisations… ;

. la spéculation sur les titres, notamment les produits dérivés, les contrats d’assurances (CDS)… ;

. tout cela au moyen de mécanismes financiers de plus en plus sophistiqués et dangereux : titrisation, effet de levier, LBO…

 À la tête du système bancaire et financier, on trouve des banques centrales de deux types :

. les banques centrales soufflant le chaud et le froid comme la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ;

. la Banque centrale européenne (BCE) glaciaire car s’obstinant à lâcher la bride sur le cou au crédit destiné à nourrir la restructuration financière et la spéculation, mais rigide pour le crédit destiné à l’investissement productif et à l’emploi.

http://harribey.u-bordeaux4.fr

 Le résultat fut un emballement de l’endettement privé qui, lorsqu’il a fallu sauver les banques, s’est transformé en un endettement public non maîtrisé.

Le résultat fut aussi un engrenage récessif que les plans d’austérité ne peuvent qu’entretenir. Le communiqué de Standard & Poor’s justifiant la dégradation de la note de la dette souveraine de la France dit que l’austérité aggravera les déficits publics mais qu’il faut renforcer l’austérité, ce qui prouve bien que les classes dominantes n’ont pas de voie de sortie de la crise et font payer celle-ci aux populations.

Au sein de l’Union européenne et de la zone euro en particulier, la baisse des impôts des riches a miné les budgets publics. Interdits d’emprunter auprès de la BCE, les États n’avaient plus d’autre moyen que de s’endetter auprès de ceux qu’ils avaient épargnés en diminuant la progressivité de l’impôt sur le revenu, l’impôt de solidarité sur la fortune, l’impôt sur les sociétés, les droits de succession, et en multipliant les niches fiscales avec le bouclier fiscal en prime.

Mais comment cet engrenage mortifère a-t-il pu s’enclencher ? Comment les forces sociales ont-elles pu être à ce point défaites par l’offensive du capital et de ses porte-parole politiques et médiatiques ?

L’hypothèse que je voudrais développer est celle-ci : parce que le terrain de la question du travail a été déserté.

1) Combien de temps a-t-il fallu pour que soit reconnue la baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée ? Baisse qui s’est produite de 1983 à 1989 (9 points de pour cent par rapport à 1982 et 5 points par rapport à 1972)-t-il fallu pour que soit reconnue la baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée ? Baisse qui s’est produite de 1983 à 1989 (9 points de pour cent par rapport à 1982 et 5 points par rapport à 1972) [1], et qui ne fut reconnue que du bout des lèvres par les organismes statistiques et les commentateurs que vingt ans après.

Aujourd’hui cette baisse est avérée, mais sa négation pendant vingt ans a permis delaisser filer le chômage et se dégrader les conditions de travail, de défaire le droit du travail etles contrats de travail, de laisser s’installer la précarité dans et hors du travail, et de réduire laprotection sociale.

La sanction sera double :

 contre le monde du travail d’abord, avec une explosion des inégalités ;
 contre le capital, incapable d’écouler ses marchandises, d’où la réapparition régulière de surcapacités de production et de la surproduction dans tous les secteurs industriels ;
la crise de suraccumulation du capital et de rentabilité reviendra lorsque le crédit ne réussira plus à la masquer et sera révélée pat l’éclatement de la crise financière.

Car la crise marque l’incapacité intrinsèque de la finance à créer de la richesse et l’incapacité à faire rendre gorge davantage au travail à créer de la valeur. Le bouquet est apporté par l’incapacité du capital à faire reculer toujours plus loin les limites de la planète. Ce qui fait de cette crise une véritable crise systémique où la logique d’exploitation du travail et de la nature est dans une impasse.

2) Tout cela commence à être connu, mais reste dans l’ordre du quantitatif quand on souligne la contradiction entre la dégradation de la part des salaires dans la richesse produite et le manque de débouchés.

Il faut aussi examiner la question du travail d’un point de vue qualitatif. Or, le travail aété déserté sur le plan de l’éthique et de la philosophie politique. Et cette désertion a grandement facilité la dégradation générale de sa condition.

Pendant toute la phase conquérante de l’idéologie néolibérale au cours des années 1980et 1990, une grande partie des intellectuels de gauche bien-pensants a cru bon de se couler dans l’air du temps et de jeter aux orties tous les fondamentaux de la critique de l’économie capitaliste sous le prétexte de l’échec du marxisme. Nous avons donc eu droit à un bric-à-brac idéologique, nous assurant :

 que le travail n’était plus la source de la valeur économique ;
 que sa propre valeur économique s’éteignait ;
 et, in fine, que la « valeur travail », entendue au sens philosophique, était « en voie de disparition » [2] et que l’ère de la « fin du travail » [3] était arrivée. [4]

Il était donc inutile de vouloir sauver le travail, sous-entendu sauver les travailleurs, condamnés au chômage ou aux revenus d’assistance et appelés à se reconvertir dans « l’activité ». Il était inefficace de sauver les systèmes de retraites collective puisque les fonds de pension (la finance donc) étaient supposés créer de la richesse.

Devant cette désertion, sinon trahison, intellectuelle et politique, on comprend la facilité et la gourmandise avec lesquelles un roublard comme Sarkozy ait pu récupérer à son profit la thématique de la valeur travail, puisque celle-ci était dédaignée par la gauche intellectuelle bien-pensante et par la gauche politique impuissante.le-ci était dédaignée par la gauche intellectuelle bien-pensante et par la gauche politique impuissante.

Sous couvert d’un discours sur la valeur travail redorée, Sarkozy nous a servi une loiTEPA qui constitue un exemple parfait de gouvernement par anti-phrases, c’est-à-dire de perversion sémantique :

 valeur travail pour déguiser l’avantage accordé au capital ;
 gagner plus… pour les rentiers ;
 diminuer le coût du travail pour accroître celui du capital ;
 le savoir et le savoir-faire du travailleur désormais dénommé, avec l’aval de la prétendue science économique, « capital humain ».

Offensive du capital et désertion des bien-pensants ont donc empêché toute réflexion en profondeur sur le travail et sur les transformations que le capital lui imposait.

Pendant les Trente Glorieuses, l’aliénation du travail prolétaire était jugée comme pouvant être compensée par l’accès à la consommation de masse. Mais, avec la fin du fordisme et l’avènement du néolibéralisme, ladite rationalisation du travail est réapparue toute nue et la justice sociale ne pouvait plus être ramenée à un échange salarial de plus en plus médiocre.

Pire encore, la transformation des processus productifs, qui tendent à devenir des pièces de programmes informatiques et d’algorithmes impersonnels, aggrave la déshumanisation du travail et fait des travailleurs des rouages obéissant à des prescriptions venues d’ailleurs, d’on ne sait où, d’un ailleurs que les travailleurs ignorent.

Cette évolution est d’autant plus inquiétante que le modèle de l’entreprise néolibérale est étendu à la société entière, notamment dans les services publics qui doivent répondre à de nouvelles exigences de rentabilité, dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP).

Le travailleur est donc pensé par la classe capitaliste sur le modèle de l’ordinateur. Il doit répondre dans l’instant, en temps réel, et doit rester éveillé et mobilisable 24 heures sur 24.

Alain Supiot écrit : « Là où le taylorisme misait sur l’entière subordination des travailleurs à une rationalité qui leur restait extérieure, il s’agit maintenant de tabler sur leur programmation, c’est-à-dire d’étendre aux esprits des disciplines jusque-là réservées aux corps en usant massivement de psychotechniques. » [5] La subordination des corps propre au taylorisme n’a pas disparu mais celle des esprits a été rajoutée.

L’une des notions promues ces dernières années, avec l’aval de pseudo-experts, au rang de variable d’ajustement des politiques de l’emploi est la flexicurité. Depuis le rapport Virville (2004, favorable au contrat de mission), celui de Cahuc et Kramarz (2004, ayantinspiré le CNE et le CPE), celui de Camdessus (2004, pour la suppression des 35 heures, la non-augmentation du SMIC, le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, qualifié par Sarkozy comme son « livre de chevet »), celui d’Attali (2008, pour une croissance économique vertigineuse), les recommandations « expertes » sont toutes allées dans le même sens des réformes dites structurelles.

L’aboutissement de ces recommandations culmine dans la proposition actuelle de mise au chômage partiel pour lutter contre le chômage, malheureusement avalisée par les grands syndicats6, et dans celle des « accords-compétivité emploi » qui établit la priorité des accords d’entreprise sur les accords de branche ou [6] nationaux, signant l’abandon définitif de l’ancien principe de faveur inscrit dans le droit du travail, afin d’échanger le maintien de l’emploi contre une baisse du salaire ou une augmentation du temps de travail.

Tous ces rapports supposent une capacité du marché à faire coïncider les besoins des entreprises et l’adaptabilité, la mobilité, la flexibilité des travailleurs. Tous supposent que la concurrence entre les travailleurs et entre les systèmes sociaux participent à l’amélioration de l’économie : à court terme, peut-être, à long terme c’est moins sûr, et pour la société c’est
carrément faux.

C’est ainsi que le modèle de la corporate governance, qui allie pouvoir (et enrichissement) des actionnaires et concurrence conduit à une impasse économique, sociale et écologique. On revient donc à la crise du capitalisme : alors qu’il faudrait de la coopération, le capitalisme s’évertue à promouvoir la guerre économique, la guerre de tous contre tous. Même la notion d’entreprise est bousculée puisqu’elle ne doit plus cracher que du dividende.

La boucle est donc bouclée pour comprendre la crise : dévoiement de la monnaie, paralysie des processus démocratiques et extension de la sphère du marché définissent le cadre dans lequel la travail est emprisonné, non seulement parce qu’il est matériellement dégradé et appauvri, mais aussi parce qu’il est désormais consommé, subsumé comme disait Marx, par tous les bouts de sa vie.

Que voit-on au début de la campagne présidentielle de 2012 ? Dans une prestation télévisée de deux heures et demie le 26 janvier, le candidat qui semble en mesure de mettre en échec Sarkozy ne prononce pas le mot « travail » une seule fois, ni l’expression « durée du travail », ni le mot « écologie ». Le travail et l’écologie, à la racine de la crise systémique du capitalisme, sont évacués. Comment peut-on penser alors une transformation sociale et écologique ?

Les intellectuels qui avaient diagnostiqué la disparition de la valeur travail discourent aujourd’hui sur le contraire. C’est un peu tard.

Un programme véritable de transformation politique devrait donc commencer par là :
puisque la racine profonde de la crise est le sort que le système fait subir au travail, il fautrevaloriser celui-ci, quantitativement et qualitativement :

 inscrire la RTT au coeur même de la redéfinition du progrès en lieu et place d’une fuite en avant productiviste ;

 proposer une hiérarchie des revenus décente et une réforme fiscale juste ;

 mettre la protection sociale et les services publics hors marché.

À ce moment-là, le contrôle des pratiques bancaires aura un sens [7]

 BCE, prêteur en dernier ressort vis-à-vis des investissements publics d’avenir, notamment en matière écologique ;

 séparation des banques de dépôts et d’affaires ;

 interdiction des mécanismes spéculatifs (titrisation, marchés de gré à gré, paradis fiscaux…)

 taxation des transactions financières ;

 audit citoyen de la dette publique.

En reliant la question du travail à la maîtrise des rouages économiques et financiers, on comprend que l’enjeu des transformations radicales à opérer soit d’ordre civilisationnel.


[11 Insee, Rapport de Jean-Philippe Cotis, « Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France », 2009, http://www.insee.fr/fr/publications-et services/dossiers_web/partage_VA/rapport_partage_VA.pdf.

[2Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Alto, Aubier, 1995.

[33 Jeremy Rifkin, La fin du travail, Préface de Michel Rocard, Paris, La Découverte, 1996.

[44 Sur la critique de ces thèses, voir Jean-Marie Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; et Raconte-moi la crise, Lormont, Le Bord de l’eau,
2009.

[55 Alain Supiot, « Fragments d’une politique législative du travail », Droit social, n° 12, décembre 2011, p. 11511161.

[6Voir Jean-Marie Harribey, « Du chômage partiel, de la RTT et de la résurrection de la "valeur travail" », http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey ; et « Le cercle de l’irraison », Politis, n° 1188, 2 février 2012,
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/monnaie/irraison.pdf.

[7Voir le chapitre 3 des Économistes atterrés, Changer d’économie (Paris, Les Liens qui libèrent, 2011), et le chapitre 6 d’Altergouvernement (Paris, Le Muscadier, 2012).

Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

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